Chapitre 14 - Comme si j’avais disparu de lui
SERAPHINA, 21ans
Je ne devrais pas être là.
Je ne devrais pas avoir suivi Azriel jusqu’ici.
Je ne devrais pas entrer dans sa solitude comme on marche dans une cathédrale en ruines.
Mais il m’a laissée entrer.
Pas avec des mots. Pas avec un geste.
Juste en oubliant de verrouiller.
Et moi, j’ai oublié d’avoir peur.
L’endroit sent l’encre et la pluie.
Des papiers, des notes, des carnets.
Des pages qu’il noircit sans jamais les montrer.
Et au milieu… une boîte.
Un peu poussiéreuse, rangée derrière des cahiers aux reliures d’enfant.
Je l’ouvre sans réfléchir.
Et là, pliée entre deux dessins grossiers d’un passé oublié :
Une lettre.
L’enveloppe est décorée de stickers maladroits.
Des étoiles. Un dragon mal dessiné.
Mon prénom est écrit au feutre bleu, majuscule, tremblant :
SERAPHINA
Mon cœur s’arrête.
Je reconnais l’écriture.
Pas celle d’aujourd’hui — celle d’avant.
Avant qu’il devienne ce garçon de silence.
Avant que moi, je devienne une absence qui marche.
Je déplie la feuille. Elle est froissée sur les bords, jaunie par le temps.
« Seraphina,
(mais j’aime bien quand on t’appelle Sera)
Tu ne viens plus à la cantine.
Tu dis que t’as pas faim.
Mais hier, t’as mis tes doigts dans tes manches pour que la prof voie pas tes bras.
Et moi, j’ai tout vu. Même si j’ai rien dit.
J’ai demandé à maman si quelqu’un peut devenir invisible sans mourir.
Elle m’a dit que non, que c’est pas possible.
Mais moi je crois que si, parce que toi, t’es en train de disparaître et personne dit rien.
J’ai écrit une blague sur une feuille pour que tu rigoles mais t’étais pas là.
Alors je l’ai gardée. Peut-être que je te la lirai un jour.
Je veux juste que tu reviennes.
Pas pour moi. (Bon… peut-être un peu.)
Mais surtout parce que t’étais la fille qui riait plus fort que tout le monde.
Et maintenant t’es la fille qui fond comme de la glace.
Sera…
Tu peux tout casser si tu veux. Même moi.
Mais reste.
S’il te plaît.
Azriel
(qui t’aime depuis le jour où tu m’as prêté ton cookie à la fraise) »
Je reste immobile.
Le monde, autour, devient flou.
Mais la lettre, elle, est nette comme un cri.
Je n’ai aucun souvenir de cette époque vu par lui.
Je savais que j’allais mal.
Mais je ne savais pas qu’il me regardait avec autant de tendresse que de douleur.
Et cette phrase...
« Tu peux tout casser si tu veux. Même moi. Mais reste. »
Je serre la lettre contre moi.
Comme si je pouvais remonter le temps.
Comme si je pouvais lui répondre.
Mais peut-être que je peux encore le faire.
Pas par les mots.
Par les actes.
Je ne devrais pas rester.
Je le sais.
Mais cette lettre... elle a fissuré quelque chose.
Elle m’a laissée ouverte.
Et maintenant, tout entre.
La lumière douce qui glisse sur le parquet.
L’odeur de bois humide.
Le silence.
Et surtout, les autres souvenirs — ceux qu’il a gardés à ma place.
Je repose la lettre avec des gestes d’archéologue.
Comme si elle pouvait se briser.
Puis je fouille.
Je ne suis plus moi.
Je suis une version de moi qui cherche la vérité entre les pages pliées, les silences accumulés.
Il y a un carnet sans titre.
Reliure en tissu, coutures défaites sur le bord.
Quand je l’ouvre, une photo s’en échappe.
C’est moi.
Enfin… c’est une version de moi, lointaine.
Trop maigre.
Les cernes creusées.
Mais les yeux encore vivants.
Et derrière la photo, gribouillé au crayon :
"Avant qu’elle oublie qu’elle méritait d’exister."
Je ferme les yeux.
Ça brûle.
Pas mes yeux. Pas ma gorge.
Mais quelque chose plus profond. Plus ancien.
Je tourne les pages du carnet.
Et je tombe sur un poème.
Ou peut-être juste un cri qu’il a posé en silence.
"Elle était là sans être là.
Un fantôme qui s’excusait d’occuper l’air.
Elle disait : ça va.
Mais son corps criait famine."
"Je voulais lui dire que je l’aimais.
Mais je savais qu’elle aurait pensé que c’était une erreur."
"Alors j’ai fermé ma gueule.
Et j’ai ouvert mon carnet.
Et je l’ai aimée en cachette."
Je referme brusquement le carnet.
Comme si j’avais entendu un hurlement.
Je suffoque.
Pas parce que c’est trop.
Mais parce que c’est vrai.
Azriel m’a aimée quand moi je ne pouvais même pas me supporter.
Il m’a vue quand je me rendais invisible.
Je tombe sur un petit classeur, dissimulé sous son lit.
Et dedans… des impressions papier.
Des relevés. Des courriels imprimés.
Des captures d’écran.
Je fronce les sourcils.
Des fragments de forum. De groupes de soutien.
"Comment aider quelqu’un atteint d’anorexie sans le brusquer ?"
"Les phrases à éviter."
"Être présent sans contrôler."
Et au dos de chaque page…
Des annotations manuscrites.
"Ne pas lui parler de son poids. Même si elle fond."
"Ne jamais lui dire qu’elle est malade. Lui parler de force, pas de faiblesse."
"Lui rappeler qui elle est, pas ce qu’elle est devenue."
Je tombe à genoux.
Et cette fois, je pleure.
Je pleure pour la fille que j’étais.
Pour le garçon qui m’a aimée alors que je ne m’aimais pas.
Pour tout ce qu’on s’est dit sans parler.
Et pour tout ce que j’ai oublié.
Je suis là, au milieu de son monde.
Et je comprends.
Azriel n’a pas simplement survécu à mon absence.
Il s’est reconstruit autour d’elle.
Autour de moi.
Et si je pars maintenant…
Je crois qu’il ne s’en remettra pas.
Mais est-ce que je suis prête à revenir ?
Je suis toujours au sol.
Entourée de ses silences.
Mes mains tremblent, mes joues sont froides.
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là.
Je devrais partir.
Mais une part de moi sait qu’il reste quelque chose.
Quelque chose qu’il ne voulait jamais que je voie.
Quelque chose d’enfoui au fond d’un tiroir, fermé par un cadenas ridicule.
Je prends une épingle plantée dans un mur, et je le force.
Ça saute avec un clic sec.
Et je regrette déjà.
À l’intérieur : une clé USB.
Aucune étiquette.
Juste le poids minuscule d’un monde entier.
Je la branche dans son vieux ordinateur.
Le mot de passe est une date.
Ma date de naissance.
Putain, Azriel.
Sur le bureau : un seul dossier.
"SERA – NE PAS OUVRIR"
Je l’ouvre.
Je n’ai plus peur.
Juste mal.
Il y a des fichiers audio. Des enregistrements.
Des monologues.
Il parlait seul.
Je lance le premier.
Sa voix. Plus jeune.
Brisée.
« Aujourd’hui elle m’a dit qu’elle ne voulait plus exister.
Mais elle l’a dit comme on dit qu’il va pleuvoir.
Comme si c’était une évidence.
Et moi j’ai rien dit.
J’ai juste serré les poings.
Parce qu’à quoi ça sert d’aimer quelqu’un qui se déteste ? »
Je lance un autre.
« Si elle meurt…
Je veux que quelqu’un sache que je l’aimais.
Que j’aurais tout donné.
Mais que j’étais trop lâche.
Trop jeune.
Trop inutile. »
Puis un troisième.
Celui-là…
Il date d’il y a moins d’un an.
« Elle ne se souviendra jamais.
Elle m’a regardé comme si j’étais un étranger.
Et j’ai souri.
J’ai dit : enchanté.
Alors que je la connaissais mieux qu’elle-même.
C’est cruel, non ?
Que le cerveau puisse effacer l’amour, mais pas la douleur. »
Je ne respire plus.
J’enclenche le dernier fichier.
C’est juste… un sanglot.
Le sien.
Pas de mots.
Rien que le son d’un garçon qui ne sait plus comment tenir debout.
Un garçon qui a aimé en silence, jusqu’à s’en rendre malade.
Un garçon qui a voulu mourir avec moi, sans que je le sache.
Et c’est là que je trouve le fichier texte.
Un document.
Une bombe.
"Lettre à lire si je ne reviens pas."
Je l’ouvre.
Et je lis.
Sera,
Si tu lis ça, c’est que j’ai disparu.
Pas en mode dramatique, non. Juste… disparu.
Foutu hors-circuit. Parti sans bruit.
Tu ne te souviens plus de moi, pas vraiment.
Mais moi, je n’ai jamais oublié.
Tu étais ma lumière. Même quand tu te haïssais. Même quand tu n’étais que l’ombre de toi.
Et si je pars, ce n’est pas pour te punir.
C’est pour que tu vives. Sans moi. Parce que je crois que je t’abîme.
J’ai essayé de rester fort. Mais je me suis effrité à chaque pas que tu faisais loin de moi.
Et tu ne regardais même pas derrière.
Alors je vais faire le seul truc que je sais faire : m’effacer.
Mais souviens-toi de ça. Juste ça.
Je t’ai aimée au point de préférer ton bonheur à ma survie.
Et si je pouvais recommencer, je t’aimerais encore. Même si ça me tue.
Azriel.
J’ai froid.
Froid jusqu’à l’os.
Il…
Il avait prévu de partir.
De disparaître.
Il l’a peut-être déjà fait.
Je suis peut-être en train de lire les derniers mots d’un garçon que j’ai trop oublié.
Et tout s’effondre.
Je n’ai pas quitté sa chambre. Je n’en ai pas eu le courage.
Le fichier est resté ouvert sur son écran, comme une plaie béante que je n’ai pas refermée. Je n’ai pas voulu le faire. Pas par cruauté, non. Mais parce que c’est la première fois que j’entends sa voix sans qu’elle me soit hostile, sans masque, sans cette barrière glacée qu’il érige depuis qu’on s’est « retrouvés ».
Et dans ce dernier enregistrement, j’ai compris.
Ce n’est pas moi qui ai le plus souffert.
C’était lui.
Azriel n’a jamais levé la voix. Il n’a jamais supplié. Il n’a jamais dit « regarde-moi, aime-moi, sauve-moi ». Il s’est juste effacé. Lentement. Avec une patience douloureuse. Il a encaissé mes absences, mes silences, mes regards vides. Et il a continué à m’aimer quand moi, je n’arrivais même pas à me regarder dans un miroir.
Je me suis allongée dans son lit comme on se glisse dans une tombe chaude, une tombe douce. Pas pour mourir, mais pour comprendre.
Il y avait encore son odeur, cet étrange mélange de pluie, de livres anciens et de quelque chose d’indéfinissable, comme un reste de rêve. Les draps étaient froissés, le coussin creusé par sa tête. J’ai posé ma main là, sur cette empreinte invisible. J’aurais pu pleurer, mais les larmes ne servaient plus à rien. Pas ce soir. Pas après tout ça.
Je suis restée allongée, immobile. Et mes pensées ont défilé comme un orage.
J’ai pensé à toutes les fois où j’ai été injuste. À toutes les fois où je l’ai repoussé, humilié, ignoré. J’ai pensé à ce garçon aux yeux trop noirs pour son âge, à ses gestes maladroits, à sa façon de me regarder comme si j’étais un miracle, même quand j’étais au plus bas.
Et puis, j’ai pensé à cette lettre.
À ces mots qu’il m’a laissés pour un « au cas où ».
Comme si ma vie était un champ de mines, et la sienne une pièce vide où il aurait attendu l’explosion.
Je me suis endormie sans m’en rendre compte. Je crois que mon corps n’a pas supporté le poids de la vérité.
Quand je me suis réveillée, tout était flou. La pièce était sombre, silencieuse. J’ai d’abord cru rêver, puis j’ai senti une présence. Une chaleur.
Il était là.
Azriel.
Il était derrière moi, allongé tout contre mon dos, ses bras passés autour de ma taille, sa respiration lente et régulière effleurant ma nuque. Il dormait.
Mon cœur s’est mis à battre si fort que j’ai cru qu’il allait me trahir. Je n’ai pas bougé. Je n’ai même pas osé respirer profondément.
Il m’avait rejointe.
Il m’avait trouvée dans son lit.
Et il m’avait prise dans ses bras. Comme si c’était normal. Comme si c’était encore possible.
Je me suis demandé s’il savait que j’avais tout lu. S’il avait remarqué le cadenas forcé, les fichiers ouverts, la lettre lue. Peut-être que oui. Peut-être qu’il s’en fichait. Ou peut-être qu’il était juste fatigué de tout cacher.
Je suis restée ainsi, les yeux ouverts dans le noir, à écouter le son de sa respiration. Et pour la première fois depuis des années, je n’ai pas cherché à m’échapper de mes propres pensées. Je n’ai pas eu peur d’exister dans un espace partagé. J’étais là. Avec lui. Vivante.
Et j’ai compris.
Je reste là, les yeux toujours fermés, mes pensées dans un tourbillon que je ne peux plus stopper. L’air entre nous est devenu lourd, saturé de non-dits, de regrets et d’une tendresse sourde qui me serre la gorge. Son corps contre le mien est un poids réconfortant et effrayant à la fois. Il me garde près de lui, comme si, pour une raison inconnue, il ne voulait pas que je m’échappe, que je disparaisse encore.
Et je voudrais partir. Je voudrais reculer pour le laisser respirer, pour m’échapper, mais je suis bloquée. Coincée dans la douceur de son étreinte et dans la réalité des dernières découvertes. Une partie de moi veut tout effacer, repartir à zéro, tout recommencer, mais l’autre, la plus honnête, sait que rien ne sera jamais plus pareil.
Je n’ose pas bouger, je n’ose pas respirer trop fort.
Mais finalement, ses bras bougent. Il soupire, tout contre moi, et ses doigts se resserrent légèrement autour de ma taille, comme pour vérifier que je suis toujours là. Il se réveille lentement, les paupières papillonnant, comme si la réalité le frappait à retardement.
Je me fige, le cœur battant plus fort.
Azriel tourne la tête vers moi, ses yeux sombres se cherchant dans la pénombre, et son regard se pose sur mon visage. Son souffle se coupe un instant lorsqu'il réalise où il est, qu'il m’a retrouvée, là, contre lui.
Il ne dit rien au début. Il me fixe, comme s’il avait peur de briser un moment trop fragile. Et puis il me touche doucement, effleurant ma joue de ses doigts, comme s'il avait besoin de sentir que je suis réelle, que je suis là, enfin.
« Seraphina... » murmure-t-il, sa voix encore éraillée par le sommeil, mais aussi par quelque chose de plus profond, de plus sincère.
Je n’arrive pas à répondre tout de suite. Je suis paralysée. Je veux lui dire tant de choses, mais je n’arrive pas à choisir les mots. Je voudrais crier ma culpabilité, tout le mal que j’ai causé, toute la douleur que j’ai infligée sans même m’en rendre compte, mais les mots restent bloqués dans ma gorge.
Et puis, je sens une chaleur envahir mon visage. Les larmes montent sans que je puisse les arrêter. Elles dévalent mes joues, silencieuses, mais incontrôlables.
Azriel fronce les sourcils, inquiet. Il se redresse légèrement, posant une main sur mon bras. « Seraphina... » répète-t-il, plus fort cette fois, comme un appel.
Je ne peux pas m’arrêter de pleurer. Pas après tout ce que j’ai découvert. Pas après avoir vu ce qu’il a écrit, ce qu’il a ressenti. Tout ce qu’il a encaissé pendant que je sombrais. Il m’a tenue à bout de bras, silencieux, alors que je m’effondrais.
J'ai été égoïste. J’ai été aveugle.
Il se penche vers moi, les yeux pleins de cette douceur infinie qui me bouleverse encore. Et sans un mot, il me prend dans ses bras, comme une évidence. Il me serre contre lui, doucement, en silence, comme s’il savait que c’était ce dont j’avais besoin.
Je n’arrive toujours pas à parler, mais il n’a pas besoin de mes mots. Il comprend, dans le silence de l’instant, tout ce qui se passe en moi. Il est là, tout contre moi, son souffle régulier dans mes cheveux. Il me berce presque, comme pour apaiser une douleur que lui-même ne peut pas guérir.
Finalement, je laisse échapper une autre série de sanglots étouffés, contre lui. Il me serre un peu plus fort, sans dire un mot. Ses bras autour de moi sont la seule chose réelle dans cet instant. C’est tout ce dont j’ai besoin.
Il me laisse pleurer, sans me juger, sans me poser de questions. Peut-être qu’il sait que, cette fois, c’est lui que je pleure. Lui, que j’ai ignoré, que j’ai blessé en fermant les yeux sur tout ce qu’il a fait pour moi.
Il ne me laisse pas. Il me garde près de lui. Et je suis terrifiée. Parce que je n’ai pas encore trouvé comment lui dire tout ce que j’ai sur le cœur. Mais j’ai du temps. Nous avons du temps.
Et pour la première fois, je me sens à l’endroit où je devrais être.
Dans ses bras.
Et avec lui.