Chapitre 7 - Parle moi
Azriel, 22ans
Je suis resté trois heures à tourner autour du bâtiment. Trois. Heures.
À croire que mon cerveau est resté coincé en mode paranoïaque version “Mission : Impossible”, alors que j’essaie juste de parler à une fille.
Enfin… pas n’importe quelle fille.
Elle.
Seraphina Ravenscroft.
Je pourrais réciter les lignes de ses dossiers par cœur. Son numéro d'identification universitaire. Ses antécédents médicaux. Les versions trafiquées et les vraies.
Mais rien, absolument rien dans ces papiers ne m’a préparé à la façon dont elle m’a regardé, la première fois que je l’ai vue pour de vrai.
Pas comme quelqu’un qu’elle reconnaissait.
Mais comme quelqu’un qu’elle ressentait.
Et ça… c’était pire.
Je suis monté jusqu’à son étage. Deux fois. J’ai redescendu aussi sec. J’ai croisé un type brun avec une chemise trop grande qui m’a regardé comme si j’étais une alarme incendie.
Noah, probablement.
J’ai frappé à la porte. Deux fois.
Pas trois.
Pas encore.
Et maintenant je suis là. Face à elle.
Elle a ouvert. M’a dévisagé.
Et m’a laissé entrer.
Sans un mot.
Je reste debout, un peu raide, pendant qu’elle referme doucement la porte derrière moi.
Mon cerveau hurle : Parle-lui ! Dis quelque chose de normal, de pas flippant !
Mais ce qui sort, c’est :
— Tu bois encore du thé aux fleurs quand t’es nerveuse.
…Super. Dossiers secrets du FBI activés, bravo Azriel.
Elle se tourne vers moi, les bras croisés.
— Comment tu sais ça ?
Je m’éclaircis la gorge. Mauvais réflexe. J’ai l’impression d’avoir dix-sept ans et zéro répartie.
— On… a déjà été proches. Avant. Tu ne t’en souviens pas encore, mais c’est normal.
Elle plisse les yeux.
— Et t’es qui exactement ? Un espion ? Un ex ? Un stalker professionnel ?
— Je suis Azriel.
Pause.
— Et je te dois des réponses.
Elle lève un sourcil.
— Tu crois ?
Je hoche la tête.
— Je sais.
Elle soupire, s’assoit sur le bord du lit. Et bizarrement, elle me fait un petit signe, genre “assieds-toi aussi, on va pas y passer la nuit debout.”
Alors je m’assois. Et je respire.
— Tu m’as connue avant ?
— Oui.
— Et toi, tu te rappelles tout ?
— Chaque détail.
Elle me fixe, sceptique.
— Dis-moi un truc que personne d’autre sait.
Je déglutis.
— Tu dors avec la main sous l’oreiller. Mais pas parce que c’est confortable. Parce qu’un jour t’as lu que ça te protégerait des cauchemars.
Elle ne dit rien.
— Tu fais semblant d’aimer la pluie. Mais en vrai, elle te fout le cafard.
Toujours rien.
— Tu ris quand t’es triste. Pour pas qu’on voie la différence.
Ses yeux brillent. Mais elle tient bon.
— Et… tu détestes qu’on t’abandonne. Même pour quelques secondes.
— …
— Surtout pour de “bonnes raisons”. Parce qu’au fond, t’as toujours su que c’était des excuses.
Le silence. Brut. Tranchant.
Puis elle murmure :
— Tu m’as abandonnée ?
Je baisse les yeux.
— Pas volontairement. Pas vraiment. Mais oui.
Elle inspire fort. Elle encaisse.
Et moi ? J’ai envie de foutre des coups dans les murs.
— Tu m’as connue. Tu m’as laissée. Et maintenant tu reviens avec ton air de... je sais pas, ange déchu torturé ?
Je souris. Malgré moi.
— Je suis plutôt du genre... pigeon perdu avec de mauvaises intentions, à la base.
Elle éclate d’un petit rire. Court. Vrai. Et un peu triste.
— Alors pourquoi maintenant ? Pourquoi revenir ?
Je la fixe un instant. Et cette fois, je ne détourne pas les yeux.
— Parce que j’ai merdé. Parce que j’aurais dû venir plus tôt. Parce que j’arrive pas à ne pas venir.
Ses bras restent croisés. Elle ne dit rien. Elle attend. Alors j’ajoute, plus bas :
— Et parce que je crois que t’es en train de te souvenir. Même si tu le sais pas encore.
Elle fronce les sourcils.
— Me souvenir de quoi ?
Je m’humidifie les lèvres. Mon cerveau hurle de reculer. Mais je suis déjà trop loin.
— De ce qu’on a été. De ce qu’on t’a pris.
Elle recule d’un pas, presque imperceptible.
— T’es en train de dire que j’ai oublié… quelque chose d’important ?
Je hoche la tête, lentement.
— Quelqu’un, aussi.
Elle se tait. Un battement passe. Puis un autre.
— Et c’était toi ?
Je n’ai pas la force de mentir. Ni l’arrogance de confirmer. Alors je dis simplement :
— C’était nous.
Elle s’assoit de nouveau, mais cette fois elle ne me fait pas signe de la rejoindre.
— T’aurais pu rester où t’étais. T’as choisi de revenir. T’espères quoi, Azriel ? Qu’on reprenne une histoire que j’ai même pas en mémoire ?
Je serre les dents. Pas contre elle. Contre moi.
— J’espère juste que tu me laisseras rester assez longtemps pour t’aider à comprendre.
Elle ne répond pas. Elle m’observe. Me jauge. Puis, au bout d’un moment, elle murmure :
— J’ai fait un rêve. Y avait un garçon. Je le voyais pas bien. Mais j’avais pas peur.
Mon cœur rate un battement.
— Et ce garçon, il disait quelque chose ?
Elle acquiesce.
— Il disait que j’avais oublié quelque chose d’important. Et que ça allait faire mal quand ça reviendrait.
Silence.
Je m’avance d’un pas, prudent, comme si elle allait s’évaporer.
— T’as peut-être pas oublié pour toujours, Seraphina. T’as juste rangé tout ça très loin, parce que c’était trop lourd. Je suis pas là pour forcer la serrure. Juste pour être là... quand t’ouvriras.
Elle détourne les yeux. Mais elle ne me demande pas de partir.
Alors je reste.
Elle détourne les yeux. Longtemps. Et quand elle revient à moi, quelque chose a changé dans son regard.
Moins de brume. Plus de lames.
— Attends, attends… t’as pas répondu à ma question. T’es qui, en fait ? Un genre de mec du passé réapparu comme une mauvaise fièvre ? Ou juste un type bizarre qui collectionne les souvenirs des autres ?
Je cligne des yeux, surpris. Et puis… je ris.
Un vrai rire, court et un peu rauque, qui me prend de travers.
Elle fronce les sourcils, sur la défensive.
— Quoi ? Qu’est-ce qui est drôle ?
Je secoue la tête, amusé malgré la tension dans ma gorge.
— Rien. C’est juste... toi. Ce retour express en mode femme fatale avec un instinct de survie à 100%. C’est presque rassurant.
Elle croise les bras. Encore.
— Tu m’as crue naïve, peut-être ?
— Jamais. T’étais déjà méfiante à l’époque. T’as toujours su sentir quand quelque chose clochait. Sauf que cette fois... c’est moi qui cloche.
Elle me fusille du regard.
— Tu trouves ça rassurant de me voir prête à te balancer un coussin dans la tête ?
Je hausse les épaules, un coin de sourire encore accroché aux lèvres.
— C’est familier. Et je préfère ça à ton silence glacial. Ça, au moins, ça veut dire que tu ressens quelque chose.
Elle me jauge encore. Comme si elle cherchait la faille. Comme si elle hésitait entre me faire confiance… ou m’éjecter par la fenêtre.
— T’as toujours eu cet humour de mec qui veut pas crever sous la pression, ou c’est nouveau ?
— C’est une option de survie intégrée. On envoie l’ironie devant pour pas que le reste s’écroule.
Elle souffle. Pas un rire. Pas encore. Mais quelque chose s’en approche.
— Tu vas pas me faire pleurer et rire en même temps, Azriel.
Je m’approche d’un pas.
— Pas ce soir. Ce soir, je veux juste que tu me laisses rester un peu.
Elle me regarde. Longtemps. Et finit par lâcher :
— T’as dix minutes. Et si dans ce laps de temps tu me sors encore un “je connais tes habitudes de sommeil”... je te vire.
Ca c’est ma Seraphina..
Je lève les mains.
— Promis. Pas un mot sur l’oreiller.
Elle s’installe un peu mieux sur le lit. Moins rigide. Mais pas détendue non plus.
Moi, je reste debout. Parce que le sol sous mes pieds est plus sûr que ce qu’elle est pour moi.
Et pourtant, je suis incapable de m’en aller.
Je reste là, comme un idiot, les mains dans les poches, à regarder Seraphina s’installer comme si elle m’accordait une audience royale. Son regard est mi-sceptique, mi-curieux, et je sais que chaque seconde qui passe est un test.
— Bon, t’as huit minutes maintenant, annonce-t-elle. T’as intérêt à rentabiliser.
— Tu me stresses plus qu’un interrogatoire en salle d’interrogation 6B, tu sais ?
Elle arque un sourcil.
— J’espère que c’est une vraie salle. Sinon, t’es juste en train de te griller encore plus.
Je ris doucement.
— C’est une vraie salle. Murs gris. Vitres sans tain. Un café tellement infâme qu’il pourrait réveiller un coma.
Elle détourne le regard, mais cette fois je la vois sourire. Juste un peu.
— Dis-moi un truc, demande-t-elle soudain. Quelque chose qui me concerne. Mais pas... pas un fait. Un souvenir. Un vrai.
Je me racle la gorge, surpris par la douceur de sa demande. Par la vulnérabilité derrière ses mots.
— Un souvenir ?
Elle hoche lentement la tête.
— Un moment que tu regrettes d’avoir perdu.
Je m’assieds enfin, sur le bord du fauteuil près de la fenêtre. Et je cherche. Pas dans les dossiers, pas dans les images classées par ordre chronologique dans ma tête. Je cherche dans ce qu’il reste de vivant en moi.
— Y’a eu une nuit, dis-je doucement. Où on s’est retrouvés dans un vieux square. Tu portais un sweat beaucoup trop grand pour toi. Et t’avais froid. Mais tu refusais que je te le rende. T’as dit que tu le gardais jusqu’à ce que le soleil se lève.
Elle fronce les sourcils, comme si quelque chose la démangeait au fond de la mémoire.
— Et après ?
— Après, t’as fini par t’endormir contre moi. Sur ce banc pourri. Et je me souviens de m’être dit que j’étais foutu. Parce qu’il y avait ce moment, suspendu, où rien ne comptait sauf toi. Et je savais que j’allais devoir te perdre.
Le silence s’épaissit. Elle ne parle pas. Ne bouge pas. Ses yeux brillent, mais elle reste droite, presque figée.
— Je ne me souviens pas, murmure-t-elle. Mais j’ai envie d’y croire.
Je souris tristement.
— C’est suffisant pour moi.
Elle me regarde alors, et ses barrières remontent d’un cran. Elle se redresse, cligne des yeux, chasse une larme qui menaçait.
— Tu fais ça souvent ?
— Quoi ?
— Charmer les filles avec des souvenirs qu’elles n’ont pas ?
Je ris, surpris par la brutalité tranquille de sa phrase.
— Non. T’es la seule qui me donne envie de m’expliquer au lieu de fuir.
Elle roule des yeux.
— C’est censé être une ligne romantique ou un aveu de culpabilité ?
— Honnêtement ? J’en sais rien. J’improvise.
Elle secoue la tête, comme si elle luttait contre une émotion qu’elle n’a pas décidé de laisser entrer. Puis elle dit, plus bas :
— J’ai pas encore décidé si je te fais confiance.
Je réponds, sans hésiter :
— Tant mieux. Je préfère une Seraphina prudente qu’une Seraphina amnésique à qui on peut encore mentir.
Cette fois, elle ne sourit pas. Mais elle ne me chasse pas non plus.
Et ça, pour moi, c’est déjà une victoire.