J’ai treize ans, et je ne pense pas trop à la mort.
Je me fais harceler, on me dit : va crever.
On me traite de baleine, et on me maintient la tête sous l’eau à la piscine,
pour rigoler.
On fait une minute de silence en cours de français, pour notre camarade qui a perdu son combat contre la leucémie, une marche blanche aura lieu samedi.
J’ai quatorze ans, et je ne regarde plus avant de traverser, on ne sait jamais si j’ai de la chance.
Au collège, il y a une rumeur : je suce n’importe qui dans les toilettes pour des kinder buenos.
J’ai perdu près de quinze kilos pendant l’été, mais je suis toujours la baleine.
On m’enferme dans le vestiaire à la piscine, et on vole mes vêtements. Je rentre au collège comme ça : en maillot de bain avec une serviette trop petite pour cacher mes formes. On trouvera dans les “affaires perdues” un vieux jogging oublié. Non, je ne peux pas rentrer chez moi, il reste encore deux heures de maths, et c’est important les maths. Je me fais engueuler parce que j’ai mouillé la chaise. Mon maillot de bain n’a pas eu le temps de sécher. Et arrête de te plaindre du froid. Tu ne vas quand même pas pleurer ?
Notre professeur principal nous annonce qu’une de nos camarades ne viendra plus jusqu’à la fin de l’année, elle a été hospitalisée. Elle ne nous dit pas la raison de l’hospitalisation, mais on le sait tous : anorexie.
J’ai quinze ans, et je suis heureuse que ce soit ma dernière année dans cet endroit. Je travaille dur pour avoir mon brevet avec mention et rendre fier mes parents. Vivement le lycée.
En cours de gym, trois garçons m’ont enfermé dans le vestiaire, et ont essayé de m’enlever mes vêtements. Ils ont touché mes fesses, mes seins. Jusqu’à ce qu’une femme de ménage les fasse fuir. Personne ne parla de l’incident. Même pas moi.
Je suis en vacances. Mon téléphone sonne. Elle est morte. Accident de voiture. Enterrement dans trois jours. Merde. Je ne serais pas là à l’enterrement. Je perds toutes mes amies. Qui ne vient pas à l’enterrement de son amie ? Sans cœur.
J’ai seize ans, le lycée enfin. J’habite une petite ville. Toutes les personnes de mon collège sont dans mon lycée.
On me félicite. J’ai encore perdu vingt kilos pendant les vacances. Je ne suis plus du tout la baleine. Je suis une source d’inspiration. Et je ne cesse de maigrir de plus en plus toute mon année de seconde. Ma professeur d’histoire-géographie s’inquiète. C’est bien la seule.
J’ai dix-sept ans, et je pèse trente-huit kilos. Je n’ai plus mes règles depuis sept mois, je perds mes cheveux, j’ai des vertiges, et je m’endors constamment en cours. Je fais des cauchemars horribles. Mes notes chutent. Je commence à traîner avec les glandeurs au fond de la cour. Il y a des dealeurs sur le parking.
Mon meilleur ami se fait violer par son copain. Son père lui dit : a quoi tu t’attendais ? Les pds vous êtes vraiment des pervers. Une meuf ça ne t’aurait jamais violée. Bien fait pour toi.
Mon téléphone sonne. J’ai une mauvaise nouvelle. Je savais déjà. Il est mort. Il s’est ouvert les veines dans sa baignoire. Un carnage. Je ne vais pas à l’enterrement. Je ne le dis même pas à mes parents. De toute façon, c’est un ami d’internet, et eux ils n’aiment pas trop internet. J’arrête de manger.
J’ai dix-huit ans et je passe mon bac. Je me suis fracturée plusieurs fois le poignet et la cheville. Mes os sont fragiles, mes muscles ne me portent plus. Mais je suis mince. Alors je souris. On me demande où je souhaite m’inscrire après le lycée. Je n’en reviens pas d’être toujours en vie.
J’ai peur.
J’attaque ma première année de fac. Je viens de fêter mes dix-neuf ans. Ma mère m’appelle en pleurs. Un camarade d’enfance a sauté d’un balcon après avoir consommé des champignons hallucinogènes. Il est mort, tu te rends compte, il est mort. Elle est sous le choc. Pas moi. Plus moi. Je ne vais pas à l’enterrement. Les gens, je les aime vivant, je ne veux pas les voir morts. On me trouve égoïste. On ne m’invite plus aux soirées. J’en suis presque soulagée.
On me dit que j’ai vécu mes plus belles années. Que la jeunesse ne se rend pas compte de la chance qu’ils ont. Que je devrais plus sourire, que bientôt je serais jalouse de ces souvenirs.
Aujourd’hui, j’ai vingt-cinq ans.
Je déteste la piscine, et j’ai déjà vécu plus de deuil que mes parents.