Loin du dangereux tumulte des limbes, la forêt s'étalait de toute part. Les grands arbres touffus baignaient dans une lumière éthérée, presque onirique. Il régnait sur les lieux une aura de calme et de tranquillité à peine entachée d'un sentiment plus ténu, presque infime.
Celui du danger.
Depuis qu'elle était arrivée sous terre, ce sentiment menaçant avait plané sur son existence jour après jour. La population froide et hostile de la Caverne, les gouffres et aplombs escarpés de cette grotte sans fin, les changés... Tout ici transpirait le vice et l'insécurité. Pourtant, alors que ses pas foulaient le sol mousseux aux relents d'humus, cette sensation était légèrement différente. Elle était sournoise, insidieuse, comme une odeur capiteuse qui s'accroche aux narines et colle à la peau, à tel point qu'on finit par en oublier la présence. Mais elle est là, occupé à envelopper les sens et à engourdir l'esprit.
Aucun n'osait parler de peur que leurs voix ne réveillassent une quelconque entité présente dans ces bois opaques. De temps en temps, un coup d'œil en arrière ou sur les côtés était lancé, persuadés qu'ils étaient d'avoir entendu ou vu une ombre au coin de leur champs de vision.
Ils progressaient lentement dans le sillage de la lueur bleuâtre. A présent qu'ils avaient retrouvé l'éternel rayonnement lumineux, son aura paraissait amoindrie, presque blafarde. Elle se balançait mollement dans l'air comme transportée au gré d'un vent invisible. De temps en temps s'opérait une petite chute de quelques centimètre avant de reprendre sa position. Si la chose avait été doué de comportement un tant soit peu humain, Maelys se serait demandé si elle n'avait pas trop abusé de la boisson...
Soudain, Adélaïde les stoppa. Elle fit remarquer l'arrêt subit de leur guide. La lueur restait désormais en place.
— A-t-on atteint notre destination ? chuchota Maelys.
En prononçant ces mots, elle réalisa qu'aucun d'entre eux n'avait connaissance de cette fameuse destination. Tout le groupe s'était embarqué avec elle sur une intuition folle. Qui pouvait connaître les intentions cachées derrière cet être mystérieux ? Non, la marguerite ne pouvait mentir, elle en avait la certitude. Toutefois, un sentiment étrange s'insinua en elle, celui de n'être qu'une marionnette déplacée au gré des envie d'un autre.
— Vous sentez ça vous aussi ? demanda soudainement Rory.
— Si tu parles de l'aura oppressante de cette foutu forêt, railla Ergo, alors oui, on le sent tous...
— Non, c'est plus fort que ça.
Une goutte de sueur perla sur le front de l'adolescent. Quelque chose le perturbait, une chose que lui seul semblait ressentir. Et qui le plaçait dans une situation plus qu'inconfortable. Du coin de l'œil, il observa la guerrière aux aguets.
— Ce sont eux, n'est-ce pas ? demanda-t-il dans un souffle.
Adélaïde acquiesça lentement. Ses yeux scrutait la pénombre à la recherche de quelque chose ou de quelqu'un.
— Je n'ai jamais ressenti quelque chose d'aussi intense.
Le garçon s'exprimait d'une voix tendu, presque un murmure. La tension qui régnait sur les lieux n'en fut que décuplé.
— Ils sont nombreux, lança simplement Adélaïde.
Les adeptes... Sophie et Maelys se regardèrent horrifiés. Pourquoi les avoir aidés à échapper aux combat titanesque de la terre et de l'eau si leur but était de les jeter dans la gueule du loup ?
— Nombreux comment ? questionna Ergo.
La guerrière soupira. Près d'elle ses deux camarades, Ida et Eléna, s'approchaient en silence. Les trois femmes avaient prouvé à plusieurs reprises qu'elles en savaient plus long que quiconque sur cet endroit et ce qu'il s'y passait. Avoir une ancienne adepte du démon dans leur camp y était sûrement pour quelque chose.
— Adélaïde, l'interpella doucement Eléna. Tu penses qu'il pourrait s'agir du repère ?
Son interlocutrice retint ses paroles encore quelques temps. Elle respirait l'air ambiant comme si un relent aigre aurait pu prouver la vraisemblance de ce qu'elle supposait. Puis, sans quitter l'horizon des yeux, elle expliqua.
— Il existe un repère des adeptes. Un lieu où se réunissent les plus fervent d'entre eux. Moi-même je n'y ai jamais été conviée.
— Qu'est-ce qui vous fait croire que nous y sommes ? demanda Ergo, la main instinctivement posée sur son étui de dague.
— Cette tension qui règne, vous-même devez la sentir sans en saisir la provenance. C'est l'aura des adeptes, celle qui leur permet de s'identifier.
— Elle est pesante, la coupa Rory, bien trop pesante pour n'être qu'un petit groupe.
— On n'a qu'à s'en occuper, hein chef ? proposa Zéro son énorme gourdin difforme en main.
— Impossible, vous seriez découvert en quelque secondes. Vous ne possédez pas leur aura...
L'espace d'un instant, le temps sembla en suspens. Chacun dans leurs pensées, une idée encore bourgeonnante prenait place dans leurs esprits. Peu à peu, les regards se tournèrent vers l'adolescent aux cheveux clairs.
— Mais vous oui, finit par indiquer Ergo.
Rory se retourna soudain, dans ses yeux brillait une inquiétude qu'on ne lui avait jamais vu auparavant. Maelys prit alors conscience que son voisin d'Izalia n'avait jamais été d'un naturel aventureux, il aimait le cocon dans lequel il vivait, l'aide aux tâches administratives de son père, son travail de charpentier avec lequel il espérait un jour partir pour la ville... Elle réalisa à quel point les rêves de son ami étaient semblable aux siens et à ceux de Sophie : Une vie simple et joyeuse, loin du malheur et de la souffrance. La grotte révélait le pire en chacun, mais Rory n'en restait pas moins un adolescent effrayé par l'enfer et l'horreur dans lequel ils étaient tous tombés.
— J'irai seule, affirma Adélaïde avec fermeté. Je pourrai passer inaperçue.
— Vous risqueriez d'être reconnue, nota alors Rory. Moi je ne suis personne chez les adepte.
Personne ne put contredire cette idée.
— C'est beaucoup trop dangereux Rory...
Sophie s'était approché de son ami, une main posée délicatement sur son bras. L'adolescent partagea un sourire sans joie à l'assemblé, mais ses yeux ne surent mentir sur la décision qu'il avait déjà prise.
— Je vous le dois bien, après ce que j'ai fait.
Et, malgré le vouvoiement, Maelys ne put s'empêcher de penser que cette remarque lui était adressée. La réponse muette qu'elle lui rendit sembla achever son choix. Il partirait avec Adélaïde dans le repère des adeptes. Sans même savoir ce qu'ils allaient y trouver.
Adélaïde et Rory traversèrent les quelques mètres qui les séparaient du repère à grandes enjambées. Ils sentaient au plus profond d'eux-mêmes la proximité des adeptes du démon et aucune carte au monde n'aurait pu les guider davantage que ce lien qui les unissait tous. Au fur et à mesure de leur marche, Rory s'interrogeait sur la suite des évènements à venir. En son âme et conscience il avait décidé de suivre Maelys et Sophie, mais quel en serait l'issu ? A quoi bon rimait ce voyage à travers les dédales sombres de la grotte ? Aucun objectif concret ne semblait se profiler à l'horizon, peut-être parviendraient-ils à retrouver la mère de Maelys parmi les rêveurs, et alors ? Ils n'en resteraient pas moins coincés sous terre à attendre d'être aspirés par une entité diabolique dont ils n'avaient même pas conscience avant leur arrivée ici. Ils couraient à leur mort, voilà quel était leur objectif.
La forêt perdait peu à peu en densité à mesure qu'ils progressaient et l'épais manteau feuillu au dessus de leur tête laissait de plus en plus transparaître le noir du sommet de la grotte. De ci, de là, des troncs coupés nets jonchaient le sol, signes caractéristiques d'une civilisation proche.
Rory rompit finalement le silence qui s'était installé entre les deux individus.
— Que fait-on une fois entrés ? demanda-t-il calmement afin de camoufler la tension qui brûlait en lui.
— Chercher des informations, annonça Adélaïde. Nous devons savoir si les rêveurs se trouvent ici ou non.
— Et après ? En supposant que l'on parvienne à les trouver, même si je doute qu'on nous laisse entrer, à quoi cela nous avancera-t-il ?
Rory se stoppa, ses yeux bleu planté dans ceux de la guerrière. Adélaïde l'observa quelques instants, tant pour le jauger que dans le but de réfléchir à ses prochaines paroles. Face à son silence, Rory développa le fond de sa pensée.
— Imaginons que nous trouvions les rêveurs, imaginons même que nous parvenions à sortir la mère de Maelys de là. Mais après ? Notre situation n'aura pas changé, nous nous transformerons tous d'ici une dizaine d'année et rien ne changera jamais...
Rory balançait ses doutes sans plus de retenue. L'espace d'un instant, il se demanda s'il s'agissait là de logique ou de lâcheté. Sûrement un subtil mélange des deux.
— Imaginons que les rêveurs se trouvent ici, enchaîna Adélaïde en reprenant ses propos. Imaginons que l'on puisse convaincre les habitants de la Cave, de la Caverne ou de tout autre rassemblement de se battre afin de récupérer cet endroit. Qui maîtrise les rêveurs maîtrise ce monde jeune homme.
Le garçon observait silencieusement l'amas de mousse sur les arbres, les paroles d'Adélaïde n'avaient rien de réconfortant. Une guerre, voilà ce qu'elle planifiait. Un combat entre les adeptes et les autres dans le but de posséder les lieux.
— Il n'y a pas que ça, soupira la guerrière. Rend-toi compte du coup porté au démons si nous parvenons à lui subtiliser ne serait-ce qu'un rêveur ! Nous aurions là une preuve supplémentaire de la faillibilité de ce système sadique. Une preuve irréfutable que tout ce que nous vivons ici n'est pas inéluctable et peut être changé.
Un vertige lui vint subitement et Rory porta la main à son front. L'ampleur de ce qu'il lui arrivait dépassait tout ce à quoi il s'était préparé dans sa vie. Adélaïde ne s'arrêta pas en si bon chemin.
— Et il y a Maelys...
— Maelys ? répéta Rory.
— Contrairement à moi tu étais présent lors de la mort du gardien. Toi même tu te rends sûrement compte de l'importance de ce qu'il s'est joué à ce moment là. Vous avez ouvert une brèche, infligé une blessure au démon et cela n'était encore jamais arrivé.
Soudain, Rory réalisa la tâche improbable à laquelle elle destinait l'adolescente ainsi que toutes celles et ceux qui la suivraient.
— Vous pensez que nous pourrions tuer le démon, lâcha-t-il dans un souffle.
La guerrière acquiesça dans le plus grand des sérieux.
— Regarde ce qu'il s'est passé dans le Confins, quelque chose à voulu nous éliminer et autre chose à tout fait pour nous maintenir en vie. Il n'y a aucun rêveurs derrière tout ce qui arrive à Maelys. Des forces bien plus grandes sont en opposition et tout porte à croire qu'ils l'aient choisie elle pour une raison qui m'est encore inconnue.
A ces mots, Adélaïde reprit sa marche sans plus de précision, comme si poursuivre la discussion risquait de lui en faire dire plus qu'elle ne l'aurait voulu. Ce qui n'échappa pas au jeune homme à sa suite.
— Ce lien est la plus grande force que nous ayons jamais eu contre le démon, poursuivit-elle néanmoins. Et je ne la gâcherai pas. Si nous retrouvons la mère de Maelys, tant mieux, mais notre objectif principal est de mettre la main sur le second gardien.
— Et de l'éliminer, conclut Rory dans un souffle à peine audible.
***
Maëlys rongeait son frein, assise en tailleur près d'un arbre à l'écorce sombre et au tronc mousseux. Ergo était parti en éclaireur aux alentours et, non loin d'elle, Zéro roupillait comme à son habitude. Elle envia la simplicité de son camarade, au moins n'était-il pas tiraillé par les évènement. Bien qu'il ne montrait que peu de réflexion intelligente, il avait l'avantage de ne pas se laisser dépasser par ce qu'il se passait autour de lui. Quelque chose que la jeune fille ne parvenait malheureusement pas à faire. Un peu plus sur la gauche, à l'ombre d'un sapin particulièrement dense, Sophie discutait avec les deux guerrière, Ida et Eléna. La première se remettait peu à peu de son état après avoir passé plusieurs heures dans l'obscurité des limbes, bien que leur périple agité n'eut en rien arrangé les choses.
Elle se retrouvait donc seule dans son coin, la lourde et étrange épée allongée entre ses jambes. Du bout des doigts, elle suivit les courbes du manche. Nul dessin ne l'ornait, nulle pierre précieuse comme dans les histoires. En réalité, cette arme était on ne pouvait plus banale et elle n'aurait pas été surprise de voir de la rouille se profilé sur la lame. Pourtant, la puissance qui s'en dégageait était intense et l'adolescente ressentit à nouveau les frissons qui l'avaient parcourus lors de son utilisation contre le gardien. Cette onde de choc avait tout éjecté sur son passage, et elle en avait été le déclencheur.
Maëlys n'avait jamais aimé être le centre de l'attention, elle s'était toujours complu dans son existence paisible, toujours à venir en aide aux autres sans jamais être sur le devant de la scène. Mais aujourd'hui une réalité indéniable faisait sens : Elle avait un rôle à jouer sous terre. Bien qu'elle n'en sut pas encore tout à fait le sens, la tournure que prenaient les évènements les menaient irréfutablement dans les entrailles de l'organisation du démon.
Elle reporta son attention sur l'arme, puissante mais grotesque. La force au dépend de la beauté. Était-ce dans le but de la camoufler à d'autres ? Ou bien son créateur avait-il dû faire preuve de priorité dans la précipitation. Une petite voix intérieur lui intimait que l'arme n'existait pas naguère et que sa création avait été dictée par la situation dangereuse dans laquelle ils se trouvaient. Son père et sa mère auraient-ils pu être capable d'un tel acte ? Selon les dires d'Adélaïde, il y avait peu de chance qu'un rêveur pût à ce point façonner son entourage...
L'adolescente s'extirpa de ses pensées en voyant une lueur virevolter non loin d'elle. La petite boule bleuté ne les avait pas quitté depuis qu'Adélaïde et Rory était parti pour le campement des adeptes. Le calme olympien dont elle avait fait preuve depuis en avait fait oublier son existence à Maëlys. Mais voilà qu'elle s'agitait à nouveau. Avait-elle senti quelque chose ? La jeune fille se redressa, aux aguets. Sa main s'agrippa fermement à la poigne de l'épée, prête à intervenir en cas de menace. Elle allait pour réveiller Zéro à ses côtés quand la lueur s'excita de plus belle. Elle volait en tout sens, montant et descendant comme si elle ne parvenait plus à supporter son propre poids. Le ballet inquiétant qu'elle offrait fit frémir l'adolescente. La pauvre lueur semblait folle à liée, incapable de gérer ses mouvements.
Soudain, elle fusa à travers les bois en direction de Sophie et des deux guerrières. Aucune d'elle n'avait aperçu la scène qui se jouait derrière elles. Maëlys hurla son avertissement et il s'en fallut de peu que la lueur ne les frappât de plein fouet. D'un geste habile, Ida éjecta Sophie sans plus de scrupules, elle en fit de même avec Eléna toujours accroupie auprès d'elle.
La lumière vira au dernier moment tandis qu'Ida se baissait en hâte afin de l'éviter. Elle prit de l'altitude, toujours chevrotante, comme tiraillée entre l'envie de fuir et le besoin d'attaquer.
Les trois femmes se levèrent, Sophie courut se mettre à l'abri derrière un arbre, mais la lueur attaqua de plus belle. Ida parcourut quelques mètres avec difficulté. Son amie la soutenait par le bras, mais leur rythme était bien trop lent. Maëlys ne put qu'être témoin de la scène lorsque, à une vitesse fulgurante, la lueur fonça sur les deux femmes désarmées.
Ida se stoppa net et, une nouvelle fois, elle empoigna sa camarade par le col afin de la jeter sur le côté. Une vive lumière éclaira le sous-bois tandis que le cri de la guerrière résonnait dans les oreilles.
Le calme revint subitement, et avec lui la vue se raccommoda à l'éclairage dilué de la forêt.
Maëlys respirait à plein poumons. Elle entendit Zéro se dépêcher à ses côtés. Non loin la voix d'Ergo lui parvint, paniquée.
En lieu et place d'Ida ne restait que le néant. Du bout des lèvres, sa camarade tenta de l'appeler en vain.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demanda Ergo encore en alerte.
Personne ne trouva les mots pour lui répondre. Personne n'eut su expliquer l'attaque soudaine de la lueur qui les avait guidés depuis longtemps. Alors Maëlys se souvint de leur fonction première, amener les pauvres ères de la surface dans le monde du dessous. Qui savait où était Ida à présent ?
Une chose restait néanmoins sûre, et elle comprit au regard d'Ergo qu'une réflexion équivalente lui était parvenue.
Quelque fut la personne qui les avait aidés, elle n'était à présent plus de la partie.