À l'ouest de la Caverne, dans une embouchure sombre que les habitations avaient désertées, se trouvait le passage qui menait au couloir des brumes. En s'en approchant, une bouffée de chaleur étrange s'exhala du corridor comme la gueule d'un animal gigantesque menaçant de dévorer quiconque osait pénétrer ce lieu. À bien y regarder, Maelys devinait au loin une légère couleur rougeoyante, comme le reflet d'un feu de bois sur le mur, à peine perceptible d'ici.
Ergo se tenait dos à l'entrée, le regard posé sur les deux gamines. Un sourire en coin se révélait derrière son écharpe noire.
— Nous ne prenons pas de flambeau ? demanda Sophie pour qui l'obscurité du lieu n'annonçait rien de bon.
— Pas besoin, annonça leur guide, c'est toujours tout droit, il y aura de la lumière plus loin, quand on arrivera au couloir.
La petite blonde s'adossa aux abord du dédale et sursauta en sentant quelque chose sous sa main. Une fleur, juste une marguerite. Elle tenta tant bien que mal de retrouver un peu de contenance, mais l'angoisse lui tiraillait l'estomac.
— Ça n'est pas ça le couloir ? s'étonna la grande blonde.
— Ça s'est qu'un petit bout de chemin pour y aller, le plus drôle reste à venir.
Maelys se demandait par quelle volonté l'intégralité de la Caverne bénéficiait d'une lumière irréelle tandis que ce petit bout de chemin restait plongé dans une noirceur inquiétante. Comme si personne n'avait jugé important d'éclairer cette petite jonction entre la Caverne et ce fameux couloir des brumes. Leurs pas butèrent plusieurs fois contre de petits rocher incrusté dans le sol, ou qu'ils envoyaient valser au loin en tentant tant bien que mal de ne pas s'affaler. Les deux amies sentirent sur leur peau la chaleur lourde qui semblait s'infiltrer en vague par l'orifice vers lequel ils se dirigeaient. Au loin les lueurs rougeâtres poursuivaient leurs danses envoutantes contre la paroi rocheuse. Cette lumière ne fut pas sans leur rappeler celle émise par l'étrange créature à qui elles devaient leur mésaventure dans ces bas-fonds sordides.
La sortie se présenta enfin à eux, et la température grimpa en flèche. Si lourde, si suffocante qu'elles clouèrent les deux jeunes filles sur place. Maëlys en eut la tête qui tournât, elle s'accrocha à la paroi, soufflée par le décor chaotique qui s'offrait à ses yeux. Si le gouffre qu'elle avait dû traverser en compagnie d'Ergo avait de quoi effrayer, cet endroit n'avait rien à lui envier. Un long sentier escarpé traversait une vaste caverne, tantôt à l'air libre, tantôt s'infiltrant au sein de la roche, la jeune fille le voyait lézarder ainsi sur plusieurs kilomètre. Mais ce qui maintenait son regard fixe demeurait le vif reflet ardent en contrebas. Tout autour d'eux se mouvait un liquide rouge et noir, la source de toute cette chaleur accablante. Un épais courant de magma fourmillait sous leurs pieds, emplissant le couloir des brumes d'une fumée omniprésente dans laquelle on devinait parfois un bruit pétaradant, comme un liquide épais porté à ébullition.
— C'est une plaisanterie ! s'effrayait Sophie le corps plaqué contre la paroi à l'instar de son amie.
— C'est le seul passage, lança Ergo en s'engageant prudemment sur le chemin. La Caverne est située dans un recoin, si vous voulez atteindre la cave, c'est par là.
Le chemin, assez grand pour que les quatre comparses puissent s'y tenir sans trop de difficulté, offrait un plongeon mémorable à qui se laissait aller, le rebord instable appelait à la catastrophe, prêt à accueillir un pied qu'il pourrait aisément jeter en pâture au liquide mortel.
— Des gens font le chemin tous les jours gamine... poursuivit leur guide sans sembler s'émouvoir de leur malaise. On y va.
Zéro emboita le pas de son chef, son sourire niais toujours collé sur sa face anguleuse. L'homme semblait partir en ballade, sans se soucier le moins du monde de la moiteur ambiante. Personne n'aurait été surpris de l'entendre chantonner en marchant.
Prenant son courage à deux mains, Maëlys s'éponga le front de sa manche avant d'attraper la main de son amie, l'encourageant à s'introduire sur le début de se chemin tortueux. En lui-même, le chemin restait beaucoup moins vertigineux que les ponts mal entretenus du gouffre dans lequel elle avait failli tomber quelques jours plus tôt. Il suffisait de marcher droit, sans regarder en bas. Un pied devant l'autre, rien de plus.
Son pied ressenti une légère vibration venant du sol, un petit tremblement à peine perceptible que son cerveau ne capta pas instantanément. Ce fut lorsque que Sophie poussa une exclamation et que Ergo leur cria de se coller au mur qu'elle comprit que quelque chose n'allait pas. Le tremblement s'amplifia de manière exponentielle, s'accompagnant d'un bruit rocailleux de pierre s'entrechoquant. Tout s'ébranla dans un spasme violent, de petite pierre venaient s'échouer sur leur têtes paniquées alors que tous tentaient de se fondre dans le mur en espérant que le sol sous leur pieds ne se prendrait pas soudainement l'envie d'une baignade.
Le séisme se stoppa aussi vite qu'il apparut, ne laissant que le cri de Sophie en écho et la respiration hachée de son amie. Il leur fallut plusieurs minutes pour retrouver une respiration plus ou moins stable. Maëlys sentait la sueur coller ses vêtement, autant de chaud que de peur. Ça n'était pas la première fois qu'un séisme de ce genre la secouait depuis son arrivée, elle en avait déjà perçu un à son premier jour, alors qu'elle cherchait désespérément une échappatoire. Elle tourna son visage paniqué vers leur hôte qui se détachait également du mur. Bien que son visage soit camouflé, ses yeux démentait une inquiétude.
— Encore un chef... annonça Zéro dont l'expression effrayée était beaucoup plus parlante que celle de son supérieur.
— Le couloir est de plus en plus instable, se lamenta Ergo en jetant un coup d'œil au reste du chemin. On ferait mieux de se dépêcher.
— Instable ? questionna Sophie d'une voix chevrotante tandis qu'ils poursuivaient leur chemin dans une coursive incrustée le long de la paroi. vous voulez dire que ça arrive souvent.
Zéro secoua vivement la tête en signe d'affirmation.
— De plus en plus, avoua Ergo dans un souffle. Il n'y en avait pas tant que ça quand je suis arrivé. Si le couloir venait à s'effondrer, la Caverne deviendrait une bombe à retardement, coupée des autres villes...
La route se poursuivit dans un silence aussi pesant que l'atmosphère. La cavité offrait un gigantesque dédale en trois dimensions, de nombreuses passerelles et tunnels allaient et venaient entre les murs, tous s'entrelaçaient pour former un labyrinthe étriqué et dangereux pour qui ne connaissait pas le chemin à parcourir. Les disparus avaient-ils seulement pu en explorer chaque recoin ? Sûrement une bonne partie, puisque Ergo les menaient avec aisance jusqu'à leur destination. La terre ici semblait aplatie, preuve de nombreuses foulées au fil du temps, pourtant personne ne croisait leur chemin. À croire que le couloir n'était utilisé qu'en cas de nécessité, les rapports de bons voisinage entre la Caverne et la Cave ne devaient pas vraiment être dans les préoccupations premières des habitants... Peut-être existait-il plusieurs chemins ? En réalité, celui qu'ils empruntaient actuellement n'était pas réellement dangereux, le sentier, même sur les passerelles, demeuraient assez large pour que Maëlys et son amie puisse avancer côte-à-côte sans pour autant se retrouver trop près du bord. Peut-être existait-il des sentiers plus large que privilégiaient les transports de marchandises. Cela ne l'aurait pas étonné, elle était stupéfaite de l'adaptation dont avaient fait preuve tous ses gens, bien que l'ambiance morose et inquiétante n'était pas pour lui plaire, on leur devait au moins bien ça !
Maëlys estimait leur trajet à environ une heure lorsque Ergo leur annonça qu'ils approchait de la fin du couloir des brumes. À partir d'ici ne leur restait plus que quelque minutes pour atteindre la Cave et la fraîcheur dont ils bénéficierait en comparaison du lieu dans lequel ils marchaient.
Alors qu'ils traversaient une énième passerelle, les quatre compagnons aperçurent une entrée sombre qui semblait s'enfoncer dans la paroi, sûrement la sortie qu'avait indiqué Ergo, mais alors qu'ils s'en approchèrent, un grognement inquiétant s'en échappa. Ils ne l'entendirent pas de suite, camouflé par le bruit incessant du magma qui brûlaient en contrebas, mais lorsque Ergo alors en tête de file se stoppa net, ses compagnons comprirent que quelque chose clochait. Dans la pénombre de l'entrée face à eux s'extirpa lentement un animal dont le pelage décharné et le regard haineux n'augurait rien de bon. Ergo sortit un couteau de la pochette en cuir le long de sa jambe, tandis que Zéro et son gabarit impressionnant se positionnait devant les deux enfants.
— C'est un chien, chef ! annonça ce dernier entre étonnement et méfiance.
— Je vois bien que c'est un chien crétin...
Ergo dardait son regard sur la bestiole, se demandant ce qu'un animal de ce genre pouvait bien faire ici.
Sa gueule balafrée dégoulinait de bave tandis qu'il exposait à la vue de tous ses deux rangées de dents affûtées. Son corps à poil ras laissait entrevoir une musculature qui ne laissait aucun doute quant au quotidien de l'animal. Ils avaient devant eux un chien de combat, un animal sauvage qui ne reculera pas devant sa potentielle proie. Zéro se détacha du groupe, droit et fort de son mètre quatre vingt quinze imposant. Sa bouche s'étirait en un sourire presque enjoué de celui qui aime se mesurer à d'autres. Sa main vint chercher le gourdin solide qu'il maintenait à sa ceinture depuis le début du voyage. Chien et homme se regardèrent tandis qu'Ergo estimait leurs chances. Toutefois, quelque chose semblait le préoccuper. La caverne gronda au loin comme un mauvais présage et, dans l'air opaque et chaud, une deuxième forme s'aperçut dans un recoin. Un deuxième animal leur fit face, aussi hargneux et dangereux que son comparse.
Maëlys et Sophie reculèrent prudemment, la panique les gagnait rapidement, angoissée par ces animaux sauvages qui ne leur voulait que du mal. Les jeunes filles se remémorèrent l'énorme chien d'un chasseur d'Izalia qui vivait pour le moins reclus et éloigné du village. Sa bête énorme aboyait à tout va, crachant sa hargne et son besoin de violence. Cet animal avait troublé de longues nuits à l'imaginer les attraper entre ses crocs acérés. C'était ce même mastodonte qu'elles semblaient avoir devant elles à ce moment.
Le premier chien s'élança agilement, ses pattes pulvérisèrent le sol tendit que son corps bondissait en avant, crocs à découvert vers Zéro qui poussa un cri de défi. L'habilité du coup que porta Zéro les surprit tous, le chien valdingua non loin de lui, la moitié inférieur du corps manquant de l'emporter vers la fournaise en contrebas. Le second animal en profita pour se lancer à l'attaque à son tour, mais il ne visa pas Zéro, sûrement conscient que cette cible n'était pas la plus facile. Il contourna agilement le grand blond enragé pour s'élancer vers la petite chose en robe crasseuse qui tentait de se cacher derrière.
Maëlys hurla lorsque la puissance de l'impact la renversa en arrière. Seul un reflexe pavlovien lui offrit quelques minutes de vie supplémentaire. Son sac entravait la gueule de la bête qui s'acharnait sur lui avec l'appétit féroce que seul amenait le besoin de sang. Le sac fut réduit en morceaux, le chien l'arracha de ses crocs comme s'il s'agissait d'une vulgaire bidoche fade dont il fallait se débarrasser rapidement. Sophie hurlait de terreur, consciente de son inutilité sans une arme.
Ergo observait la scène, son cerveau carburait à cent à l'heure, mais aucune solution réalisable ne semblait lui apparaître. Zéro semblait dominer son ennemi pour l'instant, mais la gamine finirait en charpie s'il ne réagissait pas de suite. Mais que faire ? S'élancer sur l'animal lui valait une mort certaine. Il raffermit sa prise sur le petit couteau de défense qu'il conservait toujours avec lui, conscient que l'arme servait davantage à blesser un homme pour gagner du temps. Il n'avait malheureusement rien d'autre pour se défendre. Il s'élança, cherchant le meilleur endroit ou planter son arme. Rapide et efficace, s'il loupait son coup, le couteau resterait fiché dans le corps de la bête et il se retrouverait sans défense. Nul doute que malgré la blessure l'animal parviendrait à conserver un tant soit peu de force pour l'attaquer ensuite. Ne restait plus qu'à espérer que l'instinct de survie le pousserait à fuir et à mourir dans un coin plus tranquille.
La caverne grondait à n'en plus finir. En bas le magma crachait ses petits geysers de liquide infernal et les murs grondait sous le poids de la pression qui s'exerçait sur eux. Personne ne s'en rendit réellement compte, jusqu'à ce que la pression fût trop forte, et que la roche déjà abîmé par le temps ne cédât sans plus aucune force.
Ergo eut tout juste le temps de décocher un coup dans la gorge de l'animal, qui se retourna en rageant, avant que la passerelle ne basculât de côté, jetant chacun au sol sous le coup de la surprise. Non loin du bord, Sophie eut tout le loisir d'observer la chute qui les attendait tandis que le sol prenait une courbure inquiétante.
Ergo et Maelys s'observèrent avec horreur le temps que leur cerveau analyse ce que leur réservait le destin. Une mort affreuse, réduit à de la friture... Tout y passerait, tout d'abord le choc, leurs corps se briseraient à l'impact de la matière, leurs peaux brûleraient sans plus attendre, fondues de l'extérieur vers l'intérieur dans un brasier ardent. Au moins seraient-ils inconscients, assommés par les vapeurs qui s'en dégageraient.
Le craquement qui suivit signa la fin, nulle chance de s'enfuir, le sol tremblait si fort qu'il était impossible pour eux de se maintenir debout et traîner jusqu'à un point stable aurait relever du miracle. La roche glissa rapidement lorsque le pilier principal céda. Sophie et Zéro furent les premiers à passer par dessus bord. Le cri déchirant qu'elle poussa résonna à travers l'âme de Maëlys.
Le corps de la gamine glissait déjà sur le sol lorsque celui-ci heurta violemment le mur, envoyant les deux camarades jusqu'à au promontoire qui maintenait temporairement leur iceberg voué à la destruction. La jeune fille sentit son corps basculer. Elle ne cria pas, pétrifiée par ce qui allait lui arriver, son corps n'était plus qu'un vulgaire morceau de chiffon qui finirait en flamme dans quelques instants. Par chance, Ergo la rattrapa bien avant que le destin de la jeune fille ne soit scellé.
Les hurlements proche de Sophie la réveillèrent instantanément. Zéro la maintenant en place, accroché à une corniche légèrement en contrebas. Tandis qu'il lui venaient en aide, Ergo eut tout juste le temps de lever la tête pour constater la chute qu'ils venaient de subir. Sur ce qu'il restait du sentier en hauteur, la silhouette étrange d'un homme se dessina, ombre accompagnée de deux formes animales musclées qui les observaient sans remords. Elle disparut aussi vite, n'ayant plus besoin de contempler la réussite – ou l'échec ? – de son attaque.
***
Maelys et Sophie se tenaient encore contre le mur froid lorsque Ergo et son comparse revinrent vers elles.
— Rien ! rageait Ergo énervé. On est coincé ici comme des rats !
— Qu'est-ce qu'on va faire ? demanda Sophie dont l'angoisse commençait à poindre.
Les minutes qui suivirent l'enfer du tremblement de terre furent les plus longues de leurs vies. Tous les quatre s'étaient recroquevillés contre la paroi du couloir qui s'enfonçait dans la pénombre en attendant que le séisme daignât se stopper. Lorsque le capharnaüm de pierre et de roche en dégringolade s'arrêta et que le bruit clapotant du magma non loin d'eux reprit le dessus, Ergo avait retrouvé son air contrarié et avait entreprit de retourner vers la falaise sur laquelle ils avaient été jeté. Rien, plus rien ne subsistait du pont de pierre qui menait habituellement vers la Cave. Au lieu de ça, ils se retrouvaient sur une petite excavation dont il ne savait même pas où elle menait. Lui qui ne prenait jamais le risque de bifurquer des chemins connus lors de ces petits voyages, se retrouvait en proie à une situation qu'il n'aimait pas du tout. Mais par dessus tout, quelque chose le taraudait. L'homme penché au dessus du gouffre, son regard porté vers eux. Pas un regard de pitié, non, quelque chose de plus inexpressif dans son attitude. Aucune compassion pour leur situation, l'individu s'était contenté de tourner les talons et Ergo avait vécu assez longtemps parmi la population abjecte de cet enfer pour savoir qu'il n'était pas parti cherche une quelconque aide... Et ces foutus chiens ! Là était le plus étrange. Que des bestioles sauvages se promenassent tranquillement sur les routes, soit, mais qu'un individu apparût juste après elle, et sans avoir l'air de se soucier de ces animaux féroces... Cette évènements n'avait rien à voir avec un coup de malchance, ce gredin avait envoyé ses chiens les attaquer ! Très certainement dans l'espoir de dégoter quelques billes ou autre objets de valeurs sur leurs cadavres, Ergo avait plus d'une fois dû en découdre avec ce genre d'avorton.
Le chef des Taupes revint à l'instant présent lorsque Maelys lui demanda s'il existait un autre chemin pour arriver à destination. Cette petite semblait garder un self contrôle à tout épreuve, bien que sa posture et le léger grésillement de sa voix trahissait une frayeur qui ne la lâchait pas.
— Peut-être, finit par lancer Ergo, je ne connais pas tous les chemins du couloir, je me contente généralement de celui qui m'amène à la bonne destination.
— Qu'est-ce qu'on fait chef ? demanda Zéro dont les cheveux blond se teintait de terre, rendant le tout encore plus négligé que d'ordinaire. Les Taupes vont venir quand il verront qu'on revient pas, non ?
— Et qu'est-ce que tu veux qu'ils fassent crétin ? On est beaucoup trop loin du pont.
Il frappa du pied dans un caillou qui partit valdinguer au fin fond du corridor ténébreux.
— Je crois que le mieux à faire est encore d'avancer non ? suggéra Maëlys, incertaine à l'idée de progresser dans ce dédale sans lumière.
Son amie n'en menait pas large non plus, elle qui préférait largement la chaleur insupportable du magma à la noirceur glaciale du chemin qui les attendait. Mais comme l'avait suggéré son amie, avaient-ils seulement une autre option ?
Après quelques secondes de réflexion, Ergo fulmina et traça du pied un large cercle dans la terre poudreuse.
— On y va, ordonna-t-il, pas un mot, pas un bruit c'est clair ?
Tous acquiescèrent et les deux hommes prirent les devant, laissant Maëlys se dépatouiller avec son sac dont la bandoulière avait été arrachée par l'un des chien. Par chance, s'il on pouvait appeler ça ainsi, les lambeaux de besace restant lui permirent de le refermer grâce à une multitude de nœuds précaires. Au moins conserverait-elle un peu de ses effets personnels.
La traversé du dédale se poursuivit pendant une heure dans le plus grand silence. Tous suivaient la route hasardeuse qui se présentait à eux sans vraiment savoir quelle voie choisir. Ergo notait le sol à chaque bifurcation, une flèche indiquant la direction suivie d'un bout, et l'emplacement plus ou moins supposé du couloir des brumes qu'ils espéraient vainement retrouver.
Malheureusement, plus le temps passait et plus l'angoisse montait. Le corridor était nappé d'un aura lugubre, à peine éclairé par cette lumière ineffable venu de nulle part et de partout à la fois. Maelys ne s'interrogeait même plus à ce sujet, la lumière était là, elle éclairait partiellement leur chemin et c'était là tout ce qui comptait. Toutefois la clarté sombre rendait le lieu encore plus lugubre. Une clarté sombre... La jeune fille se demanda comment un tel oxymore était possible, et pourtant elle ne trouvait pas de description plus satisfaisante que celle-ci. L'alliance de la lumière et de l'obscurité, uni dans le but de les rendre fou de frayeur. A tout cela s'alliaient quelques sons étrange et insondables, des à-coup au loin, quelques raclements par là. Chaque bifurcation paraissait habiter toute une faune invisible qui grouillait autour d'eux, incapable de discerner s'il s'agissait de leur imagination ou d'une réalité plus effrayante encore.
Au bout d'un temps qu'elle n'aurait su mesurer, Ergo et Zéro dégotèrent un recoin caverneux d'une hauteur assez conséquente pour espérer y trouver refuge, et dont l'entrée étroite les protégerait d'une éventuelle mauvaise surprise. Le petit groupe entreprit de faire un point sur leur situation, avancer vainement en espérant trouver un chemin parmi ce dédale semblait ne mener à rien, mais avaient-ils une autre solution ?
L'humidité ambiante les empoignait et Maelys sentait une couche poisseuse se déposer sur sa peau à mesure que ses narines inhalaient l'air terreux et moite.
Ils étaient perdus. Echoués dans un dédale sans fin dans lequel ils finiraient tous par disparaître un jour ou l'autre...
La jeune fille combla le silence sans s'en rendre compte, plus dans l'espoir d'évacuer les idées noires qui la taraudaient que dans la perspective d'une conversation intéressante.
— Personne n'a jamais cherché à cartographier l'endroit ? demanda-t-elle sans s'adresser à personne en particulier.
Depuis quelques années, Maelys avait eu vent d'un grand projet consistant à référencer chaque villes et villages de l'île d'Oural. Le petit village d'Izalia avait reçu la visite d'un groupe d'émissaire en voyage pour cette tâche. Ils n'en avaient jamais vu la moindre représentation dès lors. Peut-être l'initiative avait-elle été ajournée ? Elle qui n'avait jamais été plus loin que les villages environnants, l'ampleur d'une telle tâche lui avait parue tout bonnement insurmontable.
— Les gens sont plus souvent occupés à survivre gamine, lui répondit Ergo en jouant avec son couteau.
Son regard dur fixé au sol lui donnait un air songeur. Lui aussi méditait sur leur situation désespérée. Au delà de l'aspect fatal de leur isolement, Ergo redoutait de ne trouver aucune source d'eau. Il tenta bien de visualiser la Caverne et notamment le lac attenant à la tente de l'ancêtre, mais ils semblaient bien trop bas pour avoir une quelconque chance de l'atteindre. Le chemin ne paraissait même pas se déniveler. Ni montés, ni descentes... Le terrain se prolongeait sur un éternel et implacable plat, comme si le monde a décidé de s'aplanir intégralement, hormis ces gigantesques parois qui les encerclaient indéfiniment.
— Il y a bien eu quelques érudits qui ont tenté le voyage, ajoura Ergo. Mais on a jamais eu de nouvelles d'eux. M'est d'avis que s'était plus par désespoir qu'autre chose. Tout le monde n'est pas apte à vivre dans cet endroit.
Un voile d'ombre obscurcit son regard. Maëlys ne releva pas. Tout le monde portait ses propres blessures, nul besoin de les rouvrir inutilement.
— Cela fait longtemps que vous êtes arrivés ici ? demanda Sophie pour prendre part à la conversation.
Ergo soupira, replongeant dans ses souvenirs afin de faire ressurgir l'instant qui marqua le début de sa deuxième vie.
— Quelque chose comme trois ans, déclara-t-il. Zéro était déjà là.
Tous jetèrent un coup d'œil à son camarade, mais celui-ci restait prostré à observer les ténèbres afin de surveiller l'entrée de la cavité.
— Ca doit faire cinq ou six ans de ce que j'en sais. Je ne suis même pas sûr qu'il le sache lui-même !
Un petit rire nerveux lui échappa quand il ajouta.
— Il pourrait être le seul gars à vivre vingt ans ici qu'il ne s'en rendrait pas compte !
Le rictus gagna les deux jeunes filles. Un rire sec, légèrement forcé derrière lequel flottait en filigrane l'idée abjecte du compte à rebours sur leurs vies. Se mettait-on à compter chaque années écoulées ici ? Maëlys imagina la fin brutale de son existence à seulement vingt-deux ans... A peine le temps de vivre. Cette idée créa en elle un gouffre béant qui lui arracha les entrailles, comme si tout son être fut aspiré par le vide à l'instar de la créature qu'elle avait précipitée dans l'abîme lors de son arrivée ici. Elle contint difficilement les larmes qui lui enserraient la gorge et la main de Sophie se posa sur son épaule, rassurante.
Demeurer sur place lui devint subitement insupportable. Comment rester à ne rien faire alors qu'un décompte mortel s'écoulait impitoyablement ? Maelys se dégagea sans violence de l'étreinte de son amie. La tête lui tourna lorsqu'elle se mit sur ses jambes et entreprit de traverser la petite niche jusqu'à l'entrée que Zéro surveillait comme si leurs vies en dépendaient. Peut-être était-ce le cas après tout... Tous ces bruissements indistincts que l'ombre protégeait. Ces longs couloirs obscurcis ouvraient d'immenses gueules béantes prêtes à les engloutir comme de vulgaires bouts de viandes. L'air vicié lui empuantissait les poumons, opaque et humide, terreux à lui en boucher les bronches.
Ses jambes se dérobèrent soudain, toute force l'abandonnait comme aspirée par ces couloirs morbides. Elle angoissait, prise d'une crise de panique incontrôlable.
— Chef ! alerta le grand blond dépareillé, droit sur ses jambes comme un badaud ahuri.
Elle sentit plus qu'elle ne vit ses trois compagnons tenter de la soulever. Leurs voix se mêlaient en une bouillabaisse incompréhensible que sa respiration entrecoupée assourdissait encore plus.
Seule une voix se démarqua de ce méli-mélo acoustique. Insistante, inquiète.
— Chef...
Celle de Zéro toujours plus imposante.
— Chef !
— Quoi crétin ? ragea l'intéressé accroupi auprès de la gamine.
Le grand blond fixait le fond noir du corridor. Un son guttural s'en échappait, comme le gargouillement affamé de celui qui n'attendait que de se délecter de leurs vies et de leurs âmes.
— Y a quelque chose qui nous a suivi, chef...
Merci beaucoup pour tes commentaires et conseils ❤️