Chapitre 8 – Chocolat, piano et fantômes du passé
SERAPHINA, 21ans
— J’te préviens, j’vais tomber amoureux d’la barista.
Noah se penche vers moi, conspirateur, alors que la dite barista, un chignon au sommet du crâne et des fossettes redoutables, nous tourne le dos.
— Elle m’a mis deux sucres et un sourire.
Je lève les yeux au ciel.
— C’est peut-être juste son boulot.
— Le mien aussi c’est d’être irrésistible, tu vois, on fait tous des efforts.
Il me tend mon chocolat chaud avec un air dramatique, comme s’il m’offrait un artefact sacré.
— Sans sucre, comme toi. T’es déjà assez douce comme ça.
Je le dévisage avec un sourcil levé.
Il éclate de rire, ce rire bruyant et lumineux que j’associe à des souvenirs qui sentent le popcorn brûlé et les nuits d’insomnie partagées.
— T’inquiète pas, je t’aime que comme on aime un paquet de chips à 3h du matin : nécessaire mais pas romantique.
Je souffle du nez, un peu trop attendrie à mon goût.
Le bar est petit, feutré, presque vide à cette heure. Il y a des livres sur les étagères, des vinyles encadrés au mur, et au fond, un vieux piano droit qui a vu des années et des chagrins.
— T’as dit que tu savais jouer ? je demande.
Noah se redresse, craque ses doigts comme un pianiste de concert (ou un type qui s’apprête à faire une bêtise).
— Mademoiselle Ravenscroft, permettez-moi de vous prouver que j’ai au moins un talent utile dans cette vie.
Il s’installe au piano, tape une note, grimace.
— Il est désaccordé. Parfait, ça colle avec mon âme.
Je roule des yeux encore une fois.
Puis il commence à jouer.
“Comptine d’un autre été.”
Les premières notes flottent, fragiles, presque timides. Et très vite, la magie opère.
C’est fluide. Délicat.
Il a cet air concentré, les yeux mi-clos, les doigts qui dansent comme s’ils racontaient quelque chose qu’il n’a jamais su dire avec des mots.
Et moi… je reste là. Muette.
À l’écouter.
À sentir mon cœur se serrer dans un mélange étrange de mélancolie et de tendresse.
Quand il termine, il lève les mains comme un chef d’orchestre et me lance un clin d’œil.
— T’as vu ? J’peux être autre chose qu’un parasite affectif.
— Tu peux être un parasite musical aussi, je réponds, mais ma voix est un peu trop douce pour être crédible.
Le chocolat est tiède maintenant.
On rigole, encore, toujours.
On parle de tout et de rien, jusqu’à ce que Noah parte discuter avec la fameuse barista (évidemment) et que je vérifie mes messages.
Une seule notification.
Numéro inconnu.
Pièce jointe.
Je fronce les sourcils.
Clique.
Le monde ralentit.
La photo est vieille.
Granuleuse.
Un peu floue.
On dirait un cliché volé d’un autre siècle.
Une fillette, quatre ou cinq ans. Des cheveux clair en bataille, un sourire timide.
Moi.
Et à côté…
Un garçon. Peut-être un peu plus âgé. Il la tient par la main.
Des yeux sombres mais magnifiques. Une expression trop sérieuse pour son âge.
Azriel.
Je n’arrive pas à respirer.
Je ne me souviens pas.
Pas de lui.
Pas de cette photo.
Pas de ce jour.
Mes doigts tremblent. Le bar, les rires, la musique, tout s’estompe derrière cette image sortie d’un passé que je ne reconnais pas.
Je sens une main sur mon épaule.
Noah.
— Sera ? T’as vu un fantôme ou quoi ?
Je cligne des yeux. Replonge dans le présent.
— Je crois… que c’est exactement ça.
Je regarde à nouveau la photo.
Mon écran vibre un peu sous mes doigts, mais ce n’est pas le téléphone qui tremble, c’est moi.
L’image est plus nette maintenant que mes yeux se sont habitués. Mon regard accroche d’abord ce que je connais : ma robe trop grande, mes bras trop fins. Je suis maigre. Pas juste enfantine, pas juste mince. Maigre comme on l’est quand quelque chose ne va pas. Quand les os veulent parler à notre place.
Je pince les lèvres.
Mon visage est un mélange d’innocence et de silence. Un sourire d’apparence, collé là comme un autocollant abîmé.
Et puis il y a lui.
Azriel.
Enfant.
Mais déjà lui.
Son regard capte l’objectif comme s’il savait qu’un jour cette image reviendrait.
Comme s’il m’attendait dans cette photo.
Et moi, je ne m’en souviens pas.
Pas un détail.
Pas un lieu.
Pas une sensation.
Rien.
Je zoom un peu, cherchant un indice.
Le sol est carrelé, blanc cassé. Un couloir d’institution ? D’hôpital ? D’école ? Il y a des couleurs pastel sur les murs, une affiche floue au fond, comme un soleil dessiné par un enfant.
Et puis…
Quelque chose dans le coin.
Un garçon.
Cheveux roux, courts. Il est partiellement flou, presque masqué par le contre-jour de la fenêtre. Il ne regarde pas la caméra. Il est de profil, immobile, comme un morceau du décor.
Je fronce les sourcils.
Aucune reconnaissance.
Juste un malaise diffus, sans nom.
Un détail de trop dans une image qui en dit déjà trop peu.
— Tu regardes quoi ? demande Noah, en me rejoignant avec un sourire mielleux. Elle a glissé son numéro sur le ticket de caisse. J’te plais encore plus quand je joue du piano apparemment. Je devrais devenir romantique, tu crois ?
Je verrouille l’écran. Trop vite. Trop brusquement.
— Rien.
Je mens mal. Il le sait. Mais il ne pousse pas.
Il me tend un cookie.
— Tiens. Chocolat noir. Remède officiel contre les crises existentielles.
Je prends le cookie. Mais j’ai un goût de métal dans la bouche.
Un goût de souvenirs qui n’existent pas.
Ou plus.
Noah s’enfonce dans le canapé avec un soupir content.
Moi, je reste figée.
Il y a une fillette dans cette photo.
Une que j’ai été.
Et deux garçons que je ne comprends pas.
Et si ce n’était pas une image volée…
Mais un souvenir qu’on m’a volé ?
Je garde le cookie en main.
Je le regarde.
Je ne le mange pas.
Mon téléphone est posé à côté, écran noir, mais c’est comme s’il me hurlait à la figure. Comme si cette photo continuait d’exister, même dans le silence. Surtout dans le silence.
Noah mâche son cookie bruyamment, détendu comme s’il était dans un spa émotionnel.
Moi, j’ai l’estomac noué. Et plus j’essaie d’oublier l’image, plus elle me colle à la peau.
Je n’arrive pas à respirer normalement.
Je me sens folle.
Et puis, sans y penser, je prends le téléphone.
Je le déverrouille.
Je clique sur la photo.
Je tends l’écran à Noah.
— Regarde.
Il plisse les yeux. Puis les ouvre grand.
— C’est toi ? demande-t-il, doucement.
J’acquiesce.
— Et… c’est Azriel, non ? À gauche ?
Nouveau hochement de tête. J’ai la voix coincée sous ma langue.
— Mais… vous vous connaissiez ? Avant ? Genre, bien avant ?
— Non. Enfin… pas que je sache.
Il continue d’observer. Plus longtemps que prévu.
— C’est pas une de ces applis chelou qui te font ressembler à une gamine ? Ou un fake avec l’IA ? Ils sont forts maintenant, ces bâtards numériques.
Je secoue la tête.
— C’est moi. Je le sens. Et lui aussi.
Je désigne l’enfant roux à l’arrière.
— Lui, tu le reconnais ?
Noah s’approche, zoom comme un FBI du dimanche.
— Hm… non. Il a l’air de juste… passer par là. C’est peut-être rien.
Mais il ne sourit plus.
Son humour s’est barré en douce.
— Qui t’a envoyé ça ?
— Numéro inconnu.
— Sera… c’est flippant. Genre, vraiment flippant. Tu crois qu’on t’espionne ? Qu’Azriel te cache quelque chose ? Ou que tu as oublié quelque chose de grave ?
— Je sais pas. Mais ça me hante.
Il me regarde. Longtemps.
Puis il me rend le téléphone.
— Bon. On va faire ce que deux personnes mentalement instables feraient dans ce cas-là.
— C’est-à-dire ?
— On va enquêter.
Il sourit.
— Et je te promets solennellement de ne pas mourir en chemin. Sauf si la barista m’invite chez elle.
Je ris, un peu.
Ça fait du bien. Même si c’est fragile.
Il ajoute, plus sérieux :
— On va comprendre, Sera. On va retrouver les morceaux.
Je le crois.
Mais une voix en moi murmure : et si tu ne voulais pas les retrouver ?
Le matin me tombe dessus comme un couvercle.
J’ai mal dormi. Ou mal rêvé.
Ou peut-être les deux.
Mais une chose est claire : je ne peux pas rester là, à attendre que les souvenirs me reviennent comme des feuilles mortes.
Je vais aller le voir.
Lui. Azriel.
Lui demander.
Lui montrer.
Lui faire face.
Je me lève.
Je passe par la salle de bain, les jambes molles, le cerveau en coton. Sous la lumière blanche, je retire mon t-shirt trop large, mon short de pyjama. L’eau chauffe pendant que je fais semblant de ne pas me regarder.
Mais mes yeux finissent toujours par glisser vers le miroir.
Comme un réflexe.
Comme une trahison.
Et là, je le vois.
Mon corps.
Maigre.
Pas délicat. Pas svelte.
Maigre.
Côtes visibles. Clavicules pointues. Jambes qui pourraient casser si on les pliait mal.
Et bizarrement, je ne suis pas surprise.
Je reste là, nue devant la glace embuée, le regard figé, le ventre creusé.
Je sais.
Je n’ai pas besoin d’une vérité médicale ou d’un diagnostic.
Je sais que j’ai déjà vécu ça.
La faim absente.
Le dégoût à la vue de la nourriture.
La peur, même, parfois.
De ce que manger pourrait signifier.
Je fronce les sourcils.
Pourquoi ça ne m’étonne pas ?
Pourquoi cette maigreur me semble normale ?
Pourquoi je me regarde sans panique, juste avec une vieille lassitude familière ?
Comme si ce n’était pas nouveau.
Comme si ça faisait partie de moi depuis longtemps.
Une autre Seraphina.
Celle d’avant l’amnésie.
Celle que je n’ai pas choisie de redevenir, mais qui est toujours là, en silence.
L’eau devient brûlante derrière moi.
Je monte dedans.
Je ferme les yeux.
Je me lave vite.
Comme si ça pouvait effacer quelque chose.
Mais il y a des choses qui s’incrustent plus profond que la peau.
Et aujourd’hui… je veux des réponses.
Je sors, m’habille.
Ma main hésite un peu avant de prendre le téléphone.
J’ai peur. Oui.
Mais j’y vais.
Je vais le voir.
Je frappe.
Un bruit sec dans le couloir vide.
La porte s’ouvre doucement.
Et là, je le vois.
Azriel.
Le même qu’hier, et pourtant… pas tout à fait.
Pas ce matin.
Pas avec ce regard-là.
Son téléphone est encore dans sa main.
L’écran éclaire ses doigts.
La photo. Ma photo. Notre photo.
Il la regarde comme on regarde une blessure qu’on pensait refermée.
Je tends la mienne, muette.
La même. Un double.
Un écho du passé qu’on n’a pas demandé à entendre.
— Tu l’as reçue aussi, je souffle.
Il hoche la tête.
— Ce matin.
Sa voix est plus rauque.
Plus lasse.
— C’est qui ? je demande. Qui nous l’a envoyée ?
Il ne me regarde pas.
Ses yeux restent sur l’écran, même si son doigt l’a déjà verrouillé.
Comme s’il voulait continuer à y voir quelque chose.
— Quelqu’un qui ne devrait plus exister.
Mon cœur rate un battement.
Je fixe la photo.
Ce reflet d’une autre vie.
Je remarque encore une fois mes bras trop fins. Mes joues creusées.
Et ce garçon, tout au fond. Flou. Roux.
Inconnu. Et pourtant…
— Tu le connais, hein ? je demande.
Pas de réponse.
Pas besoin.
Je le vois dans la tension de sa mâchoire.
Dans le léger tressautement de son sourcil gauche.
Il sait.
Et il ne veut pas que je sache.
— Azriel, parle-moi. T’avais dit qu’on se connaissait. Mais c’est plus que ça, pas vrai ?
Il ferme les yeux une seconde.
Longue. Silencieuse.
Puis, enfin, il murmure :
— T’as oublié pour une raison, Seraphina.
Je reste figée.
— C’est quoi, ça ? Une façon de me dire de laisser tomber ? Parce que je t’arrête tout de suite : non.
Il secoue la tête.
— Ce n’est pas que je veux que tu oublies… C’est que je veux que tu survives. Et parfois, c’est la même chose.
Ses mots sont tranchants. Calmes. Fatals.
Il fait un pas en arrière.
Sa main se referme sur la poignée de la porte, sans la fermer, sans l’ouvrir non plus.
Comme s’il me laissait le choix.
Comme s’il m’offrait la distance.
— Je t’ai retrouvée, Seraphina.
Il me fixe enfin. Les yeux humides, mais pas faibles.
— Mais je ne suis pas sûr d’avoir le droit de te garder.
Mon ventre se tord.
Il continue, plus bas.
— Ce qu’on a vécu… Ce que tu as vécu… ce n’est pas une histoire romantique. C’est une tragédie. Et moi, j’étais là pour la fin.
Je tremble. Mais je ne pleure pas.
Je veux hurler. Le secouer. Le forcer à parler.
Mais tout ce que je trouve, c’est un mot :
— Pourquoi tu restes, alors ?
Il baisse les yeux. Un sourire triste étire ses lèvres.
— Parce que j’ai été con. Et amoureux. Et parce que j’ai cru que le passé ne nous rattraperait pas.
Un silence.
Puis, dans un souffle :
— Mais il court plus vite que nous.
Et la porte se referme lentement.
Pas violemment.
Pas avec colère.
Juste… comme un adieu qu’on n’ose pas prononcer.