— Le démon ? répétèrent les deux jeunes filles en cœur.
Leurs bouches béates dessinaient sur leurs visages un large O d'incompréhension. Elles gardaient les yeux fixés sur la guerrière, comme si elles n'étaient pas bien sûre d'avoir saisi ce qu'elle venait de dire. Elles comprenaient parfaitement les mots utilisés, mais le sens semblait leur échapper comme si leurs cerveaux refusaient tout bonnement d'interpréter ses paroles.
Adélaïde soupira. Qu'attendre d'autre de ce genre de révélation ? A la surface, elle eût été certainement traitée de folle à lier. Mais dans ces cavernes sombres et oniriques, cette supposition ne semblait plus si improbable que cela...
— Le démon, répéta-t-elle afin de donner plus de substance à ce mot. Ce qu'il nous arrive n'est en rien naturel. Comment cela pourrait-il l'être ?
La guerrière interrogea les deux adolescentes sans réellement attendre de réponse. Maëlys réfléchissait néanmoins à cette idée qui, sans n'avoir jamais eu de fondement, avait depuis longtemps pris sa place dans l'esprit des personnes les plus pieuses du continent. Elle même lorsque sa mère disparut étant petite, elle ne put s'empêcher d'associer ces disparitions à un être démoniaque qui venait envahir ses nuits les plus sombres. Mais l'église n'avait jamais admis l'existence d'une entité de ce genre. Certes, quelques divinités étaient dépeintes avec un caractère peu accommodant, mais jamais un être purement maléfique n'avait été mentionné dans les textes.
— Ce sont des légendes, non ? demanda timidement Sophie. Enfin je veux dire, ils n'ont jamais existés ?
La guerrière ne releva pas cette remarque. Elle avait déjà eu des conversation plus que virulente avec d'autres personnes à ce sujet. Cette Sophie n'était qu'une enfant, certes assez grande pour penser par elle-même, mais qui avait grandi bercée par les histoires racontées dans les lieux de culte. Les histoires et les disparitions...
— Je conçois que cela puisse être difficile à appréhender, assura Adélaïde sans se départir de sa fermeté. Mais il existe bel et bien. Et pour cause, j'en ai été l'un des serviteurs...
Une main ferme mais délicate passa furtivement sur la longue balafre qui parait son cou. Souvenir passé d'une vie qu'elle ne pourrait jamais laisser derrière.
— Est-ce pour cela que vous vous êtes retrouvée ici ? questionna Maëlys qui tentait de mettre ses idées au clair.
— Non, j'ai été enlevée à la surface comme tout le monde ici bas. Mais l'occasion m'a été donnée de me démarquer des autres et de me rendre utile afin de gagner ma place dans ce nouveau monde. Des choses horribles ont été commises sur lesquelles je ne pourrai jamais revenir.
La guerrière se tourna vers les deux enfants, ses yeux froids les fixaient sans ciller. Avec la souplesse d'un félin, elle s'installa à table, face à elle.
— Mais peu importe, conclut-elle rapidement. Je n'étais pas la seule à son service, et bien que mes actes aient été conscients, il arrive que des personnes soit utilisées contre leur gré.
Elle prit une inspiration, un temps afin de préparer soigneusement son récit.
— Il existe un groupe de personnes disparues dont l'importance est capitale au bon déroulement du projet de ce démon.
— Mais quel est-il ce projet ? l'interrompit Maëlys qui n'en pouvait plus de tant de mystère. Qu'attend-il de nous ?
— Ma pauvre enfant... soupira sincèrement Adélaïde. Il n'attend rien de nous si ce n'est de nous voir dépérir en ces lieux. Vois-tu, un démon ne peut survivre à la surface. Ils vivent dans un plan d'existence bien différent du notre.
Elle écarta les bras, présentant tout ce qui les entourait.
— Nous sommes dans ce plan. Toute cette grotte, ces arbres, la nourriture que vous ingérer, la neige que vous avez foulée en venant ici... Tout cela fait partie d'un plan d'existence qui n'est plus le notre.
— Je ne comprend pas, souffla Sophie que la tournures des évènement effrayait au plus haut point. Nous sommes sous terre non ? Izalia doit bien être quelque part au dessus de nous, avec les gens que nous aimons ? Si le démon vit sur un autre plan comme vous dites, comment avons-nous pu atterrir ici
Elle lança un appel au secours à son amie, les yeux pleins de larmes sur le point de couler. Mais Maëlys maintenait un regard fixe devant elle, ses pensées vagabondaient.
— Nous sommes tous liés à l'âme du démon, c'est ainsi que nous pouvons vivre dans ce plan d'existence. C'est lui qui nous y a amenées.
— Et ils veut que nous l'emmenions dans notre plan ? comprit Maëlys avec horreur.
Adélaïde acquiesça.
— Il a besoin de nos âmes en suffisance afin de se matérialiser dans notre plan d'existence. Il nous séquestre jusqu'à ce notre âme soit sienne. Il nous aspire à petit feu pendant...
— Environ dix ans...
Maëlys avait murmuré ces mots sans vraiment s'en rendre compte. Elle commençait à concevoir l'horreur se tramant dans ces galeries sordides.
Dix ans de vie sous terre. La transformation n'était pas une maladie ou un acte aléatoire. Les changé se transformaient en être de violence pour une bonne raison. Leurs âmes avaient quitté leur corps, leur avait été volée. Ne leur restait que le désespoir et les instinct primaires.
— Vous nous avez parlé d'un autre groupe de disparus essentiel au fonctionnement de cet endroit, rappela la jeune fille.
Adélaïde observa la petite brune qui se tenait droite devant elle. Une théorie germait dans son esprit depuis leur arrivée au village.
— Nous les appelons les Rêveurs. Ils façonnent ce monde pour en former une image que nous sommes en mesure de comprendre. Ils créent les couloirs, les murs... Tout ce qui pousse et tout ce que nous trouvons. Même la lumière blafarde qui inonde constamment la grotte est de leur fait. Ils sont prisonniers de leurs songes, endormis. Leur seule tâche est de maintenir cette illusion jusqu'à qu'ils soient trop faible pour le faire, alors ils sont remplacés. Et cela depuis les siècles que durent les disparitions.
A leur côté, Sophie maintenait sa tête prostrée au creux de ses mains. Un mal de crâne pointait, submergée par toutes les informations données et qui ne parvenaient pas à faire sens dans son esprit.
— Pourquoi nous en parler ? demanda-t-elle las. Est-ce qu'ils peuvent nous aider à quitter cette endroit.
La guerrière réfléchit un instant à cette possibilité qu'elle avait écartée depuis tant d'année. Elle ne répondit pas de suite, il était bien trop dangereux de s'aventurer sur ces présomptions. Toutefois, un autre point nécessitait d'être abordé.
— Te souviens-tu de la fleur que tu as trouvée sur le chemin pour venir ici ? demanda-elle alors à Maëlys.
La marguerite. La jeune fille sorti le bouton légèrement abîmé de la poche de sa robe.
— Il ne pousse aucune fleur dans la toundra, poursuivit Adélaïde. Jamais. Or tu en as trouvé une au beau milieu de la neige. Et pas n'importe quelle fleur.
— Celle que ma mère préfère, précisa la jeune fille.
— Mon enfant, annonça la guerrière avec compassion. Rien n'est dû au hasard dans cet endroit. Tu as dis que ta mère faisait déjà partie des disparues ?
Maëlys acquiesça, son cœur bondissant dans sa poitrine.
— Je pense que ta mère est une Rêveuse, et qu'elle tente de nous faire passer un message.
Le sommeil gagnait peu à peu les deux compagnons resté en retrait dans une minuscule maison agrémentée de deux petites chambres et d'un feu de bois qui brûlait timidement dans un âtre à l'opposé de la porte. Après leur entrée dans ce village inconnu, Ergo et Zéro avaient été poliment invités à ne pas participer à la discussion, les laissant comme deux chiens dangereux tenus en laisse et Ergo détestait ne pas avoir de maîtrise sur la situation. Il plantait son regard sombre vers l'extérieur, adossé à une petite fenêtre sur laquelle le froid de cet hiver incongru déposait une buée qui lui floutait le paysage. Rien ne se passait au delà de leur cabane donnant sur la sortie du village. D'où il se tenait, Ergo apercevait le chemin par lequel ils étaient venu, la lumière blafarde de la grotte illuminait la neige à perte de vue. Il secoua la tête en signe d'incompréhension, dans quel monde vivaient-ils à présent ? Jusqu'à aujourd'hui Ergo avait supporté sa situation sans trop se préoccuper du pourquoi. Evidemment, comme bon nombre de ses congénères disparus dans ce dédale de roche sans fin, il avait cherché à fuir la réalité, à trouver un moyen de s'extirper de cette tombe où il mourrait dans quoi, six ou sept ans tout au plus ? Il en était tombé dans des traquenard improbables en ces lieux, mais jamais il n'avait été aussi loin dans l'exploration. Quelque chose au fond de lui lui intimait ne pas être au bout de ses surprises et, inconsciemment, là était la raison pour laquelle il continuait avec les deux gamines. Zéro et lui étaient débrouillards, ils pourraient sans problème partir d'ici et retrouver un chemin vers la Cave ou la Caverne sans trop de soucis. Mais voilà, quelque chose avait changé de son esprit, une chose qu'il pensait avoir perdu depuis sa disparition : La vie. Parcourir cet endroit lui avait redonné un semblant de but, simple et inutile certes, mais un but, quelque chose à accomplir. Et cela il n'avait plus eu l'occasion de le ressentir depuis un moment.
Près de lui Zéro bailla à s'en décrocher la mâchoire, accompagnant son gémissement de gestes amples. Ergo allait lui dire de se coucher quand un mouvement au dehors attira son regard. A présent aux aguets, il tenta vainement d'effacer la buée qui lui brouillait la vue. Un animal ? Peut-être, mais son instinct lui suggérait plutôt une forme humanoïde se glissant dans la pénombre de la cavité. Après plusieurs minutes, rien ne se produisit, et le chef dut admettre qu'il se fut peut-être trompé. Toutefois, il se convainquit d'attendre le retour des deux jeunes filles avant de fermer les yeux.
Il fallut plusieurs heures d'attente pour que Maelys et Sophie montrassent le bout de leur nez. Accompagnée par deux femmes de la même allure que celles les ayant amenés ici, elles les remercièrent avant de pénétrer dans la petite maison qui leur avait été attribuée.
— Alors ? demanda Ergo sans ambages.
— Alors quoi ? répéta Sophie avec son air sarcastique. Ils n'ont pas d'autres maisons alors nous nous retrouvons ici avec vous.
Ce qui était totalement faux. Après les révélations faites par Adélaïde, les deux jeunes filles avaient préféré ne pas dormir seules cette nuit et, bien que les guerrières parurent plus que aptes à les protéger, elle ne pouvait nier s'être habitué aux deux grands gaillards qui les accompagnaient depuis le début.
Alors qu'elles déposèrent leurs affaires sur la table centrale où Zéro ronflait bruyamment. Maelys en extirpa les dernières billes de plomb lui restant et les tendit à leur guide.
— Merci monsieur Ergo, annonça-t-elle solennellement. Voilà le reste du paiement que l'on vous devait.
Ergo observa la petite face à elle sans faire mine de récupérer le petit amoncellement dans sa paume.
— Vous n'êtes toujours pas à la Cave il me semble.
Maelys soupira, autant de lassitude que de soulagement. Finalement, l'honneur ne semblait pas avoir totalement quitté cet homme.
— Nous allons rester ici, déclara-t-elle sans toutefois baisser sa main. C'est plus prudent pour tout le monde.
— Et pour quelle raison ? demanda un Ergo méfiant.
Un duel silencieux s'opérait entre les deux camarades, un jeu de regard dans lequel chacun tentait de prendre le dessus, décidant sans le dire de la suite des évènement. Ce fut Ergo qui remporta le combat, Maelys était à présent trop lasse pour le poursuivre. Alors elle leur avoua tout, la discussion eut avec Adélaïde, ce qu'était réellement la grotte, le démon qui l'occupait. Sa mère...
— Une rêveuse ? demanda Zéro s'étant réveillé en cours de route. Elle passe son temps à dormir ?
Sophie leva les yeux au ciel.
— C'est juste un nom, railla-t-elle, ils ne dorment pas vraiment ! Enfin je ne crois pas...
— D'après Adélaïde, reprit Maelys plus sereine, les rêveurs façonnent cette grotte. C'est grâce à eux, ou à cause selon les cas, qu'il y a des arbres, des lacs, et même de la neige ici.
Ergo paraissait perplexe, deux réalités le tiraillaient, celle de la surface où ces histoires de démons et de créations magiques n'apparaissaient que dans les contes pour enfant, et celle non moins tangible de la grotte. Jamais il n'aurait pensé qu'un tel endroit existât, et pourtant, la lumière éternelle illuminait toujours la grotte, le bois poussait sans encombre dans l'obscurité, et la neige tombait sans nuage...
— Qu'est-ce qui lui fait penser que ta mère ferait partie de ces rêveurs ? lui demanda-t-il après un instant de réflexion.
— Les marguerites... Rien ne pousse jamais ici, il n'y a pas de fleur dans la grotte et pourtant j'en ai trouvé une ici. Il s'agit d'une fleur que ma mère adorait. Adélaïde pense qu'elle tente de me faire passer un message, de me guider.
Alors un souvenir lui revint vivement en mémoire. Une image datant de quelques jours, une éternité lui semblait-elle ! Quelques semaines après leurs arrivée, alors qu'Ergo et Zéro les menaient vers l'entrée du couloir des brumes.
— Tu avais écrasé une fleur Sophie ! s'exclama-t-elle sans prendre la peine d'annoncer le début de sa pensée. Quand nous sommes entrés dans le couloir des brumes, tu as écrasé une marguerite sur le mur.
— Peut-être... lui répondit Sophie sans grande conviction.
— Selon toi cette fleur est un message de ta mère ? interrogea Ergo aussi sceptique que Sophie. Et quel était le message ? Traverse le couloir, fais-toi attaquer par des chiens et un ours enragé ?
La jeune fille réfléchit quelques instants, à voix haute tout cela semblait effectivement tiré par les cheveux. Pourtant elle voulait y croire, elle le devait ! Quand bien même sa mère avait disparu il y avait de cela sept ans, cela lui donnait toujours trois années à la rechercher, dut-elle ne la revoir que pour son dernier soupir.
— Peut-être voulait-elle nous indiquer de nous rendre à la Cave ! Peut-être que mon père y est effectivement !
Cette idée illumina son visage d'un grand sourire. Un espoir incongru la gagnait à nouveau et elle s'y accrocha de toutes ses forces.
Malheureusement, ses camarades ne paraissaient pas partager son enthousiasme... Sophie l'observait en souriant, heureuse de revoir la joie chez son amie, mais cela attisait toujours plus l'absence de sa propre famille. Ergo et Zéro s'observaient, dubitatifs, ne sachant vraiment que penser de tout cela. Ce fut Zéro qui trouva un semblant de réponse à leurs interrogations.
— Et si on allait dormir ? questionna-t-il en baillant de plus belle. Ca me fatigue vos blabla.
Ergo approuva l'idée, la fatigue commençait à le gagner également. Chacun regagna sa chambre, Ergo et Zéro dans l'une, Sophie et Maelys dans l'autre. Malgré l'excitation des évènements récents, Maelys ne mit pas longtemps à sombrer dans un sommeil emplit de rêves étranges comme seul une nuit dans la grotte pouvait octroyer. Elle ne vit pas la silhouette se déplacer dans la pénombre jusqu'à leur fenêtre, silencieuse comme une ombre. Elle n'entendit pas non plus la fenêtre s'ouvrir sur la chambre des deux enfants.
Elles ne sentit pas l'épais tissu se poser sur son visage, seuls ses rêves se transformèrent en cauchemar, annonçant le drame qui se tramait.
Mais il ne s'agissait que d'un cauchemar, et il se termina sur un noir intense.
Merci beaucoup de poursuivre ❤️