Chapitre 5 - le reflet
SERAPHINA, 21ans
Le campus est bruyant. Étouffant.
J’ai la tête qui pulse. Les voix des autres montent et descendent comme une marée d’aigus, et au milieu, une sensation que je n’arrive pas à étouffer. Comme si quelqu’un m’observait. Encore.
Je descends les marches du bâtiment B, espérant que l’air frais me remette les idées en place.
Et évidemment.
Il est là.
Adossé au muret près des vélos, les bras croisés, le regard droit devant lui. Il ne me regarde même pas.
Et c’est précisément ce qui me fout en rogne.
Je ralentis à peine en passant devant lui, mais il tourne la tête.
Juste un peu.
Juste assez pour que nos regards se croisent.
Et ça suffit.
— Tu me suis ? je lâche, sans m’arrêter.
Il ne bouge pas. Mais sa voix me suit, calme, grave, étrangement posée.
— Tu crois que le monde tourne autour de toi ?
Je m’arrête. Je me tourne vers lui. Lentement. Je plisse les yeux.
Il est plus grand que je ne pensais. Beaucoup plus.
Et ses yeux… ils ont la même couleur que dans mes rêves, mais en vrai, ils paraissent encore plus clairs. Plus précis. Comme si rien ne pouvait leur échapper.
Mais je serre les dents.
Pas question de le laisser gagner du terrain.
— Non. Je pense juste que tu me regardes comme si tu savais des choses que t’es pas censé savoir.
Il penche la tête, doucement.
— Tu veux dire comme le fait que tu dors mal depuis qu’on s’est croisés ? Ou que tu fais tout pour paraître calme, alors que ton poing se crispe dans ta manche depuis que t’as ouvert la bouche ?
Je baisse brièvement les yeux. Mon poing est bien là, fermé, dissimulé.
Je le détends d’un coup sec.
— T’as un don pour l’analyse gratuite, Blackwood ?
— Je fais pas dans le gratuit, d’habitude.
— Ah, donc tu monétises ton arrogance.
Un coin de ses lèvres tressaute. Pas un sourire franc. Un frisson d'amusement. Comme s’il savourait chaque répartie que je lui balance.
— J’ai surtout appris à reconnaître quand quelqu’un met tout en place pour garder le contrôle. Et qu’il est à deux doigts de le perdre.
Je m’approche, juste un peu. Juste assez pour qu’il doive baisser légèrement les yeux vers moi.
— Et t’espères quoi, exactement ? Que je m’effondre ? Que je t’avoue que tu me perturbes ? Désolée de te décevoir.
Il me fixe, et ce regard-là… il brûle.
Pas comme une menace. Pas comme une invitation non plus. Quelque chose d’intermédiaire. Dangereusement ambigu.
— J’espère rien. J’observe. Tu m’intrigues, c’est tout.
— T’es au courant que t’as le ton d’un type qui va finir par découper quelqu’un dans une cave, non ?
Cette fois, il rit. Un vrai rire, court, étonné.
— Et toi, t’as le ton d’une fille qui va finir par le faire avant moi.
Je le fixe, silencieuse. Et je déteste que cette phrase me fasse sourire intérieurement.
— Tu sais rien de moi, je réponds.
— Tu le dis comme si t’étais sûre d’en savoir plus sur toi-même que moi.
Je me recule d’un pas, bras croisés.
— T’es pas aussi intéressant que tu crois, tu sais.
Il hoche la tête lentement. Puis il s’avance. Un pas. Deux.
Et là, il est à un souffle de moi.
Je pourrais m’éloigner. J’y pense. Mais j’attends. J’attends je ne sais quoi. Peut-être qu’il dise quelque chose d’idiot. Peut-être qu’il s’excuse.
Il ne fait ni l’un ni l’autre.
— Moi non plus, je dors plus, murmure-t-il.
Je cligne des yeux. Son regard est planté dans le mien. Sérieux. Brûlant de vérité. Pas une provocation. Pas une pose.
Juste… un aveu.
— Pourquoi ? je demande, la voix plus rauque que je le voudrais.
— Peut-être parce qu’il y a une fille qui débarque dans mes rêves sans prévenir. Et qui me regarde comme si j’étais un problème. Puis qui disparaît sans laisser de trace.
Je reste figée.
Le vent se lève légèrement. Un silence. Presque doux.
Et je hais qu’il puisse exister quelque chose de doux dans ce moment.
Je le fixe. Je respire à peine.
— C’est peut-être ton cerveau qui essaie de te prévenir que tu devrais me foutre la paix, je dis. Tu devrais l’écouter.
Il esquisse un pas en arrière, enfin.
— Peut-être. Mais si j’écoutais tout ce que mon cerveau me disait, je serais pas là.
— Et si j’écoutais le mien, je t’aurais déjà frappé.
— T’es libre d’essayer, Seraphina.
Mon prénom dans sa bouche. Il l’a dit comme on défie quelqu’un.
Et j’ai envie de répondre. De le gifler. De l’embrasser.
Bref, de faire quelque chose de totalement idiot.
Mais je ne bouge pas.
Je le dépasse, le cœur battant dans la gorge.
Et alors que je m’éloigne, sa voix me rattrape :
— C’est quoi le pire, Seraphina ? Le fait que je sois réel ? Ou le fait que tu préférais quand j’étais juste un rêve ?
Je serre les dents. Et je continue de marcher.
Sans répondre.
Parce que la vérité, c’est que je ne sais pas encore.
Je claque la porte de ma chambre un peu trop fort.
Mes doigts tremblent encore. Pas à cause de la peur. Pas vraiment. Plutôt... à cause de cette façon qu’il a eue de me regarder. Comme si j’étais un livre qu’il avait déjà lu cent fois, et qu’il connaissait par cœur.
C’est énervant.
Injustement énervant.
Je balance mon sac au sol, délace mes bottines et me laisse tomber sur le lit, dos contre le matelas. Mes tempes battent sous la migraine. Une vraie. Pas une excuse.
Et pourtant, même allongée, les images reviennent.
Azriel. Sa voix. Ses yeux.
Ce putain de calme.
Je passe mes mains sur mon visage. Je dois dormir. Juste une heure. Reposer mon crâne, évacuer cette espèce de bourdonnement que j’entends depuis des jours. Le genre de bruit qu’on ressent plus qu’on entend. Comme un murmure sous la peau.
Mais la chambre est trop silencieuse.
Et mes pensées sont trop bruyantes.
Je ferme les yeux.
C’est toujours pareil.
La lumière est étrange. Blanche, trouble, suspendue comme une brume qui flotte.
Je suis dans un endroit que je ne reconnais pas mais qui me paraît familier.
Et il est là.
Toujours là.
Debout, dos tourné, à quelques mètres.
Il ne bouge pas.
Et moi, je n’arrive pas à faire un pas.
— Tu me hantes, ou tu cherches juste un raccourci vers l’enfer ? je souffle.
Il se retourne.
Lentement.
Ses yeux accrochent les miens. Et cette fois, il sourit.
Mais ce n’est pas un rêve ordinaire.
Je le ressens dans ma poitrine, dans mon ventre, partout. Comme une pression douce et insupportable à la fois.
Il s’avance.
Pas après pas.
Et je reste figée.
Quand il s’arrête devant moi, il est si près que je peux sentir son souffle.
Il penche légèrement la tête.
— C’est pas moi qui suis venu, Seraphina.
Sa voix est différente ici. Plus profonde. Plus... réelle.
— T’as pas ta place ici.
Il esquisse un sourire.
— Et pourtant, je suis là. Et toi aussi.
Je veux lui répondre, le repousser, faire n’importe quoi. Mais mon corps ne m’obéit plus. Il lève une main, effleure ma joue du bout des doigts.
Et soudain, tout s’effondre.
Je me réveille en sursaut, haletante.
Le drap collé à ma peau.
Le cœur qui cogne comme un tambour dans ma poitrine.
Je reste là. Dans le noir. L’oreiller contre mes bras, les yeux fixés au plafond.
Et je déteste ce que je ressens.
Je déteste le fait qu’il soit plus vivant dans mes rêves que n’importe qui autour de moi dans la réalité.
Je déteste surtout ce frisson dans mon dos.
Parce que je ne suis plus tout à fait certaine… que ce ne soit que dans ma tête.
Le réveil vibre doucement. 7h03.
Pas de musique stridente, juste cette lumière fade du matin qui se glisse entre les rideaux mal fermés.
Je reste quelques secondes allongée, les yeux ouverts.
Pas vraiment réveillée. Pas vraiment endormie non plus.
Ma gorge est sèche. Mon estomac vide, mais calme.
Et mes tempes battent encore à cause de cette migraine sourde qui me ronge depuis le cauchemar.
Depuis lui.
Je me redresse lentement, comme si chaque mouvement me coûtait quelque chose.
Mes pieds touchent le sol froid, et je reste assise un instant, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains.
Respirer. Se lever. S'habiller.
Routine.
Thérapeutique, paraît-il.
Je me traîne jusqu'à la petite armoire. J’enfile un jean noir, trop large à la taille, un pull foncé, large aussi.
Je préfère comme ça. Qu’on voie rien. Que je voie rien.
Je m’approche du miroir.
Juste un coup d’œil.
Juste pour vérifier.
Mais mes yeux restent accrochés au reflet.
À ces épaules trop fines.
À ces côtes trop visibles, même sous le tissu.
À mes hanches étroites, mes bras sans force, mes joues creusées.
À cette fille qui a l’air de flotter dans ses vêtements, comme si elle était en train de disparaître.
Je me redresse un peu. Redresse les épaules.
Mais ça ne change rien.
Je me déteste pas.
C’est plus sournois que ça.
C’est…
je ne me reconnais pas.
Comme si ce corps n’était pas le mien. Comme si j’étais coincée dedans, comme si c’était une version déformée de moi.
J’attrape vite un chouchou et attache mes cheveux en un chignon flou, sans me regarder plus longtemps.
Il ne faut pas réfléchir. Il faut y aller.
C’est tout ce qu’on m’a dit. “Avancer.”
“Continuer.”
Mais parfois, j’aimerais juste… m’arrêter.
Souffler.
Et avoir l’impression que ça suffit.
Que je suis suffisante.
Pas trop maigre.
Pas trop pâle.
Pas trop vide.
Je me mets un trait de crayon noir, floute un peu, un baume sur les lèvres. Pour faire illusion.
Pour que les autres ne voient pas que j’ai l’impression de m’effondrer de l’intérieur.
Je prends mon sac, mes écouteurs, et je quitte la chambre.
Direction : le cours d’histoire politique en N-203.
Même si je suis déjà en retard. Même si j’ai la nausée.
Même si tout me hurle de rester cachée.
Je sors.
Et j’espère juste que je ne croiserai pas ses yeux.
Pas aujourd’hui.
Pas quand je me sens aussi... cassée.