21H00,365 Whitman Avenue, Brooklyn.
RITA
Je descendis lentement du taxi, mon regard fixé sur le bâtiment devant moi. L’air était lourd, chargé d’humidité, et le ciel gris menaçait de pleuvoir d’un instant à l’autre.
365 Whitman Avenue, Brooklyn.
C’était l’adresse indiquée sur le message que j’avais reçu plus tôt cette semaine, sur ce vieux téléphone que je n’avais pas touché depuis des jours. Je ne savais même pas pourquoi je l’avais gardé allumé.
Peut-être que quelque part, je m’attendais à ça. À ce moment. À ce lieu. À lui.
Je serrai le téléphone dans ma main, les doigts crispés autour du plastique froid et usé. L’écran était fissuré, mais j’avais pu lire l’adresse. Juste ça. Aucune autre instruction, aucun “à tout à l’heure” ou “prends soin de toi”. Typiquement Devon. Laconique. Troublant. Et toujours un peu tragique.
Je levai les yeux vers l’entrepôt abandonné. Il avait tout du cliché : vitres éclatées, murs tagués, portes rouillées à moitié arrachées. L’endroit puait le renfermé, la solitude… et les mauvaises idées.
Mais j’étais venue.
Pas parce que j’étais stupide. Pas parce que je n’avais pas écouté les mises en garde des autres.
J’étais venue parce que c’était Devon. Et malgré tout ce qui s’était passé, malgré tout ce que je savais de lui… il restait une part de moi qui ne pouvait pas lui tourner le dos. Pas complètement.
Je vérifiai une dernière fois l’adresse sur l’écran, juste pour me donner une contenance. Comme si je pouvais gagner du temps en faisant semblant de douter.
Mais non. C’était bien ici.
Je rangeai le téléphone dans la poche intérieure de ma veste, et je m’avançai de quelques pas. Le gravier crissait sous mes semelles. Il n’y avait aucun bruit, à part le bourdonnement sourd d’un lampadaire défectueux au coin de la rue.
Je tapotai doucement du pied, plus nerveuse que je ne voulais l’admettre. Je n’avais pas prévenu les garçons. Pas cette fois. S’ils savaient, ils auraient tenté de m’enfermer dans une chambre blindée avec trois gardes du corps et un GPS greffé à l’oreille.
Mais c’était mon histoire. Mon choix.
Et Devon… Devon avait l’air sincèrement au bout du rouleau. Je devais savoir pourquoi.
Puis, au loin, un pas. Léger. Ralenti. Boitant ?
Je me redressai, le cœur suspendu, les mains tremblantes malgré moi.
Quelqu’un approchait.
Je me retournai brusquement, le cœur battant… mais ce n’était pas Devon. Non.
C’était lui.
Un homme grand, charismatique, vêtu d’un costume noir parfaitement ajusté — exactement comme la dernière fois. Ses épaules larges, son allure assurée, ses cheveux brun foncé plaqués en arrière… tout concordait.
Radimir Zmeyev.
Le boss de The Abyss. Il se tenait là, à quelques mètres de moi, comme s’il avait toujours été attendu. Il n’était pas seul. Six hommes l’accompagnaient, impassibles, menaçants. Leur présence suffisait à me faire comprendre une chose : cette fois, il n’y aurait pas d’échappatoire.
Quand il prit la parole, l’air sembla soudainement devenir plus lourd, plus oppressant.
— Bonsoir, Rita, dit-il d’une voix grave, posée, presque calme.
Il connaissait mon prénom. Ce détail aurait pu paraître anodin… mais pas dans ce contexte. Il ne s’agissait pas d’un hasard. Il savait qui j’étais. Probablement tout sur moi.
Je restai figée.
Il reprit, marchant lentement vers moi, comme s’il ne voulait pas brusquer les choses… mais chaque pas résonnait comme une menace silencieuse.
— Fille de Ricardo Bonanno et d’Anastasia Bonanno. Cette fois, tu ne partiras pas. Mais, contrairement à ce que tu penses… je ne te veux aucun mal. Je suis venu te protéger.
Je haussai les sourcils, incrédule.
— Ce rendez-vous avec Devon… c’était un piège. Il est de mèche avec ta famille maintenant.
— Je ne peux pas vous croire, répliquai-je aussitôt. C’est faux. Ça ne sert à rien de m’amadouer comme ça. Je ne vous rejoindrai pas, pas volontairement. Soyez-en sûr.
Il marqua une pause, un soupir presque déçu échappant de ses lèvres.
— Tu as déjà tué trois de mes hommes, Rita, ça suffit maintenant.
Sa voix était plus dure, plus ferme. Mais il continua :
— Tu seras en sécurité avec moi… et à ce qu’il paraît, aussi avec les Zhang.
Je serrai les poings.
— Laissez-les en dehors de ça. Ils n’ont rien à voir avec moi. Et je ne viendrai pas.
Il s’arrêta à quelques pas de moi, son regard planté dans le mien.
— Mais tu n’as pas le choix, Moy Angel.
Je sentis mon cœur rater un battement.
Ce surnom. Cette voix. Il me rappelait quelque chose. Un souvenir flou, distant… trop lointain pour être net, mais assez fort pour me perturber. Avait-il été… proche de ma famille ? Était-il lié à mon passé d’une manière que j’ignorais encore ?
Je n’eus pas le temps d’y réfléchir davantage.
Une main surgit derrière moi, se plaqua fermement contre mon nez et ma bouche. Un linge. L’odeur était chimique, entêtante, suffocante.
Du chloroforme.
Je me débattis, violemment. Mes gestes étaient désordonnés, frénétiques… puis de plus en plus lents. Flous. Comme si mes bras pesaient une tonne.
Mes paupières se firent lourdes. Mon souffle devint court.
Puis, le noir total.
???,???
Je me réveillai dans un endroit sombre et humide, qui empestait la moisissure. L’air était lourd, presque irrespirable, et un frisson me parcourut l’échine.
Mes yeux clignèrent à plusieurs reprises, tentant de s’adapter à la lumière vacillante d’une vieille lampe rouillée suspendue au plafond, qui pendait comme un pendule fatigué, grinçant à chaque léger courant d’air.
Quand ma vision devint enfin un peu plus nette, je vis un homme assis en face de moi, calmement installé sur une chaise, les mains croisées, le regard fixé sur moi.
Radimir.
— La Belle au bois dormant s’est enfin réveillée… Sans prince charmant cette fois, lança-t-il, un sourire narquois accroché aux lèvres.
— Très drôle… Vous voulez quoi, à la fin ? grognai-je.
Je tentai de me débattre, mais en vain. Mes poignets étaient menottés à un vieux tuyau rouillé, aussi crasseux que les murs de cette cave miteuse.
— Sérieusement ? Vous dites vouloir me protéger, mais regardez l’endroit où vous m’amenez ? J’appelle pas ça protéger… j’appelle ça séquestrer.
Il haussa légèrement un sourcil, presque amusé.
— On sait tous les deux que si je t’avais mise dans une chambre confortable, sans attaches… tu aurais sauté par la première fenêtre venue. Tu es bien trop impulsive, Moy Angel.
Ce surnom, encore une fois. Il s’y accrochait comme à un souvenir lointain. Et malheureusement… il n’avait pas tout à fait tort. Mais ce n’est pas une paire de menottes qui allait m’arrêter. Une fois qu’il tournerait le dos, j’aurais une chance. Je la prendrais.
— Bon… reprenons là où on s’était arrêtés, tu veux bien ? dit-il en s’adossant à sa chaise.
Je hochai la tête, à moitié coopérative. De toute façon, je n’avais pas vraiment le choix.
— Tu ne me connais peut-être pas… ou du moins, pas encore. Enfin, je parie que les Zhang t’ont déjà parlé de moi, non ? Radimir Zmeyev. Chef de l’empire russe de New York. Et accessoirement, patron de The Abyss. L’endroit où tu n’aurais jamais dû mettre les pieds.
Il marqua une pause, ses yeux plantés dans les miens.Similaires aux miens…
— Je t’ai repérée dès ton entrée, Rita. Tu n’es pas très discrète, tu sais. Venir dans ma boîte, séduire un procureur… et ensuite le tuer chez lui ? Pas très malin. Heureusement pour toi, j’ai brouillé les pistes avec la police. Sans ça, ils t’auraient cueillie le lendemain au petit-déj. Les caméras t’avaient parfaitement filmée.
Il inspira profondément, comme s’il réfléchissait à la suite. Je lui fis un petit signe de tête, l’invitant à continuer.
— Tu dois sûrement te demander comment je sais tout ça sur toi, hein ?... Eh bien, enchanté, je suis ton oncle, le frère d’Anastasia Bonanno… qui s’appelait autrefois Anastasia Zmeyev.
Ma mâchoire se décrocha littéralement. Je le regardai, totalement abasourdie. Mon cœur battait à toute vitesse.
— Quoi… ? Non. Non, c’est pas possible.
— Et pourtant… si, confirma-t-il, toujours aussi calme.
— Pourquoi mon père ne m’a jamais parlé de vous ?! Ça n’a aucun sens ! Vous… vous mentez.
Radimir soupira longuement, comme si cette conversation le ramenait à des souvenirs qu’il aurait préféré oublier.
— Pourquoi je mentirais, Rita ? J’ai aucun intérêt à te raconter des salades. Ton père et moi… on ne s’est jamais entendus. Il m’a arraché ma sœur. Elle était tout ce qui me restait. Et un jour, pouf, elle a disparu de ma vie pour réapparaître sous un autre nom. Bonanno.
Il se leva lentement, fit quelques pas dans la pièce, les mains croisées dans le dos.
— Je suis venu une seule fois… pour Noël. Tu étais petite, tu ne t’en souviens sûrement pas. Mais moi, je t’ai reconnue tout de suite quand je t’ai revue. Tes yeux… ce sont les siens. Ils te trahissent, Rita. On ne peut pas les oublier.
Il se retourna vers moi, le regard plus doux cette fois.
— Je ne t’ai pas fait venir ici pour te faire du mal. Ni même pour te garder enfermée. Je te dois la vérité. Et je me dois de te protéger. Que tu le veuilles ou non, tu es ma nièce. Et avec tout ce que tu as déclenché… tu vas avoir besoin de moi.
Je le fixai en silence, le cœur en vrac. Mon oncle ? Comment avais-je pu vivre aussi longtemps sans savoir ça ? Et surtout… comment étais-je censée faire confiance à un homme qui venait littéralement de m’enlever ?
— Me protéger… soupirai-je. Et c’est censé commencer par des menottes et une cave moisie ?
Un fin sourire se dessina sur ses lèvres.
— J’admets que le service d’accueil est perfectible.
Je fixai Radimir, encore sonnée par ce qu’il venait de me dire.
— Mon oncle… répétai-je à voix basse, incrédule.
Il hocha la tête, un soupir long comme un hiver sibérien s’échappant de ses lèvres.
— Et ce n’est pas tout. J’ai un fils. Ton cousin. Il crève d’envie de te rencontrer, mais j’ai préféré te parler seule d’abord. Il s’appelle Alekseï.
Le prénom claqua dans l’air moite de la cave comme une évidence. Alekseï. Ça sonnait russe, noble, et presque menaçant. Mais Radimir ne me laissa pas le temps de répondre.
Il sortit une petite clé de sa poche intérieure et s’agenouilla devant moi. Lentement, presque délicatement, il déverrouilla les menottes rouillées qui m’attachaient au tuyau. Le métal tomba avec un clac sourd sur le sol de béton fissuré.
— Tu sais, je ne suis pas du genre à aimer les retrouvailles dans une cave moisie, dit-il en observant les murs humides. Mais j’avais besoin de te parler en tête-à-tête… avant que tu essaies encore de me fausser compagnie.
Je lui lançai un regard noir.
— Tu veux parler ? En me droguant au chloroforme et en m’attachant à un tuyau qui sent la rouille depuis 1952 ?
Il esquissa un léger sourire.
— J’admets, pas très courtois. Mais tu es dangereuse, Rita. Je n’allais pas risquer de te voir me planter une lame dans le cou en plein milieu d’une conversation.
— T’avais qu’à me tendre la main au lieu du tissu imbibé.
— Peut-être que maintenant, on peut se parler autrement. T’es réveillée. Lucide. Et t’as plus vraiment de raisons de fuir, pas vrai ?
Il s’approcha et déverrouilla les menottes. Je frottai mes poignets endoloris en le regardant avec prudence.
— T’as dit que t’étais mon oncle, dis-je d’un ton neutre. Prouve-le.
Il m’observa un instant, puis hocha la tête.
— Je vais pas te sortir un album photo ou un test ADN. Mais ta mère, Anastasia, c’était ma petite sœur. Elle est partie avec ton père, Ricardo, et elle a coupé les ponts. Elle pensait que rester loin de moi vous protégerait. Ou peut-être qu’elle en avait simplement marre de cette vie. C’est dur à dire. Ce que je sais, c’est que j’étais là, la nuit de ton premier Noël. T’avais même pas un an. T’as les yeux de notre mère, Rita. Gris-vert, changeants. Un mélange rare, hérité des Zmeyev. C’est ça qui m’a trahi quand je t’ai vue pour la première fois à The Abyss.
Je me tus. Je ne savais pas pourquoi, mais une part de moi voulait y croire. Peut-être parce qu’il était la première personne à me parler de ma mère autrement que comme la « compagne du Parrain ». Peut-être parce que j’étais fatiguée de fuir.
Radimir reprit.
— Tu veux m’expliquer comment t’es arrivée ici, à New York ? Comment la fille de Ricardo Bonanno a fini par tuer un procureur ,toute seule comme une louve blessée ?
Je le fixai. Un frisson me parcourut l’échine. Mais maintenant que j’étais libre, que j’étais devant lui… une partie de moi avait besoin de raconter.
— J’ai grandi à Palerme. Enfin, « grandir », c’est un bien grand mot. Mon père m’a élevée comme un soldat. Pas comme une fille. Il voulait faire de moi son héritière. La future reine de la famille Bonanno. À huit ans, je savais déjà démonter une arme. À dix, je me battais contre des adultes à l'entraînement. À treize, je donnais des ordres à des hommes deux fois plus âgés que moi.
Radimir m’écoutait sans m’interrompre, les bras croisés.
— J’ai jamais connu l’amour dans cette maison,enfin…A part avec maman. Juste des ordres. Des règles. Des objectifs. Et puis… quand il a vu que je devenais "trop émotive", que je commençais à me poser des questions, il m’a envoyée ailleurs. En Chine.
Il haussa un sourcil, intrigué.
— En Chine ?
— Dans la 14K. Une des triades les plus violentes de Hong Kong. Il avait passé un accord. J’y ai passé trois ans. À être brisée. Formée. Torturée aussi. On m’a appris à tuer sans réfléchir. À obéir sans discuter. J’étais un pion. Une arme.
Je vis ses traits se durcir.
— Ton propre père t’a envoyée là-bas ?
— Ouais. Il voulait que je sois "prête". Que je mérite mon héritage. Puis j’ai fuis je suis rentré en Italie, quelques années plus tard je n’ai plus supporté. Je me suis échappée. Grâce à un homme… Devon. Il faisait partie des contacts de mon père, à l'époque. Il m’a aidée à m’enfuir jusqu’à New York.
— Et ensuite il t’a trahie.
Je hochai la tête, amère.
— Il m’a vendu comme tu me l'as dit.
Radimir s’approcha de moi, son regard s’était adouci, mais il restait vigilant.
— Tu n’es qu’une gamine. Et pourtant… t’as vu plus d’horreurs que la plupart de mes hommes.
Je haussai les épaules.
— Je suis une Bonanno. Je suis née dedans.
— Non. T’es une Zmeyev aussi. Et je vais te le prouver.
Il me fit signe de le suivre. Je le suivis sans protester. Mes jambes étaient lourdes, mais ma tête bouillonnait. On remonta un escalier en bois, grinçant à chaque pas, jusqu’à une trappe qu’il ouvrit d’un geste. La lumière du jour me frappa comme une claque.
On déboucha dans une pièce à l’opposé total de la cave. Le contraste était presque choquant.
Le salon était vaste, chaleureux. Des tapis rouges brodés recouvraient le parquet, un immense poêle à bois diffusait une chaleur apaisante. Les murs étaient ornés de cadres anciens, de photos de famille, et d’un drapeau russe accroché avec fierté. Il y avait des canapés en velours vert foncé, une bibliothèque pleine à craquer, une table massive en bois où quelques hommes prenaient le thé en discutant à voix basse.
À notre arrivée, tous se levèrent. L’un d’eux s’avança.
Grand, les cheveux sombres coiffés en arrière, un air assuré et un sourire espiègle sur le visage. Il avait les traits de son père, mais plus jeunes, plus vifs.Et les même yeux que moi.
— Je suppose que c’est elle, dit-il en souriant. Rita Bonanno. Celle qui a flingué trois de nos gars sans cligner des yeux.
Je haussai un sourcil, un peu sur la défensive. Il éclata de rire.
— Je plaisante ! C'étaient des imbéciles. Faut bien reconnaître le talent quand il est là.
— Rita, dit Radimir, je te présente mon fils. Alekseï.
Alekseï me tendit la main.
— Enchantée, cousine.
Je lui serrai la main, légèrement troublée.
— Ouais… enchantée, répondis-je, pas sûre de ce qui m’attendait maintenant.
Radimir me tapota l’épaule.
— Bienvenue dans la famille, Rita. La vraie.
14h00,le lendemain ,Villa des Zang
JUN
Veronica n’était toujours pas rentrée. Elle avait quitté la maison hier soir en disant qu’elle avait « une urgence », mais depuis… silence radio. Aucun appel, aucun message. Pas même une foutue notification. Rose a commencé à paniquer dès le lever du jour.
Elle a déboulé dans ma chambre comme une tornade, les yeux gonflés d’angoisse, en criant son prénom, comme si elle allait sortir d’un coin de mur. C’est là que j’ai compris à quel point Veronica comptait pour elle. C’était pas juste de l’inquiétude passagère. C’était une peur viscérale. Celle de perdre quelqu’un qu’on aime, pour de bon.
Maintenant, on est tous dans le salon : moi, Rose, Jingwei et Zhihao. Tyler est encore sur le terrain avec quelques hommes, en mission. Mais ici, l’air est lourd. Rose tourne en rond, ses doigts tremblent, elle mord nerveusement sa lèvre inférieure et se frotte les bras comme si elle avait froid.
Elle finit par craquer et brise le silence :
— Sérieux les gars, où est Veronica ? Sa voix se brise à la fin de la phrase.
— On n’en sait rien, Rose. Elle est juste partie comme ça, répondit Jingwei, les bras croisés, le ton plat.
— Vous vous souvenez de ce qu’elle avait dit l’autre jour ? À propos de Devon… Peut-être qu’elle est allée le voir, hasarda Zhihao.
Rose se retourna vers lui, les yeux embués.
— J’espère pas… j’espère vraiment pas, souffla-t-elle. Ce type... ça puait le traquenard à dix kilomètres.
Elle étouffe un sanglot. Elle lutte pour rester forte, mais je vois ses jambes trembler. Moi, je reste silencieux. Observer, c’est ce que je fais le mieux. Parler pour rien, très peu pour moi. Mais là, j’avais une idée.
— Zhihao, localise sa voiture, ordonnai-je calmement.
— Quoi ?! Non ! Faites pas ça ! s’écria Rose, paniquée. Si elle voulait qu’on sache, elle nous aurait appelés !
Je la regardai froidement.
— Tu as une autre idée peut-être ?
Elle ouvrit la bouche… puis la referma, impuissante. Les larmes montaient à nouveau. Elle serra les poings contre sa poitrine, comme si elle essayait de retenir un cœur qui allait exploser.
Zhihao se mit aussitôt au travail. Il pianotait nerveusement sur le clavier de son ordi portable, les yeux rivés sur l’écran. Je sentais la tension monter. Chaque seconde devenait une torture pour Rose. Elle faisait les cent pas, jetant un regard vers la porte d’entrée à chaque bruit.
— Putain... murmura-t-elle. Et si Devon lui avait fait quelque chose ? Si elle est blessée ? Si elle est...
Elle n’osa pas terminer sa phrase.
Moi, je restais calme en surface, mais l’idée me hantait aussi. Pas pour Veronica… mais pour Rose. Si on lui enlevait Veronica, je sais qu’elle se briserait. Ou pire, elle deviendrait quelque chose d’encore plus dangereux que nous tous réunis.
Zhihao reprit enfin la parole, l’air grave :
— Jun, ça sent pas bon. Sa voiture est garée vers des entrepôts abandonnés. Elle n’a pas bougé depuis 21h hier soir.
Rose s’écroula sur le canapé comme si ses jambes ne la portaient plus. Elle posa ses mains sur son visage, les épaules secouées par des sanglots silencieux. Jingwei se leva brusquement, furieux, le regard noir.
Moi, je ne bougeai pas. Trop d’émotions, ça rend idiot. Il faut garder la tête froide.
Zhihao fronça les sourcils, les yeux toujours sur l’écran.
— Attendez… localisation mise à jour. Elle est maintenant au 1125 Brighton Court, Brooklyn, NY 11235.
— Le quartier russe… soufflai-je.
Rose releva la tête d’un coup, les yeux rouges, la panique imprimée sur son visage.
— Non… non, non, non. Pas là-bas. Pas chez eux…
Elle comprenait. Elle savait très bien ce que ce quartier signifiait. Ce n’était pas juste un quartier russe. C’était une forteresse. Celle de Radimir Zmeyev.
Elle plaqua une main sur sa bouche, suffoquant, l’autre main agrippée au bord du canapé comme si le sol allait s’ouvrir sous elle.
Puis, d’un coup :
— Elle est là ! s’exclama Zhihao. Devant chez nous !
— Quoi ?! s’écria Rose, en se redressant d’un bond.
Et à cet instant, la porte d’entrée s’ouvrit dans un léger grincement.
Veronica apparut. Entière. Vivante. Sans une égratignure. Elle portait toujours ses vêtements d’hier, mais ses cheveux étaient un peu ébouriffés, et son regard… il avait changé. Il était plus doux. Plus calme. Comme si elle avait traversé quelque chose de profond. D’irréversible.
Elle entra, posée, comme si rien ne s’était passé. Comme si elle rentrait d’un simple rendez-vous.
— Bonjour, dit-elle d’un ton calme, presque désinvolte.
Veronica referma doucement la porte derrière elle. Elle balaya la pièce du regard, sans même sourire, juste ce calme étrange, ce silence… glacial.
Rose n’attendit pas une seconde de plus. Elle courut vers elle, la voix tremblante, les larmes encore accrochées aux cils.
— Veronica ! Mon Dieu, Veronica ! Où t’étais ?! T’étais où ?! Est-ce que ça va ? Est-ce que t’as mal ? Qu’est-ce qu’il s’est passé bordel ?!
Elle la secouait presque par les épaules, comme si elle voulait réveiller quelqu’un d’un mauvais rêve. Zhihao et Jingwei se tenaient derrière, figés, tendus. Moi, j’observais… et plus les secondes passaient, plus quelque chose me dérangeait.
Veronica posa une main douce sur l’épaule de Rose pour la calmer.
— Ça va, Rose… je vais bien. Je suis en vie, pas une seule égratignure. Tout va bien maintenant.
— Mais où tu étais ?! Pourquoi t’as disparu ? Pourquoi t’as pas appelé ? T’as disparu toute la nuit !!
Veronica inspira longuement, comme si elle s’apprêtait à annoncer quelque chose de lourd.
— Je me suis fait… kidnapper, dit-elle d’une voix basse.
Un silence de mort tomba dans la pièce.
— Quoi ? souffla Rose, la voix cassée.
Veronica baissa les yeux, puis releva la tête avec assurance.
— Mais… c’est pas ce que vous croyez. Ce n’était pas un piège. Pas… exactement. C’était Radimir Zmeyev.
À l’instant même où ce nom sortit de sa bouche, j’ai senti ma mâchoire se crisper. Mon regard se durcit, et le silence devint pesant, électrique.
— Radimir ? répéta Zhihao, le regard surpris. Le chef du réseau russe à Brighton ?
Veronica hocha lentement la tête.
— Il m’a sauvée de Devon. Ce salaud allait me livrer… pas à Radimir, mais à quelqu’un d’autre. Quelqu’un de bien pire. Devon avait donné des infos sur moi à des gens… des gens dangereux. Mais Radimir est intervenu juste avant qu’il n’arrive.
— Attends attends… tu veux dire que Radimir t’a… protégée ? releva Jingwei, incrédule.
— Oui. Il m’a enlevée pour me sauver.
Un ricanement amer m’échappa malgré moi. Ça y est. Les conneries commencent.
— Tu veux nous faire croire que Radimir Zmeyev, le roi du crime russe à New York, t’a kidnappée… pour te protéger ? Tu nous prends pour qui, Veronica ?
Elle me regarda sans rien dire, juste ce regard froid et neutre. C’est ça qui m’énervait le plus.
— Arrête de mentir.
Le silence retomba comme une claque. Veronica me regardait, figée, mais ses yeux avaient cet éclat… ce foutu éclat que je ne connaissais pas. Ce n’était plus la Veronica d’hier.
— On ne disparaît pas pendant dix-sept heures avec Radimir Zmeyev juste par pure courtoisie. On ne reste pas dans sa planque, dans son putain d’empire, sans rien échanger. Et maintenant tu reviens ici, comme si de rien n’était ? Tu te fous de nous ? Tu crois que je vais avaler ça ?!
— Jun, c’est plus compliqué que ça…
— Non. Tu crois peut-être que tu nous protèges, hein ? Mais t’es en train de tous nous foutre dans la merde. T’as été avec l’ennemi, Veronica. Tu l’as laissé entrer dans ta tête, peut-être même dans ton cœur. Et moi je tolérerai pas ça.
— Jun… non, s’il te plaît…
Rose s’approcha, tentant de s’interposer entre nous deux.
— Jun, arrête, elle a souffert, elle—
— Non, Rose. Elle a fait son choix.
Je fixai Veronica avec toute la colère que je retenais depuis des heures.
— Je veux plus te voir ici. Je te croyais des nôtres. Je te croyais loyale. Mais maintenant… tu n’es plus la bienvenue. Tu nous mets tous en danger, que tu le veuilles ou non.
Veronica recula légèrement, son regard devenant plus dur. Elle se refermait, comme un mur qui se dresse.
— Et toi, Rose… je te l’interdis. Tu ne la contactes plus.
— Tu peux pas me demander ça ! cria-t-elle, bouleversée. Tu peux pas me couper d’elle !
— Si. Parce que je veux pas te perdre, toi non plus. Et crois-moi, si elle continue à fricoter avec Radimir, c’est ce qui va arriver.
Un silence glaçant s’installa. Veronica recula lentement, son regard glissant de Rose à moi… puis à Zhihao, qui gardait le silence, comme s’il pesait chaque mot qu’il aurait pu dire.
Elle ne répondit pas. Elle tourna les talons… et quitta la maison.