Les jours passaient, rythmés par les allers-retours entre le vestiaire, la cuisine, et les ordres criés dans le tumulte des services. Elijah restait au même poste, toujours aux côtés de Charlotte. Ce petit coin qu’elle commençait à connaître par cœur était devenu une zone de confort, une bulle dans laquelle elle pouvait respirer. Elle commençait à anticiper les gestes, à répondre plus vite, à faire partie du mouvement sans en être engloutie.
Mais ce soir-là, les choses changèrent.
Quand elle arriva, un peu en avance comme toujours, on lui indiqua qu’elle serait affectée à un autre poste, sous la supervision d’une autre formatrice. Un léger vertige la saisit. Elle hocha la tête sans rien dire, mais déjà, sa gorge se serrait.
La formatrice, une femme plus jeune, dynamique, un peu brusque, la prit en charge sans trop de préambule. Elle allait vite, parlait vite, expliquait à moitié. Elijah essaya de suivre, mais elle sentait déjà la pression lui nouer l’estomac.
Le service commença. Les premières commandes tombèrent. Elijah tenta de s’accrocher, mais elle ne comprenait pas tout. Les gestes étaient différents. L’organisation aussi. Elle s’y perdait.
Et puis, tout bascula.
Dans un mouvement trop rapide, la formatrice glissa sur un sol légèrement humide et tomba lourdement. Elle poussa un cri de douleur, se tint la cheville. En quelques secondes, plusieurs collègues accoururent. On la releva, on la fit asseoir. Et Elijah se retrouva seule, devant un poste qu’elle ne maîtrisait pas, avec des commandes qui continuaient de s’afficher.
Son souffle devint court. Ses mains tremblaient. Le bruit de la cuisine se transforma en vacarme assourdissant. Elle ne savait plus où regarder. Elle sentait le regard des autres sur elle, ou du moins, elle l’imaginait. Elle allait échouer. Elle le sentait.
Mais soudain, une main douce se posa sur son bras.
— Viens, dit une voix calme.
C’était Charlotte.
Elle l’emmena à l’écart, sans un mot de plus. Elles franchirent une porte, sortirent dans un petit couloir moins bruyant. Loin du tumulte.
— Respire, murmura Charlotte.
Elijah s’exécuta, maladroitement d’abord, puis un peu mieux.
— Tu n’es pas obligée d’être parfaite tout de suite. Personne ne l’est.
Elijah la regarda, les yeux brillants. Elle hocha la tête, incapable de parler. Charlotte lui laissa quelques secondes, puis reprit, toujours aussi calme :
— Tu connais les bases. Tu vas faire simple, une chose à la fois. Et si tu te perds, lève la main. Quelqu’un viendra.
Elle posa une main rassurante sur son épaule.
— Je sais que tu peux le faire.
Et ces mots-là, dans cette bouche-là, eurent un effet qu’elle ne comprenait pas encore. Comme si tout devenait plus clair.
Elijah retourna en cuisine. Et elle réussit.
Pas sans stress, pas sans erreurs. Mais elle réussit. Les commandes passaient. Ses gestes devenaient plus sûrs. Elle entendit même, à un moment, un collègue lui glisser un « bien joué ». Et elle sentit son cœur se gonfler.
Le service toucha à sa fin.
Il était 21h18 quand Charlotte revint la voir, toujours aussi discrète.
— Tu peux venir me voir au bureau à 21h30 ? Pour un petit débrief.
Elijah hocha la tête. Elle ne savait pas si elle devait s’inquiéter. Le mot « débrief » sonnait un peu trop sérieux. Mais dans la bouche de Charlotte, il y avait quelque chose de plus doux. Presque… personnel.
Elle regarda l’horloge. Il restait douze minutes.
Douze minutes pour remettre un peu d’ordre dans ses pensées. Douze minutes pour tenter de comprendre ce qu’elle venait de prouver, et à qui.