Le matin était lourd. Elijah le sentait dès qu'elle ouvrait les yeux. Elle avait mal dormi, réveillée plusieurs fois par le froid ou les phares d'une voiture passant trop près. Elle tentait d'effacer les cernes sous ses yeux en se regardant dans le rétroviseur, mais rien n'y faisait. La fatigue s'accrochait à elle comme une seconde peau.
Quand elle entra dans La Table Enchantée, la chaleur et le bruit familiers du service la happèrent immédiatement. Mais ce jour-là, elle était plus lente, moins concentrée.
« T'as une sale tête, Elijah. » C'était Nono, mi-blagueur, mi-inquiet. Il essaya de la faire sourire, mais elle ne réagit pas tout de suite.
Yanis la regarda du coin de l'œil, essuya ses mains sur un torchon. « Si t'es pas bien, tu peux demander à souffler. »
« Je vais bien, merci. » souffla-t-elle, avec un sourire forcé.
Sabrina, elle, ne dit rien au début. Mais en la croisant plus tard à la caisse, elle glissa à voix basse :
« Si t'as besoin de parler, t'as mon numéro, ok ? »
Elijah hocha la tête, émue par leur attention. Elle n'avait pas l'habitude. Elle serra les dents, se concentra.
À l'autre bout de la cuisine, Soraya observait. Impeccable, droite, ses bras croisés contre sa chemise repassée au pli parfait.
« Tu es lente aujourd'hui, Elijah. » dit-elle sans détour. « Garde ton focus. »
Charlotte passa non loin, son regard s'attardant une seconde sur Elijah. Mais le rush ne laissa pas le temps de parler.
Vers le milieu du service, une silhouette inconnue entra dans le restaurant. Hélène. La directrice. Talons discrets, veste cintrée, regard vif.
Elle échangea quelques mots rapides avec Soraya, puis se glissa en cuisine. Charlotte s'approcha d'elle, un sourire plus sincère que d'habitude accroché aux lèvres.
« Alors, c'est elle ? » demanda Hélène en regardant brièvement vers Elijah, occupée à garnir un burger.
Charlotte baissa un peu la voix. « Oui. »
Hélène hocha doucement la tête, un éclat de malice dans le regard. « Elle a l'air de bosser sérieusement. Tu me raconteras. »
Elijah, de loin, remarqua la scène sans l'entendre. Mais elle sentit quelque chose. Une forme d'attention. Et ça la déstabilisa.
Soudain un client, impatient, interpella avec agacement les équipiers. Elijah tenta de rester polie, mais il insista, haussant le ton. Il se pencha trop près d'elle. Un murmure glissé à l'oreille, cru, déplacé.
Elle figea.
Tout autour d'elle continua, mais son corps, lui, s'arrêta. Son souffle se coupa, sa gorge se serra. Elle ne bougea plus. Charlotte surgit. Elle s'interposa sans hausser la voix. Son calme était tranchant.
« Monsieur, je vous demanderai de respecter notre équipe. »
Elle garda les yeux plantés dans ceux du client, qui finit par reculer, bougonnant et sortant sans demander son reste. Personne ne dit rien pendant quelques secondes.
Elijah s'appuya contre le mur, le souffle court. Charlotte la frôla à peine pour l'emmener à l'arrière, hors de vue.
Là, dans un coin calme, Elijah craqua. Ses mains tremblaient. Sa respiration devint irrégulière, douloureuse. Elle tenta de parler mais aucun mot ne sortit. Charlotte s'agenouilla devant elle. « Respire avec moi. Regarde-moi. »
Elle lui tendit ses mains, paumes ouvertes. Elijah les attrapa comme une bouée. Mais quelques instants plus tard, alors que la tension retombait, Elijah s'effondra. Son corps céda.
C'était la panique. Nono appela à l'aide. Sabrina fit écarter les gens. Charlotte était à genoux, appelant son prénom encore et encore.
« Elle respire encore, mais... »
Elle sortit son téléphone. Composer le 15. Sa voix était tremblante mais ferme.
Hélène était revenue à l'intérieur, alertée par les cris. Elle comprit en une seconde.
« Je gère ici. Va avec elle. »
Charlotte n'hésita pas. Elle monta dans l'ambulance avec Elijah, sans même prendre sa veste.
La lumière de la chambre était tamisée, presque chaude. Elle tranchait avec la froideur qu'on attendait d'un hôpital. Il y avait ce silence feutré qu'on entend rarement ailleurs. Juste le léger bip rythmique d'un moniteur cardiaque. Elijah était allongée sur un lit étroit, une perfusion plantée dans le bras gauche. Sa peau était encore un peu pâle, des mèches collées à son front par la sueur.
Elle cligna des yeux, confuse. Le plafond blanc, les odeurs de désinfectant, la sensation rêche du drap contre sa peau.
Et puis... la chaleur.
Quelque chose serra doucement sa main. Elle tourna lentement la tête. Charlotte était là.
Assise sur une chaise, penchée vers elle, le dos légèrement voûté par la fatigue. Elle tenait sa main entre les siennes, ses pouces caressant doucement ses phalanges comme pour la rassurer. Ses yeux étaient rougis, pas par des larmes, mais par l'inquiétude. Elle avait toujours cette expression contrôlée, mais Elijah percevait les failles. Le masque craqué.
« T'es réveillée... » murmura Charlotte, sa voix un peu cassée, comme si elle n'avait pas parlé depuis longtemps.
Elijah déglutit avec difficulté. Sa gorge était sèche.
« Je suis... à l'hôpital ? »
Charlotte hocha la tête. « Tu t'es effondrée après le service. Crise d'angoisse, épuisement. Ils ont dit que tu manquais de sommeil. De nourriture aussi... »
Elle la regarda, vraiment. Avec cette intensité douce qui faisait trembler Elijah plus que la fièvre. Elle avait honte.
« J'suis désolée. » murmura-t-elle. « J'ai encore craqué. Devant tout le monde... »
Charlotte secoua lentement la tête. « Tu n'as rien craqué du tout. Tu t'es tenue droite pendant des jours. T'as tout donné. »
Un silence. Juste leurs mains liées. Puis Elijah reprit, la voix un peu plus fragile.
« Je crois que... j'ai pas l'habitude qu'on me défende. Ni qu'on reste. »
Elle ferma les yeux, les souvenirs s'imposant malgré elle. Des cris dans une maison trop silencieuse. Une chambre partagée avec l'angoisse. Des années à se taire pour survivre.
« J'ai passé ma vie à croire que je devais tout encaisser. Que c'était normal qu'on me manque de respect. Que je devais faire profil bas pour pas déranger. »
Charlotte ne répondit pas tout de suite. Elle se leva, doucement, sans lâcher sa main, s'approcha du lit. Elle la regarda, de plus près. Elijah sentit l'odeur de sa chemise, un peu imprégnée de cuisine et de pluie.
« Ce n'est pas normal. Et t'as pas à encaisser toute seule. »
Elle passa une main derrière l'oreiller, ajusta doucement la position d'Elijah, presque maternelle. Puis elle se pencha, ses lèvres tout près. Le moment était suspendu.
Charlotte hésita une seconde, le souffle court. Elijah ne bougea pas. Elle sentit ses larmes monter sans couler. Et puis, comme une évidence, leurs lèvres se rencontrèrent.
Ce n'était pas passionné. C'était tendre. C'était doux. C'était une promesse muette. Une manière de dire : je suis là. Je vois ta peine. Et je reste.
Les lèvres de Charlotte tremblaient légèrement contre les siennes. Elijah ferma les yeux, laissa une larme glisser sur sa joue. La main de Charlotte remonta doucement le long de son bras, jusqu'à sa joue, qu'elle effleura du bout des doigts.
Quand elles se détachèrent, il n'y eut pas un mot.
Juste leurs regards mêlés. Deux âmes trop fatiguées qui, pour un instant, se reposèrent l'une contre l'autre.
C'est trop chou. Ca fait du bien de lire ce genre de choses.
J'ai envie d'en savoir plus OwO
Les détails donnés au compte goutte sur la vie d'Elijah m'intriguent vraiment. (Bon, et par ailleurs, les raisons pour lesquelles elle dort dans une voiture et est sous-alimentée, comment elle en est arrivée là).