Un mois plus tard ,07h00,Appartement à New York
RITA
Cela fait un mois que je n’ai plus de nouvelles de Rose. Quand je l’appelle, elle est sur répondeur, et je ne la vois plus en cours. Je me sens si seule. En réalité, je ne m’en veux pas, je n’ai rien fait de mal. Je ne lui en ai juste pas parlé pour la protéger. Elle a dû mal le prendre, pensant que je ne lui fais pas confiance, ce que je peux comprendre… mais j’aimerais tellement retrouver ma Rose.
Avec Juan, c’était toujours la même chose. J’ai enchaîné quatre missions en un mois, chacune plus dangereuse que la précédente. Ce type n’avait aucune limite, et j’avais l’impression qu’il jouait avec moi comme un pion sur son échiquier.
Mes quatre missions étaient des personnes assez influentes Alexander Vaughn, ancien associé de Juan, devenu l’un des chefs du trafic d’armes clandestin. Il l’a trahi en lui volant une cargaison entière de fusils de précision.Eleanor Greaves surnommé “Ellie”, Ex-informatrice du FBI infiltrée dans le milieu criminel. Juan la soupçonne d’avoir balancé plusieurs de ses opérations, menant à des pertes considérables.Nathaniel Carter, propriétaire d’un club underground, qui lui doit une dette colossale. Juan ne supporte pas les dettes non réglées, et Nate a disparu sans laisser de traces.Victoria Langley , héritière d’une famille influente de New York, mêlée aux affaires criminelles et ennemie jurée de Juan depuis qu’elle a tenté de le faire assassiner.
Juan avait une liste, et il comptait bien la rayer, un nom après l’autre.
Mais quelque chose d’étrange se passait. Juan semblait plus nerveux, plus méfiant. Il parlait peu, mais son regard s’assombrissait à chaque mention de New York. J’ai fini par comprendre pourquoi : il avait des comptes à régler avec certaines personnes, et ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne les retrouve.
Il faut que j’arrête de cogiter sur sa , le temps fera les choses lui même.Je sort de mon appartement et me dirige dans ma voiture pour l’université.
08h00, Fordham University
Je me dirigeai vers mon cours habituel avec M. Falcon. Devant la porte de l’amphithéâtre, je reconnus immédiatement une silhouette. Rose était là, debout, à quelques mètres de moi.
Une joie incontrôlable s’empara de moi à cet instant, et j’accélérai le pas pour m’approcher d’elle. Mais son visage était fermé. Aucun sourire ne l’illuminait, seulement de la tristesse et… de la rancune.
— Rose ? Tu vas bien ? demandai-je, hésitante.
Elle releva les yeux vers moi, son regard brillant de larmes contenues.
— Oui, je vais bien, Veronica… Ou comment devrais-je t’appeler, hein ? lâcha-t-elle avec amertume. Tu m’as menti. Je croyais que tu me faisais confiance, mais apparemment pas du tout. Tu m’as caché des choses, Veronica. Je t’en veux tellement…
Sa voix se brisa sur la fin, et je vis une larme rouler sur sa joue. Mais soudain, son expression changea. Un léger rire nerveux s’échappa de ses lèvres, et avant que je ne puisse réagir, elle se jeta dans mes bras.
— Mais putain, tu m’as trop manqué, murmura-t-elle contre mon épaule. J’arrive pas à t’en vouloir plus longtemps.
Son étreinte était si forte, si sincère, qu’elle me coupa presque le souffle. Je lui rendis son câlin avec la même intensité, fermant les yeux un instant pour savourer cet instant retrouvé.
— Je suis tellement désolée, Rose… soufflai-je contre ses cheveux. Mais il le fallait. Il fallait que je te protège. Je n’ai pas pu le faire pour tant de personnes que j’aurais aimé protéger… alors laisse-moi au moins te garder loin de mon passé. Laisse-moi te protéger, s’il te plaît. Je te promets qu’un jour, tu sauras toute la vérité. Mais pas maintenant.
Elle recula légèrement, me scrutant longuement, comme si elle cherchait à deviner ce que je ne lui disais pas. Puis elle hocha la tête.
— D’accord, Xiǎo Zhēn… je te pardonne, finit-elle par dire. Mais je t’en veux toujours un peu, hein !
Son ton se fit plus léger, et je crus voir un éclat malicieux briller dans ses yeux.
— Et puis… je dois t’avouer que moi aussi, je t’ai menti sur certaines choses, avoua-t-elle en se triturant nerveusement les doigts.
Je haussai un sourcil.
— Ah oui ?
— Tu sais, mes frères… en réalité, ils ne gèrent pas vraiment une boîte d’import-export…
Elle baissa les yeux, mal à l’aise, comme si elle attendait ma réaction.
Je laissai échapper un léger sourire.
— Je le sais, Rose.
Elle releva la tête, surprise.
— Quoi ? Mais…
— Je ne t’en veux pas, repris-je en haussant les épaules. On a tous nos secrets. Je comprends que tu veuilles protéger tes frères… mais, honnêtement, ils sont assez grands et assez musclés pour se débrouiller, non ?
Un silence. Puis, comme si une tension invisible venait de se briser, nous éclatâmes de rire en même temps.
— Putain, tu m’as trop manqué, Vero, souffla-t-elle en essuyant une larme de rire. Mais c’est quoi cette tenue, sérieux ? Ça ne te ressemble tellement pas !
Je baissai les yeux sur moi. Jogging noir large, t-shirt à manches longues de la même couleur, trench noir et baskets de running.
— J’avais plus la foi de bien m’habiller… Je me suis habillée juste pour te voir, dis-je en lui lançant un clin d'œil.
Elle secoua la tête, amusée.
— T’es vraiment un cas désespéré.
Nous rîmes de plus belle, et pour la première fois depuis longtemps, tout me parut enfin… normal.
La sonnerie retentit, me sortant de ma bulle et annonçant le début des cours.
— Je te préviens, Rose, tu vas t’ennuyer… Il n’arrête pas de parler de l’une des triades qui s’est implantée à New York il y a des siècles.
— Super… répondit-elle en soupirant.
On entra dans l’amphithéâtre et on s’installa à nos places habituelles. Le professeur Falcon fit taire les bavardages en frappant son bureau.
— Silence. Installez-vous, on commence.
D’un geste, il alluma son ordinateur, et une image s’afficha sur le tableau numérique.
— Aujourd’hui, nous terminons notre dernier cours sur la 14K, la triade chinoise la plus puissante de New York. Je vous rappelle que dans deux semaines, vous aurez un contrôle sur la mafia Bonanno et la 14K.
Mon cœur manqua un battement.
J’aurais pu rédiger ce foutu contrôle les yeux fermés. Je n’avais pas besoin d’une leçon sur la 14K. Je l’avais vécue. J’en avais fait partie.
Un frisson me parcourut l’échine, mais je me forçai à garder une expression neutre.
Falcon continua :
— Vous devrez expliquer leurs démarches, leurs activités et leurs similitudes en matière de criminalité. Puis, dans une seconde partie, vous devrez imaginer une future rivalité entre ces deux organisations. Ce contrôle est déterminant. Toute note en dessous de 10 entraînera votre exclusion de ce parcours de criminologie. Est-ce bien clair ?
Autour de moi, certains étudiants soupirèrent. Rose se pencha vers moi.
— Il se prend pour qui, le vieux ? Tu vas devoir m’aider à réviser, Vero.
Je hochai la tête, mais je n’écoutais plus. Je savais exactement ce que Falcon allait dire.
Il allait parler de leur origine, de leur implantation à Hong Kong en 1945, de leur expansion mondiale. Ce que l’histoire officielle ne disait pas, c’était ce qu’ils faisaient subir à ceux qui osaient les trahir. Ce que moi, je savais.
J’étais une traîtresse à leurs yeux.
Falcon projeta une carte de New York sur l’écran.
— Contrairement aux mafias italiennes, la 14K ne se contente pas d’extorsion et de racket. Ils sont experts en cybercriminalité, trafic de drogue, blanchiment d’argent et contrefaçon.
J’eus un léger rictus. Ils étaient surtout des fantômes, des ombres qui tiraient les ficelles sans jamais se salir les mains. Ceux qui pensaient pouvoir les arrêter se retrouvaient disparus, enterrés sous le béton ou jetés dans l’océan.
Falcon fit défiler une série de portraits.
— Voici Wang Yichen, alias "L’Architecte". C’est lui qui supervise le blanchiment d’argent de la triade via des entreprises légales.
Je détournai les yeux. J’avais vu ce type en vrai. Pas en photo. Pas sur un écran. Je l’avais vu en train de signer des contrats, un verre de vin rouge à la main, tandis que des millions de dollars transitaient sous nos yeux.
— Et voici Liu Meilin, alias "La Veuve Rouge". Elle est responsable des opérations cybercriminelles.
Je sentis un goût amer envahir ma bouche.
Liu Meilin. Elle savait que j’étais en vie.
Falcon continua.
— La 14K a une particularité : contrairement aux cartels mexicains ou aux mafias russes, ils refusent de se livrer au trafic d’êtres humains. Pas de prostitution forcée, pas de traite d’enfants.
J’entendis Rose chuchoter :
— Attends… Ils sont plus « éthiques » que les autres criminels ?
Falcon esquissa un sourire cynique.
— Non. Ils sont simplement plus intelligents. Ils savent que ce genre de trafic attire trop l’attention des autorités. C’est une question de stratégie, pas de morale.
Je baissai les yeux. Il avait raison.
La 14K ne s’attaquait pas aux innocents. Ils ne vendaient pas des gamins à des prédateurs. Mais ils ne pardonnaient jamais la trahison. Jamais.
Mon regard se perdit sur l’écran.
Falcon venait d’afficher une image d’un dragon tatoué sur un torse.
Je pouvais presque sentir la douleur de l’encre brûlant ma propre peau.
Je savais ce que voulait dire ce tatouage.
Je savais ce qu’ils faisaient subir à ceux qui tentaient de les quitter.
Et si un jour ils me retrouvaient, je savais exactement ce qui m’attendait.
18h00, Fordham University
Les derniers élèves quittaient l’amphithéâtre, certains encore plongés dans leurs discussions sur le cours de criminologie, d’autres plus préoccupés par leurs plans pour la soirée. Rose et moi marchions côte à côte, descendant les escaliers du bâtiment principal avant de rejoindre l’esplanade menant au parking.
L’air était frais, typique de cette période de l’année à New York, et les lumières des lampadaires commençaient déjà à s’allumer.
— Franchement, cette journée m’a tuée… soupira Rose en étirant ses bras au-dessus de sa tête.
Je haussai un sourcil.
— T’exagères pas un peu ? On a juste eu trois heures de criminologie et un exposé en psychologie.
Elle me lança un regard exaspéré.
— Ouais, mais criminologie avec Falcon, c’est pas juste un cours, c’est une guerre psychologique ! T’as vu comment il nous a mis la pression pour le contrôle ? Il est trop intense ce type.
Je laissai échapper un léger rire.
— C’est vrai qu’il aime bien nous mettre la pression, mais au fond, il est bon dans ce qu’il fait.
Rose leva les yeux au ciel.
— Facile à dire pour toi ! Moi, je galère ! On doit comparer la mafia Bonanno et la 14K, c’est pas comme si j’étais une experte en organisations criminelles…
Je me retins de répondre. Si seulement tu savais.
— Je t’aiderai à réviser, ne t’inquiète pas. On fera des fiches ensemble.
— Sérieux ?
— Bien sûr.
— T’es la meilleure !
Nous arrivâmes sur le parking et Rose scruta l’endroit, visiblement à la recherche de quelque chose. Enfin, de quelqu’un.
— Mais ils sont où ? grommela-t-elle en sortant son téléphone.
Je la regardai pianoter frénétiquement sur l’écran, son visage passant successivement de l’agacement à l’incompréhension.
— Ils ont oublié de venir me chercher, c’est sûr…
Elle resta quelques secondes silencieuse avant de lâcher un soupir.
— Ah, ils m’ont envoyé un message… Ils me disent que je dois me débrouiller pour rentrer.
Je fronçai les sourcils.
— C’est qui "ils" ?
Rose rangea son téléphone dans sa poche et haussa les épaules.
— Mes frères. Ils étaient censés venir me chercher, mais visiblement, ils avaient mieux à faire.
— T’abuses, tu leur as dit à l’avance que t’avais besoin d’eux ?
— Ouais ! Mais bon, ils sont toujours occupés, j’ai l’habitude.
Je la regardai un instant. Même si elle essayait de paraître détachée, je voyais bien que ça la blessait un peu.
— Tu veux que je te ramène ? proposai-je.
Avant même qu’elle ne réponde, une idée me traversa l’esprit.
— Ou alors… non, mieux ! Viens, on va manger des sushis ! Après, je te ramène chez toi si tu veux.
Son visage s’éclaira immédiatement.
— Ah mais grave ! Une soirée avec ma meilleure amie, c’est parti !
Je souris en voyant son enthousiasme revenir.
— Tu connais un bon resto ?
Rose posa une main sur son cœur, l’air faussement choquée.
— Vero… Est-ce que tu viens vraiment de me demander si je connais un bon restaurant de sushi ? Moi ? La reine des bons plans food ?
Je roulai des yeux en riant.
— OK, OK, je te fais confiance.
Nous nous dirigeâmes vers ma voiture, une berline noire que j’avais achetée après mon arrivée à New York. Rose s’installa côté passager pendant que je mettais le contact.
— Direction le meilleur restaurant de sushis de New York ! déclara-t-elle avec un grand sourire.
Je souris à mon tour. Cette soirée promettait d’être bien meilleure que je ne l’avais imaginée.
19h00,122 Mott Street, Chinatown, New York, NY 10013
Nous arrivâmes devant Tora Sushi House, un petit restaurant caché au cœur de Chinatown. La devanture traditionnelle avec ses lanternes rouges et son enseigne calligraphiée donnait un charme authentique au lieu. Dès que nous poussâmes la porte, une forte odeur de poisson frais, de riz vinaigré et d’épices vint chatouiller mes narines.
L’endroit était bondé. L’ambiance était bruyante, les conversations animées, et la salle était remplie de clients, majoritairement asiatiques. Mais ce qui me frappa immédiatement, ce furent les tatouages. Chaque homme présent portait un motif particulier sur la peau, des symboles que je connaissais trop bien. Ils arboraient tous un même dragon sinueux encré dans leur chair… le tatouage des triades. Comme moi.
Un léger frisson me parcourut l’échine. Avais-je fait une erreur en venant ici ?
— Eh ben, ils sont tous sacrément tatoués ici… remarqua Rose en baissant le ton.
— Ouais… Chinatown et ses traditions, répondis-je vaguement en l’entraînant vers une table libre.
Nous nous installâmes près de la vitre, un peu à l’écart du brouhaha central. Un serveur s’approcha rapidement, un carnet à la main et un sourire poli.
— Bonsoir mesdames, vous avez fait votre choix ?
Rose, toute excitée, prit les devants :
— Alors moi, je vais prendre un assortiment de nigiris saumon, thon et crevettes tempura. Oh, et des gyozas aussi !
Le serveur hocha la tête et se tourna vers moi.
— Et pour vous ?
Je parcourus rapidement le menu.
— Un chirashi au saumon et aux œufs de poisson, ainsi qu’un dragon roll épicé.
— Très bon choix. Et pour accompagner ?
— Du thé vert pour moi, répondis-je.
— Un bubble tea à la fraise ! lança Rose avec un grand sourire.
Le serveur nota tout et repartit vers les cuisines.
— Bon, alors Vero, on parle de quoi ? dit Rose en se frottant les mains. On attaque avec les ex ? Les cours ? Ou tes tenues toujours aussi classes enfin pas aujourd’hui…plaisanta-t-elle.
Je roulai des yeux avec un sourire en coin.
— Les tenues, c’est mon style. Mais vas-y, parle-moi de tes ex, on va rire.
— Trop bien ! s’exclama-t-elle. Alors, tu te souviens de Logan ? Eh ben, il m’a envoyé un message l’autre jour ! Genre, “Tu me manques” et tout le baratin. Comme si j’allais retomber dans son piège !
— T’as répondu quoi ?
— Que je préférais encore embrasser une méduse ! éclata-t-elle de rire.
— Ça lui apprendra ! répliquai-je en riant doucement.
Nous continuâmes à parler de tout et de rien, des cours, des profs, de la charge de travail infernale que nous devions gérer. Lorsque nos plats arrivèrent, nous nous jetâmes presque dessus.
— Mmh, c’est trop bon ! s’extasia Rose la bouche pleine.
— Je dois avouer que c’est pas mal, acquiesçai-je en savourant mon dragon roll.
Puis, après quelques instants, Rose prit un ton plus sérieux.
— Bon, Veronica… dit-elle en posant ses baguettes. On doit parler de quelque chose.
Je relevai la tête en sentant que le sujet allait être délicat.
— Jun et Jingwei… ils t’en veulent toujours beaucoup.
Je soupirai. Je m’y attendais.
— Je sais.
— Mais pas que eux, Vero… continua-t-elle doucement. Tyler et Zhihao aussi. Ils ont tous l’impression que tu les as trahis. Tu devrais leur parler, leur expliquer.
Je pris une inspiration et évitai son regard.
— Et qu’est-ce que tu veux que je leur dise, Rose ? Que j’avais mes raisons ? Que je voulais vous protéger ? Je doute que ça suffise.
— Mais au moins, essaie ! s’exclama-t-elle. Je sais que ça ne va pas être facile, mais tu ne peux pas fuir éternellement. Ils étaient ta famille avant tout ça…
Je jouai nerveusement avec mes baguettes avant d’hocher la tête.
— Tu as raison. Je vais essayer.
Rose me sourit, satisfaite. Nous finîmes notre repas dans une ambiance plus légère avant de quitter le restaurant.
Dans la voiture, alors que je mettais le contact, Rose se tourna vers moi.
— Ramène-moi chez moi. Et… c’est le bon moment pour que tu t’expliques avec eux.
Je serrai le volant en pressentant une confrontation imminente.
— Attends, ils sont tous là ?
Rose hésita avant d’acquiescer.
— Oui. Et pas que eux… Il y a aussi ma famille. Ils sont venus pour Noël.
Je soufflai lentement. Cette soirée allait être encore plus compliquée que prévu.
— Super… murmurai-je.
Rose posa une main sur mon bras avec un sourire encourageant.
— Tu peux le faire, Vero. Je suis avec toi.
Je hochai la tête, prenant la route en direction de ce qui s’annonçait être l’une des discussions les plus difficiles de ma vie.
21h00,Villa des Zhang
Nous arrivons devant chez Rose. Les gardes nous laissent passer dès qu’ils aperçoivent Rose dans ma voiture. Montant toujours cette pente interminable, mon stress continue à grimper. Pourquoi suis-je aussi nerveuse ? Mon père m’a toujours appris à ne jamais m’attacher à qui que ce soit, à toujours garder mes distances. Mais ici, c’est différent. Je suis loin de lui, loin de ce monde que j’ai voulu fuir. Et, malgré tout, j’ai trouvé une véritable famille. Une famille qui ne porte peut-être pas le même sang que moi, qui ne connaît pas tout de mon passé, mais qui a su se rendre précieuse.
Et Jun… Allait-il me pardonner ?
Rose me sort de mes pensées en claquant des doigts devant mon visage.
— Putain, t’étais carrément ailleurs, Vero. Stress pas, ça va bien se passer, je te le promets. Attends, je vais leur envoyer un message. On va aller s’installer sur la terrasse dehors, je vais pas te balancer devant toute la famille comme ça alors qu’il y a encore des tensions.
Je hoche la tête, reconnaissante, pendant qu’elle pianote sur son téléphone. Quelques minutes plus tard, nous nous dirigeons vers leur terrasse extérieure. L’air frais de la nuit apaise légèrement mon angoisse, mais pas assez pour faire disparaître la boule dans mon ventre. Rose et moi nous installons sur les canapés. On attend.
Quelques minutes plus tard, ils arrivent. Jun, Jingwei, Zhihao et Tyler. Ils avancent comme une véritable bande de gangsters. Un silence pesant s’abat sur nous alors qu’ils s’installent en face de moi.
Jingwei, le plus âgé, prend la parole en premier :
— Alors, tu avais des choses à nous dire ?
Mon cœur cogne violemment contre ma cage thoracique. Je prends une profonde inspiration et me lance.
— Je… Je voulais vous présenter mes excuses, commence-je d’une voix légèrement tremblante. Je sais que je vous ai menti, que je vous ai caché des choses. Mais ce n’était pas pour vous blesser ou parce que je ne vous faisais pas confiance. C’était pour vous protéger.
Jingwei et Zhihao échangent un regard. Tyler reste inhabituellement silencieux, son expression plus fermée qu’à son habitude. Seul Jun fixe le sol, les bras croisés, sans un mot.
— Nous protéger de quoi, Veronica ? demande finalement Jingwei.
Je ferme brièvement les yeux avant de répondre :
— De Juan. De ce qu’il m’a forcée à faire.
Un frisson me parcourt. J’ai tellement peur de leur réaction. Mais je dois aller jusqu’au bout.
— Il m’a menacée. Pas juste moi. Il a menacé vous. Vous tous. Jun, Jingwei, Zhihao, Tyler… Rose. Même Devon. Il m’a dit que si je ne faisais pas ce qu’il voulait, il vous tuerait. Un par un.
Un silence glacial s’abat sur la terrasse. Jingwei crispe la mâchoire, Zhihao serre les poings, et Rose laisse échapper un hoquet de stupeur. Tyler ne bouge plus. Quant à Jun… il relève lentement la tête et me fixe avec une intensité qui me cloue sur place.
— Et qu’est-ce qu’il t’a demandé de faire ? demande-t-il, sa voix plus basse que d’habitude.
Je déglutis. Puis, enfin, j’avoue :
— Je tue pour lui. Je suis sa tueuse à gage.
Le choc est brutal. Rose porte une main à sa bouche, les yeux écarquillés. Tyler cligne des yeux comme s’il avait mal entendu. Jingwei baisse légèrement la tête, pensif, tandis que Zhihao serre encore plus les poings.
— Putain… souffle Rose, sa voix brisée.
Mais Jun ne réagit toujours pas. Il reste là, impassible, et finit par poser une autre question :
— Combien ?
Ma gorge se noue. J’ai envie de détourner le regard, de m’effondrer, mais je me force à rester droite.
— Cinq.
Encore ce silence pesant. Il dure, il s’étire, et j’ai l’impression qu’il va m’écraser vivante.
Puis, soudainement, Tyler brise la tension d’une manière qui ne peut venir que de lui :
— Bon… bah, ça explique pourquoi t’as autant d’armes chez toi, lâche-t-il avec un petit sourire. Sérieux, j’ai cru que t’avais un complexe de John Wick ou un fétichisme chelou sur les flingues.
Un rire nerveux m’échappe malgré moi. Rose lui donne un coup sur l’épaule, mi-exaspérée, mi-soulagée.
Jingwei et Zhihao échangent un regard, puis hochent lentement la tête.
— Merci d’avoir été honnête, dit finalement Jingwei. Ça nous aide à comprendre.
— Ouais, reprend Zhihao. En vrai, t’avais pas le choix… Mais on aurait aimé que tu nous en parles plus tôt.
Jun ne parle toujours pas. Son regard est toujours rivé sur moi, indéchiffrable. Puis, après de longues secondes, il finit par briser le silence.
— Bienvenue dans la famille, Veronica.
Mon cœur manque un battement. Je cligne des yeux, incertaine d’avoir bien entendu.
— T’es sérieux ? s’étonne Rose, la voix pleine d’émotion.
— Ouais, répond Jun. Elle a merdé, c’est vrai. Mais elle vient de tout nous dire. C’est une preuve qu’elle tient à nous. Et puis…
Il esquisse un léger sourire, presque imperceptible.
— On a toujours eu un faible pour les psychopathes bien armés, non ?
L’atmosphère se détend instantanément. Rose éclate de rire, suivie par Tyler, puis Zhihao et Jingwei. Moi, je souris, soulagée, une chaleur douce envahissant mon cœur.
Pour la première fois depuis longtemps, je me sens à ma place.
J’ai une famille. Et, peu importe ce qui arrivera ensuite, je sais que je ne serai plus jamais seule.
Jun se releva, et les garçons le suivirent. Avant de partir, il jeta un regard vers moi et Rose.
— Venez. Vero, j’espère que tu es prête à rencontrer notre famille… un peu spéciale.
Son ton était énigmatique, presque amusé, mais une part de moi savait déjà que ce qui m’attendait n’avait rien d’ordinaire.
Sur le chemin jusqu’à l’entrée du salon, Rose me lançait des regards remplis d’appréhension et de stress. Je voulais lui demander ce qui n’allait pas, mais avant que je ne puisse ouvrir la bouche, elle me devança :
— Je suis désolée de ne pas t’avoir prévenue plus tôt… La 14K, c’est nous.
Je m’arrête net.
Ma respiration se bloque.
Les battements de mon cœur deviennent irréguliers, et pendant un instant, je me sens aspirée par le passé.
La 14K.
La triade dans laquelle mon père m’avait envoyée de force lorsque je n’avais que treize ans. L’endroit où ils m’avaient brisée pour mieux me reconstruire à leur image. Où j’avais appris à tuer, à torturer, à menacer. Tout ce que j’avais subi, j’avais dû le faire subir à d’autres. C’était pour me rendre plus forte, plus invincible. Et ça avait marché.
Aujourd’hui, quand je tue, je ne ressens plus rien. Ni remords, ni attachement, rien d’autre qu’une satisfaction froide.
Mes jambes, d’abord paralysées, se décident enfin à bouger. J’avance d’un pas mécanique, suivant Jun et les autres à travers l’entrée.
Quand j’arrive au salon, une angoisse me monte à la gorge.
Tout ce qu’on avait étudié aujourd’hui au cours de Mr. Falcon… était là, devant moi.
Des hommes et des femmes influents, des figures du crime organisé, des personnes dont le nom seul suffisait à inspirer la peur. Je ne redoute pas leur présence. Non, ce qui me terrifie, c’est qu’ils puissent me reconnaître.
Surtout elle.
Liu Meilin.
Celle qui me connaît si bien.
Celle que j’avais, il y a sept ans, prise pour une figure maternelle.
Flashback…
Mes mains sont moites.
Mon regard balaie la pièce, et mon cœur manque un battement lorsque mes yeux se posent sur elle.
Liu Meilin.
Elle a à peine changé. Toujours aussi élégante, son regard perçant, ce sourire subtil qui cache mille secrets.
Elle ne m’a pas encore vue.
Mais combien de temps avant qu’elle ne me reconnaisse ?
Avant qu’elle ne devine que Rita est ici, parmi eux ?
Avant que mon passé ne me rattrape pour de bon ?
L’odeur du sang et de la sueur emplissait mes narines, me donnant la nausée.
J’étais debout, les jambes raides, les poings crispés le long de mon corps. Juste devant moi, un vieillard était attaché à une chaise en métal, le visage tuméfié, la respiration sifflante. Ses yeux gonflés par les coups tentaient de me fixer, mais il n’arrivait plus à garder la tête droite.
Il avait désobéi à la 14K.
Et aujourd’hui, ils m’avaient forcée à assister à sa punition.
Chaque coup de lame, chaque os brisé sous les pinces, chaque hurlement déchirant s’imprimait dans mon esprit comme une marque au fer rouge. Au début, j’avais détourné le regard, mais une main brutale sous mon menton m’avait forcée à regarder.
— Regarde bien, Rita. Un jour, ce sera toi qui tiendras le couteau.
Ma gorge s’était serrée.
J’avais voulu hurler que je ne voulais pas être comme eux. Que je ne voulais pas infliger ce que j’avais moi-même enduré. Mais je savais que ça ne servirait à rien. Alors j’étais restée là, figée, les yeux grands ouverts sur l’horreur.
Quand tout fut terminé, quand le vieil homme ne fut plus qu’un tas de chair inerte, mes jambes me lâchèrent.
Je m’étais écroulée contre le mur, le souffle court, les battements de mon cœur résonnant dans mes tempes comme une alarme assourdissante.
C’était ça, ma vie désormais.
C’est alors qu’elle était apparue.
Liu Meilin.
Elle s’était agenouillée à mes côtés sans un mot.
Je sentais son parfum, un mélange de jasmin et de quelque chose de plus fort, plus amer. Elle avait tendu la main et, d’un geste lent, avait repoussé une mèche de cheveux collée à mon front trempé de sueur.
— Tu trembles encore, avait-elle murmuré.
J’avais serré les dents.
Je refusais de pleurer.
Elle avait laissé échapper un léger soupir, presque compatissant, avant de glisser un bras autour de mes épaules et de m’attirer contre elle.
Sa chaleur m’avait enveloppée, douce et rassurante.
— La première fois est toujours la plus difficile, avait-elle dit.
Ma gorge me brûlait, mais aucun son ne sortait.
Elle m’avait relevé le menton, me forçant à la regarder dans les yeux.
— Mais écoute-moi bien, Chimera… Un jour, tu ne trembleras plus. Un jour, tu comprendras que c’est tuer ou être tuée. Et ce jour-là, tu seras enfin libre.
Libre.
Ce mot avait résonné en moi comme une promesse empoisonnée.
Mais ce jour-là, j’avais laissé Meilin m’étreindre. Parce qu’au fond, j’avais besoin d’y croire.
Qu’elle me protégeait.
Qu’elle m’aimait, d’une certaine manière.
Fin du flashback…
Pendant mon absence, Rose m’avait conduite au milieu du salon, où tous les regards s’étaient instantanément tournés vers moi.
Ils étaient là. Tous.
Chaque visage, chaque silhouette appartenait à un souvenir que j’aurais préféré oublier. Un passé que j’avais fui.
Jun brisa le silence d’une voix assurée :
— Bonsoir, famille. Voici une nouvelle personne parmi nous. Veronica.
Son ton ne laissait aucune place au doute : c’était lui le chef ici. Pas Jingwei, comme je l’avais toujours cru.
Je priais intérieurement pour que personne ne me reconnaisse. Pourtant, Liu Meilin fut la première à me détailler longuement… avant que son expression ne change brutalement.
Ses yeux s’écarquillèrent. Son visage passa de la surprise à la colère pure.
— Ces yeux… C’est toi, n’est-ce pas ?
Un frisson glacial me traversa l’échine.
— Traîtresse ! cracha-t-elle. Tu nous as abandonnés. Tu ne mérites pas ce tatouage.
Ma gorge se noua.
— Comment peux-tu encore porter cette encre sacrée sur ta peau, hein ? poursuivit-elle avec mépris.
Je baissai les yeux. Honteuse. Parce qu’elle avait raison. Je ne le méritais pas.
Ce tatouage symbolisait la loyauté, la fidélité à la Triade. Il n’appartenait qu’aux vrais membres. Moi ? J’avais fui. J’étais retournée en Italie, chez mon père.
Ils ne savaient pas que je n’étais jamais venue ici de mon plein gré. Que mon père m’avait envoyée dans la 14K à mes treize ans, que j’avais dû me faire passer pour une gamine des rues afin qu’ils m’acceptent.
Et surtout… ils ne savaient pas le nom que mon père m’avait donné.
Celui qu’il avait choisi avec soin. Un nom aux connotations dangereuses, destructrices, incontrôlables.
— Chimera ?
La voix de Wang Yichen, accompagné de son éternel verre de vin rouge, me fit relever la tête. Il me scrutait, interloqué.
— Est-ce bien toi ? Un rictus ironique tordit ses lèvres. T’as le culot de revenir ici, dans l’antre de ton ancienne famille ?
Un frisson me parcourut.
Les regards haineux me brûlaient la peau. Mais eux… eux ne me regardaient pas comme ça.
Jun. Jingwei. Rose. Tyler. Zhihao.
Leurs yeux ne reflétaient pas de la haine. Juste des questions.
La Veuve Rouge prit la parole d’un ton glacial :
— Les garçons, ne la regardez pas comme ça.
Elle marqua une pause, avant d’ajouter avec un mépris cinglant :
— Votre père et nous… on ne vous a jamais parlé d’elle parce qu’elle n’était qu’une erreur.
Son regard s’enfonça dans le mien, dur comme la pierre.
— Elle n’aurait jamais dû intégrer cette famille.
Un sourire narquois effleura mes lèvres.
— Et pourtant… je l’ai fait.
Ses yeux s’assombrirent.
— Et tu ne l’intégreras plus jamais.
Un éclat de rage traversa mon esprit.
— Ne te permets pas de me parler comme ça, Jiu, répliquai-je d’un ton tranchant. Je sais que je vous ai fait du tort, mais ne m’insulte pas.
Je plissai légèrement les yeux, murmurant d’une voix douce, venimeuse :
— Tu as oublié mon prénom. Sa signification.
Un sourire mauvais se dessina sur ses lèvres.
— Et toi alors ? me provoqua-t-elle. Pourquoi es-tu revenue ? Tu veux mourir, c’est ça ?
Son regard… Ce regard qui, autrefois, m’avait encouragée, protégée comme une mère l’aurait fait… était désormais chargé d’amertume.
Je lui rendis son sourire.
— Alors c’est parti pour une chasse à l’homme, Liu.
Les murmures montèrent dans la pièce.
— Mais de toi à moi, continuai-je, le regard ancré dans le sien, tu sais très bien que ce n’est pas moi qui vais mourir.
Ma voix se fit plus tranchante.
— Envoie-moi des centaines d’hommes. Je t’enverrai leur cœur, un par un.
Un silence pesant s’abattit sur la pièce.
Puis, Jun se leva.
Son regard, glacial, balaya la pièce avant de s’arrêter sur Liu.
— Personne ne touchera Veronica.
Sa voix était basse. Dure.
— Personne ne touche ne serait-ce qu’un seul de ses cheveux.
— Mais Jun, tu es devenu fou ? s’emporta Wang. Tu sais très bien ce qu’on fait aux traîtres ! Pourquoi elle serait l’exception ?
Le regard de Jun s’assombrit.
— Parce qu’elle fait partie de notre famille.
Sa déclaration me fit l’effet d’une claque.
— Rose la considère comme sa sœur.
— Tyler, Zhihao et Jingwei comme une amie.
Son ton se durcit encore :
— Alors personne ne la touche. Dois-je me répéter, Wang ?
Celui-ci serra les mâchoires, mais finit par baisser les yeux. Soumission. Respect. Peut-être les deux.
Seule une personne soutint mon regard avec une haine brûlante.
Liu.
Elle cracha :
— Et toi, Jun, comment la considères-tu ?
Elle eut un sourire cynique.
— C’est ironique, n’est-ce pas ? Le futur héritier de la 14K avec une traîtresse étrangère… Qui n’a même rien d’une femme chinoise.
Le silence fut glacial.
Jun la fixa un long moment avant de répondre d’une voix froide, tranchante :
— Je ne la considère pas.
Je sentis mon estomac se nouer.
— Elle n’est rien pour moi.
Une douleur sourde envahit ma poitrine.
— Mais elle compte pour mes frères et ma sœur. Et ça suffit pour qu’elle ait mon respect. Et ma protection.
Son regard devint noir, tranchant comme une lame.
— Et Liu… si tu ne veux pas que je te plombe ton visage de vieille mégère, boucle-la et baisse les yeux.
Elle trembla, mais resta digne.
Puis, lentement, elle baissa le regard.
Je serrai les poings.
Jun ne me considérait pas ?
J’étais… rien ?
Liu murmura alors, les lèvres tremblantes :
— Longwei aurait été tellement honteux de te voir ainsi… Heureusement qu’il est resté en Chine.
Jun eut un rictus carnassier.
— Répète ça, Liu.
Son ton était un avertissement mortel.
— Vas-y, répète.
Mais elle détourna les yeux, hochant la tête en signe de soumission.
— Tu vois ? soufflai-je avec un sourire. T’as pas les couilles de tes paroles.
— Toi aussi, Veronica. Tais-toi.
Jun se leva.
— Suis-moi.
Il tourna les yeux vers Jingwei, Zhihao, Tyler et Rose.
— Vous aussi. Dans le bureau. Tout de suite.
— Tout de suite, mon bichon, plaisanta Tyler, brisant la tension.
Un rire nerveux m’échappa.
Mais au fond, une question me hantait encore.
Rien.
J’étais rien à ses yeux.
Arrivée dans son bureau je réfléchissait toujours a ce qu’il avait dit , il ne m’appréciait même pas , meme pas juste un peu? Rien du tout , rien comme il l’avait dit.Une toussotement me fit reprendre mes esprits.J’analysait le bureau.
Le sol, en parquet de bois sombre poli à la perfection, absorbait la lumière tamisée des lanternes chinoises suspendues au plafond. Leur éclat rougeoyant projetait des ombres dansantes sur les murs, donnant à l’atmosphère une aura à la fois mystérieuse et intimidante.
Au centre, un bureau imposant en marbre blanc immaculé trônait comme un autel dédié à la puissance. Aucun papier ne traînait, aucun objet superflu. Juste un sabre jian ancien, soigneusement posé sur un support de bois laqué, et un jeu de Go parfaitement installé.
Derrière le bureau, un immense paravent en soie brodée représentait une scène de bataille mythologique : des dragons dorés affrontant des tigres aux yeux rouges, un combat éternel entre ruse et férocité.
Contre les murs, des bibliothèques en bois de rose abritaient des ouvrages anciens, des rouleaux calligraphiés, et quelques reliques volées au fil des générations. Parmi elles, un Guan Dao – une immense hallebarde chinoise – était fixé au mur, témoin silencieux des guerres passées.
L’encens brûlait doucement dans un brûle-parfum en jade sculpté, dégageant une fragrance boisée mêlée de musc. Mais le détail qui frappait le plus n’avait rien de chinois.
Sur une commode en laque noire, là où l’on aurait pu s’attendre à une statue de Guan Yu, le dieu de la guerre, trônait à la place une série de symboles religieux catholiques. Un crucifix en argent poli, une petite statuette de la Vierge Marie et un chapelet finement travaillé étaient soigneusement disposés, comme un contraste flagrant avec l’héritage de la triade.
C’était un détail étrange. Une dissonance. Comme si Jun cherchait à réconcilier deux mondes, ou à imposer une présence divine au milieu de cet empire de violence et de sang.
Enfin, dans un coin, une imposante cage en fer forgé abritait un majestueux aigle doré, dressé pour ne répondre qu’à Jun. L’animal poussa un cri rauque à mon entrée, ses yeux perçants braqués sur moi, comme s’il m’évaluait.
Jun prit la parole, sa voix tranchante comme une lame affûtée.
— Alors Veronica, tu nous dois bien plus d’explications que prévu. Explique-nous tout, de ton entrée au sein de la 14K jusqu’à ta fuite.
Tous les regards étaient braqués sur moi. Certains étaient emplis de curiosité, d’autres de mépris, et d’autres encore cherchaient à comprendre. Je pris une grande inspiration, cherchant mes mots. Mes mains étaient moites, et malgré mon apparente froideur, une douleur sourde grandissait dans ma poitrine.
— J’avais treize ans, dis-je d’une voix plus ferme que je ne l’aurais cru. Treize ans, seule dans les rues de Shanghai. Je crevais de faim, je dormais sous des ponts ou dans des ruelles où personne ne regardait. J’étais invisible. Une enfant sans nom, sans maison, sans avenir. Les jours passaient et se ressemblaient, faits de mendicité et de vols pour survivre.
Je marquai une pause, me remémorant cette époque où chaque souffle était une lutte.Un mensonge…
— Puis ils m’ont trouvée, repris-je. Des hommes en costume sombre, le regard acéré. Ils n’ont pas eu besoin de parler longtemps. J’étais une gamine affamée, et ils m’ont offert un repas chaud. Ce soir-là, j’ai compris que la gratitude pouvait être une chaîne aussi lourde que l’acier.
Je déglutis, chassant le tremblement de ma voix.
— Ils m’ont emmenée dans un entrepôt. J’étais si naïve… je pensais que j’avais trouvé une famille. Au début, ce n’était que des tests, des petits services, rien de bien méchant. Mais rapidement, tout a changé. Ils ont commencé à me briser. À me remodeler. Ils m’ont appris à obéir, à ne plus ressentir. On m’a appris comment infliger la douleur, pas seulement physiquement, mais psychologiquement.
Je fermai un instant les yeux, et les visages me revinrent en mémoire : ces hommes, ces femmes, ces inconnus que j’avais torturés sous ordre. Je me revis, treize ans, tremblante, le cœur battant à tout rompre alors qu’on me forçait à infliger les mêmes supplices que j’avais moi-même subis.
— Je me souviens de mon premier cours de torture. C’était un vieil homme, un traître selon eux. J’étais censée lui briser les doigts un à un. Ils me regardaient tous, attendant que j’obéisse. J’ai pleuré. Je ne voulais pas le faire. Alors ils m’ont punie. Je n’avais pas le choix, c’était lui ou moi. Je me suis convaincue que c’était la seule façon de survivre.
Mon regard se perdit dans le vide, comme si je revivais chaque instant de ces années d’horreur.
— J’ai tué. J’ai torturé. J’ai brisé des vies. Parce que c’était ce qu’ils attendaient de moi. Parce qu’ils ont fait de moi ce qu’ils voulaient que je sois. Ils m’ont tatouée pour marquer mon appartenance, pour m’enchaîner à jamais à cette organisation. J’ai cru que je pourrais devenir insensible. J’ai cru que je pourrais être comme eux.
Ma voix s’étrangla légèrement.
-Mais je n’y suis jamais arrivée. Chaque nuit, je voyais leurs visages. J’entendais leurs cris. Je sentais l’odeur du sang sur mes mains. Et je savais que si je restais, je finirais par me perdre complètement. Alors j’ai fui.
Un silence lourd s’abattit sur la pièce. Jingwei, Zhihao et Tyler me regardaient, le regard troublé.
— Comment as-tu réussi à t’échapper ? demanda finalement Zhihao, méfiant.
Je n’avais pas prévu de dire la vérité sur ce point. Ils ne devaient pas savoir où j’étais allée après ma fuite.
— J’ai attendu le bon moment, mentis-je. J’ai profité d’une mission pour disparaître, pour me fondre dans la masse et ne plus jamais revenir.
Je sentais Jun me fixer intensément, mais il ne dit rien. Il se contenta d’observer, impassible, alors que je gardais mon masque en place.
Puis, après un long moment de silence, Rose prit la parole.
— Je me souviens d’une fille, murmura-t-elle.
Je tournai les yeux vers elle. Elle semblait troublée, presque hésitante.
— Quand j’étais petite, en Chine… il y avait cette fille. Elle était toujours là, dans le jardin de notre maison. Elle ne parlait pas beaucoup, elle souriait rarement… mais elle était là. On passait des heures ensemble. Pendant deux ans, on ne s’est jamais quittées. On jouait, on riait… enfin, j’essayais de la faire rire. Je l’aimais comme une sœur. Mais un jour, elle a disparu. Sans un mot, sans laisser de trace.
Son regard croisa le mien, et son souffle se coupa.
— C’était toi, n’est-ce pas ?
Son murmure résonna dans ma tête. Mon cœur se serra. Un flash me frappa de plein fouet.
Je revis Rose, toute petite, courant dans le jardin, m’attrapant par la main, riant aux éclats. Elle avait toujours été un rayon de lumière dans mon monde obscur. La seule chose qui ressemblait à de l’amour, à de la douceur, à une enfance volée.
Je revins brutalement au présent. Mon regard croisa le sien, et je hochai la tête.
— Oui, Rose. C’était moi.
Un silence émouvant s’installa, brisé par Jun, qui coupa court à l’émotion du moment.
— Tu as fui… mais pourquoi maintenant revenir ?
Son ton était tranchant. Il ne voulait pas de nostalgie, seulement des réponses.
Je ravala l’émotion qui m’étouffait et relevai le menton.
— Je ne savais pas qui vous étiez , je ne suis pas revenu à New York pour ça , c’était pour avoir une nouvelle vie, je ne veux plus avoir affaire avec cette Triade.
C’était un mensonge. Mais c’était aussi une vérité.
Personne ne parla. Ils digéraient tous ce que je venais de leur dire.
Jun fut le premier à détourner les yeux. Puis, d’un simple mouvement de tête, il indiqua la fin de l’interrogatoire.
Mais je savais qu’aucun d’entre eux ne me regarderait plus jamais de la même façon.