Chapitre 3 - vertige
SERAPHINA, 21ans
Les voix autour de moi s’estompent comme un vieux disque rayé.
Le monde entier semble se figer l’instant où il entre dans la salle.
Il ne dit rien. Il ne sourit pas. Il marche, simplement, avec cette façon presque trop silencieuse de bouger, comme si le bruit ne voulait pas coller à ses pas. Il prend place au fond, son sac posé au sol comme un geste calculé. Les autres continuent leurs bavardages, comme si de rien n’était. Mais mon corps, lui, réagit autrement.
Une contraction sourde dans ma poitrine.
Une tension étrange, diffuse, au creux de mes os.
Je ne le connais pas. J’en suis certaine. Et pourtant, quelque chose en moi vacille.
Il n’a même pas croisé mon regard. Il ne m’a pas vue.
Mais je le vois.
Ses traits sont durs, mais pas bruts. Marqués. Froids. Le genre de visage qu’on retient sans comprendre pourquoi. Des yeux trop sombres pour être simplement bruns, et un air absent, presque ailleurs. Comme s’il portait quelque chose d’invisible sur les épaules.
Je me retourne, tente de me concentrer sur la voix du professeur. Mais mes pensées dérivent, reviennent toujours à lui. À cette impression fugace de déjà-vu. De déjà-senti. Comme si mon corps l’avait reconnu avant moi.
Je note des mots dans mon cahier que je ne lis même pas. Mon écriture se déforme.
Ce n’est pas moi, ça. Pas d’habitude.
— T’as vu le nouveau ? chuchote Noah, penché vers moi avec un sourire en coin.
— Non. Pourquoi ?
— Tu notes le mot “hypnose” depuis dix minutes. J’dis ça, j’dis rien.
Je baisse les yeux.
Effectivement, il a raison.
Hypnose.
Encore. Et encore.
Je m’éclaircis la gorge et repose mon stylo, les doigts engourdis. Le malaise ne part pas.
Et puis, sans prévenir, je sens un regard. Instinctivement, mes yeux cherchent, glissent sur les visages. Et le sien me fauche.
Lui.
Il me regarde.
Pas curieux. Pas moqueur. Juste... présent. Ancré dans mon champ de vision comme une silhouette trop nette dans un monde flou.
Une seconde. Deux peut-être.
Puis il détourne les yeux, comme si de rien n’était.
Mais c’est trop tard.
Le vertige est déjà là.
Le cours touche à sa fin dans un brouhaha de feuilles froissées et de chaises qu’on traîne. Noah me dit quelque chose, sûrement une remarque sarcastique ou une invitation à déjeuner. Je hoche la tête, mais mes yeux glissent déjà vers le fond de la salle.
Vide.
Il est parti.
Aussi silencieusement qu’il est arrivé.
— Tu comptes le suivre jusqu’à chez lui ou tu préfères installer des caméras dans son grille-pain ?
— Très mature, Noah.
Il rit doucement. Je sais qu’il essaie de me détendre. Ça fonctionne à moitié.
Je range lentement mes affaires. Mon cerveau tourne en boucle sur cette sensation étrange. Je l’ai déjà vécue. Pas exactement… mais ce poids, cette brûlure familière dans la gorge, ce n’est pas nouveau. C’est un souvenir sans forme, une émotion sans visage. Un murmure venu d’ailleurs.
Dans le couloir, l’air est plus frais. Plus vif. J’essaie de marcher lentement, de reprendre le contrôle de mon corps, mais mon regard le cherche.
Et il est là.
Dos contre un mur, seul, dans un recoin un peu trop tranquille du bâtiment.
Son regard se lève quand je passe.
Il me fixe. Sans expression.
Je pourrais continuer. Juste passer. Faire comme si je ne l’avais pas vu.
Mais mes pas s’arrêtent.
Je ne sais pas pourquoi.
Peut-être parce qu’il me regarde comme si j’étais un souvenir qui le dérange.
Ou peut-être parce qu’il y a quelque chose dans ses yeux.
Pas du vide. Pas du mépris.
Autre chose.
Je reste là, quelques mètres plus loin, incertaine.
Et c’est lui qui parle en premier.
— Tu me connais ?
Sa voix est grave, posée. Elle ne tremble pas, elle ne cherche pas. Elle dépose juste cette question au milieu de moi comme une lame.
Je cligne des yeux. Ma gorge se serre.
— Non.
— Tu mens mal.
Un souffle. Rien d’hostile. Juste une phrase qui glisse, comme une évidence qu’il n’avait pas besoin de dire.
Je détourne les yeux, troublée.
— Et toi, tu crois me connaître ?
Un silence s’installe. Il m’observe un instant encore, puis il détourne le regard, lentement, et s’éloigne dans le couloir sans répondre.
Il disparaît comme une réponse qu’on ne mérite pas.
Et moi, je reste là, avec un vertige plus grand qu’avant.
Un nom qui me brûle les lèvres sans que je sache pourquoi.
Un manque que je n’ai jamais su nommer.
Le bruit du loquet qui claque résonne dans ma chambre comme une délivrance. Je retire mes chaussures, balance mon sac contre le mur, m’affale sur mon lit.
Ma tête bourdonne.
Je ferme les yeux, mais son visage est encore là. Pas vraiment net. Comme s’il flottait à la lisière de mes souvenirs.
C’est ridicule. J’ai vu ce garçon une seule fois. Quelques secondes à peine. Et pourtant…
Je me redresse.
L’écran de mon ordinateur s’allume dans l’obscurité, projetant une lumière pâle sur mon visage. Mon reflet dans le coin de l’écran me surprend : j’ai l’air fatiguée, plus encore que je ne le pensais. J’ouvre l’onglet dissimulé derrière un raccourci codé, une interface que peu de gens savent décrypter.
Un monde parallèle.
Celui où je vends ce que je sais.
Ce que j’observe.
Ce que je devine mieux que les autres.
Je tape son nom. Lentement. Comme si ça pouvait conjurer ce malaise qui s’insinue en moi.
Azriel Blackwood.
Le système mouline.
Quelques résultats apparaissent. Dossiers flous. Informations minimales. Rien de probant. Comme si quelqu’un avait tout fait pour le maintenir hors des radars. Comme si on ne devait pas savoir qui il est.
Je fronce les sourcils. Ce genre de profil est rare. Et ce genre de sensation — ce mélange d’urgence et d'inconfort — je l’ai déjà ressenti. Avant.
Je me mords la lèvre et clique sur un second onglet. Une messagerie chiffrée, réservée aux demandes particulières.
Une notification clignote.
Un nouveau message.
Un nouveau commanditaire.
"Surveille-le. Tu sais de qui je parle. Tu le reconnaîtras."
C’est tout.
Pas de nom. Pas de détails. Juste cette certitude presque arrogante qu’ils savaient que j’allais comprendre.
Je relis la phrase encore et encore.
« Tu le reconnaîtras. »
Mes doigts tremblent un peu.
Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce sentiment que… que je suis déjà en retard ?
Un frisson me traverse. Je referme brutalement l’ordinateur.
Je ne comprends pas ce qui m’échappe.
Mais une chose est sûre :
Ce n’est pas une simple mission.
Et ce garçon n’est pas un inconnu.
Je rouvre l’ordinateur. Parce que je ne sais pas rester dans le flou. Parce que je déteste les sensations qui n’ont pas de nom.
Cette fois, je creuse plus profondément. Réseaux universitaires. Archives internes. Forums fermés.
Je tombe sur un fichier compressé contenant plusieurs images, toutes liées à son nom.
Je clique.
La première photo s’ouvre lentement, comme si elle résistait à se montrer. Un couloir vide. Il est là, au fond, légèrement flou, mais ses yeux… verts. Transperçants. Il regarde droit dans la caméra.
Je passe à la suivante.
Même chose.
Un autre décor, un autre jour. Mais toujours cette impression dérangeante : il fixe l’objectif.
Comme s’il savait qu’on l’observait.
Comme s’il regardait à travers l’écran.
À travers moi.
Je clique plus vite.
Encore une.
Et une autre.
Toujours ce même regard.
Pas de sourire. Pas de pose. Rien de construit. Juste… lui. Brut. Immobile. Et pourtant, presque vivant dans chaque image.
Je remarque alors un détail qui me fait grimacer : il n’est pas moche.
Je recule légèrement sur ma chaise, comme si cette pensée pouvait être expulsée de ma tête par la distance.
Ce n’est pas le sujet.
Et pourtant… il y a quelque chose dans ses traits, dans la tension qu’il porte, dans la manière qu’il a de défier l’objectif sans même parler.
Il semble ne jamais baisser les yeux.
Je ferme le dossier.
Je n’ai pas le temps pour ce genre de distraction.
Je ne suis pas là pour ça.
Je suis là pour comprendre. Pour découvrir. Pour assembler les morceaux que personne d’autre ne voit.
Mais même en pensant tout ça, même en me répétant que ce n’est qu’un nom parmi d’autres, je sens que quelque chose m’échappe.
Et ce quelque chose a ses yeux verts plantés quelque part dans ma mémoire vide.
Je prends une inspiration. Légère. Instable.
J’ouvre la boîte cryptée, celle qui ne s’affiche pas si l’on ne sait pas qu’elle existe.
Et même là, elle vous regarde comme si elle vous jugeait.
Je glisse les quelques photos dans le message. Pas de texte, juste ça. Les images parlent suffisamment d’elles-mêmes.
Envoyé.
Je reste là, dans le silence de ma chambre, les jambes croisées, le dos courbé vers l’écran, comme si la réponse pouvait surgir plus vite si je me faisais plus petite.
Elle arrive.
Moins d’une minute plus tard.
« Ce n’est pas suffisant. Je veux tout. »
Je relis. Encore.
Ce mot claque dans ma tête.
Tout.
Comme si c’était évident. Comme si on pouvait tout savoir d’une personne. Comme si ça n’avait pas de prix.
Je fixe l’écran, le curseur qui clignote comme un battement de cœur.
Je n’aime pas cette tournure. Pas parce que c’est trop demander. Pas parce que c’est dangereux.
Mais parce que moi, je ne me connais même pas entièrement.
Et on me demande de décortiquer un inconnu comme s’il était un manuel à démonter pièce par pièce.
Je tape une réponse.
Mes doigts hésitent, mais ne tremblent pas.
« Donnez-moi une raison.»
La réponse revient, rapide.
« Tu ne veux pas la vérité ? Commence par la sienne. »
Ça ne veut rien dire…?
Je ferme l’onglet, sans répondre.
Parce qu’au fond, cette phrase résonne trop fort.
Et que j’ai peur de ce que je pourrais trouver.