Elijah avait quitté le lit sans bruit. Charlotte dormait encore, ou faisait semblant. Elles s'étaient couchées côte à côte, mais le silence entre elles avait été plus bruyant que jamais. Une tension flottait, discrète mais bien présente. Cette nuit-là, leurs corps s'étaient frôlés sans jamais se rejoindre.
La journée s'étirait, lente, pesante. Elijah avait senti la pression monter dès le matin. Soraya, toujours là, toujours parfaitement maquillée, toujours prête à dégainer une remarque déguisée, la visait encore. Des phrases anodines, des petites pointes, des regards trop insistants. Et ce n'était pas seulement elle. Nono avait souri sans trop y croire. Sabrina, d'habitude vive et directe, semblait l'éviter. Même Yanis, discret, ne s'était pas attardé comme d'habitude près d'elle.
Chaque geste devenait plus lourd. Chaque sourire forcé. Chaque minute plus longue.
Elijah avait encaissé. Comme toujours. Jusqu'à ce moment précis. Cette pique de trop. À peine formulée, lâchée entre deux clients, comme si de rien n'était.
— « Elle est mignonne, mais on dirait qu'elle bosse pas pour le même poste que nous. »
Elle l'avait entendue. Elle avait tourné la tête. Et vu Sabrina s'éloigner sans un mot. Pas un regard.
La colère avait monté, rapide, incontrôlable. Un flot brûlant dans sa poitrine. Mais au lieu d'exploser... elle avait fui.
Elle s'était échappée. Sans prévenir personne. Sans un mot. Le vestiaire l'avait accueillie comme un cocon trop petit. Mais au lieu de l'apaiser, elle avait craqué. Les larmes, chaudes, épaisses, avaient coulé sans fin. Silencieuses d'abord. Puis violentes. Des sanglots qu'elle n'arrivait plus à contenir. Pour tout ce qu'elle portait. Pour tout ce qu'elle croyait gérer. Pour tout ce qu'elle ne pouvait plus.
Elle avait ramassé ses affaires. S'était changée sans réfléchir. Puis était partie.
La rue l'avait engloutie. Elle marchait, sans but, sans direction. Chaque pas l'éloignait de ce restaurant. De Charlotte. De cette vie qu'elle essayait de construire. Elle avait mal. Pas une douleur nette. Une douleur partout. Une usure. Une faille.
Ses pas, guidés par une mémoire ancienne, l'avaient ramenée là. Dans ce quartier qu'elle n'avait pas revu depuis longtemps. Ce quartier qui sentait encore la peur, l'humiliation. Là où tout avait commencé. Là où elle avait appris à se taire.
Les volets fermés. Les murs gris. Le trottoir où elle avait pleuré, enfant. Tout était là, intact. Cruel. Elle n'avait pas cherché à passer devant la maison. Elle n'en avait pas eu la force. Mais elle avait bifurqué. Par instinct.
La cabane.
Vieille, cabossée, mais toujours debout. Son refuge d'avant. Là où elle allait, gamine, quand les cris devenaient trop forts. Quand les portes claquaient. Quand les insultes pleuvaient.
Elle grimpa. Les planches grinçaient. Mais elle retrouva sa place. Cette planche du fond, un peu creusée, là où elle aimait s'asseoir. Elle colla son dos au bois. Ferma les yeux. Laissa l'air froid apaiser ses joues brûlantes.
Ses souvenirs la giflèrent. Le rejet. Le dégoût. Les mots de son père : « Tu nous fais honte. » Ceux de sa mère : « T'as toujours été bizarre. »
Les coups. Les silences. Le mépris. Et cette phrase, un jour, balancée sans réfléchir :
— « Les gens comme toi méritent d'être seuls. »
Elijah rouvrit les yeux. Elle avait grandi. Mais la peur était toujours là.
Charlotte. Ce prénom vibrait dans sa tête. Son sourire. Ses bras. Son appartement. Leur lit. Leur café du matin. Ce baiser volé dans le vestiaire. Ce moment dans la voiture. Cette façon qu'elle avait de la regarder comme personne.
Et pourtant, malgré tout ça... elle doutait.
Peut-elle rester ? Est-ce qu'elle est assez forte ? Ou est-ce que, comme toujours, elle allait finir par partir ?
Pendant ce temps, Charlotte courait presque. Le service terminé, elle avait cherché Elijah partout. Pas au vestiaire. Pas dans les toilettes. Personne ne savait. Ou faisait semblant.
Elle avait interrogé Sabrina. Mais celle-ci avait simplement haussé les épaules.
— « T'as qu'à lui demander à elle. C'est pas à moi qu'elle confie ses plans. »
Le ton piquait. Mais Charlotte n'avait pas le temps pour ça. Son cœur battait trop vite. Son ventre se serrait.
Elle avait quitté le restaurant. Était montée dans sa voiture sans réfléchir. Elle n'avait qu'une idée : Hélène. Peut-être qu'elle saurait quoi faire.
Quand elle arriva, elle frappa à la porte sans attendre. Hélène ouvrit. Un regard, et elle comprit.
Charlotte s'écroula presque dans le canapé.
— « Elle est partie... Elle m'a rien dit. Je sais pas où elle est. Je... Je fais tout de travers, j'ai l'impression... »
Hélène s'assit face à elle. Croisa calmement les jambes.
— « Tu ne fais rien de travers. Tu ressens. C'est tout. »
Charlotte hocha la tête, les yeux brillants.
— « Je crois qu'elle regrette d'être avec moi. Depuis que je suis avec elle, elle encaisse tout. Et je peux rien faire pour la protéger. »
Puis Hélène parla doucement.
— « Elle a besoin de respirer. Et toi aussi. Ce que vous traversez... ce n'est pas contre toi. C'est contre ce que le monde leur renvoie. Et ce n'est pas ta faute. Mais c'est à toi d'être solide, si tu veux qu'elle t'y rejoigne. »
Charlotte écoutait. Mais une colère sourde grondait. Elle se leva. Saisit son téléphone.
Elle appela sa mère.
— « Tu te rends compte de ce que t'as fait ? Tu l'as regardée comme si elle valait rien. Tu m'as parlé comme si j'avais trahi quelque chose. Mais tu sais quoi ? C'est toi que j'ai laissé me dicter ma vie trop longtemps. »
Sa mère ne cria pas. Elle ne répondit pas tout de suite. Puis, avec une voix plus calme qu'elle ne l'aurait cru :
— « J'ai pas compris. Mais je veux essayer. »
Un silence. Puis une phrase qu'elle n'attendait pas :
— « Dis-lui... que je suis désolée. »
Charlotte ferma les yeux. Elle n'en croyait pas un mot. Pas encore. Mais c'était un début.
Cette nuit-là, elle dormit peu. Dans son lit trop vide. Elle regardait le plafond. Rejouait chaque mot. Chaque geste.
De l'autre côté de la ville, Elijah dormait aussi. Dans une cabane. La tête contre une planche de bois gravée de ses initiales d'enfant. Elle pensait. À fuir. À rester.
À Charlotte.
Et elle ne savait pas encore ce qu'elle allait faire.
Mais elle savait une chose : pour la première fois, elle ne voulait pas partir sans réfléchir.
C'est chouette qu'on en apprenne plus sur les parents d'Elijah, j'étais assez curieuse sur cet aspect là du personnage.