Maëlys trainait ses pieds fatigués à travers le bazar. Les sons, presque devenus habituels, glissaient sur elle sans qu'elle n'y fît plus guère attention.
Deux jours... Deux jours supplémentaires où son amie et elle avaient de nouveau ouvert les yeux sur ce monde sinistre. Quarante-huit nouvelles heures rudes et éreintantes durant lesquelles elles avaient dû se résigner à tenter de se trouver une place dans ce nouveau monde. Leur monde à présent.
Le sol poussiéreux poursuivait ses tremblements à intervalles réguliers, et on entendait parfois des bruits de roches quelques part au loin, venus de nulle part et partout à la fois. Personne ici ne semblait réellement y prêter attention.
Elle glissa entre les badauds, peu soucieuse d'être bousculée ainsi. À dire vrai, plus rien ne l'importait, pas même les coups qu'elle recevait dans la foule excitée lorsqu'elle traversait cet endroit insupportable. Dans sa main serrée, quelques billes de plomb s'ancraient dans sa paume, seule chose à laquelle elle faisait attention, seule chose à faire tourner cette endroit lugubre.
Lorsqu'elle pénétra dans la cavité principale ou s'étendait la multitude d'habitation, la petite bifurqua sur la gauche, vers une rangée de tentes maintenues par un miracle qu'elle ne s'expliquait pas. La troisième, ne pas se tromper, elle en avait déjà fait l'expérience la veille. L'habitante l'avait copieusement invectivée avant de la chasser sans ménagement comme si elle n'était rien de plus qu'une indésirable nuisible en guenille. Les larmes lui en étaient montées aux joues. Jamais à Izalia elle n'avait dû faire face à une violence si gratuite, si malsaine. Là-haut, tout le monde se connaissait et se respectait un tant soit peu. Bien sûr, il arrivait que des disputes éclatassent par moment, comme partout ailleurs. Mais elle se terminait toujours sur un espèce de dédain cordial, une chose dont seul les adultes semblaient être capable.
Maëlys écarta les pans de la cabane miteuse qui leur avait été attribuée, la seule récemment libérée, à en croire ceux qui les avaient placés là. Maëlys se demandait chaque nuit quels visages avaient eu les défunts propriétaires de ces lieux. Car elle ne se faisait aucune illusion, la libération récente de la tente n'était sûrement due qu'à cette horrible transformation qui suivait la vie sous terre.
Sophie se leva à son entrée, comme si elle avait attendu, anxieuse, que son amie revînt.
— Tu es là, soupira-t-elle avec soulagement comme pour affirmer les pensées de sa camarade.
Maëlys opina sans entrain avant de s'asseoir sur le paillasse lui faisant face. Son amie et elles tenaient à peine debout dans la partie centrale de la cabane, à droite et à gauche s'étendaient les deux amas de paille et de couverture leur servant de lit. Rien de plus ne venait égayer les lieux.
Sa jeune amie s'installa à son tour face à elle. La toile de tente venait doucement caresser le haut de ses cheveux blonds, plus pâles qu'hier semblait-il à Maëlys.
— Tu as eu quelque chose ? demanda Sophie avec une lueur d'espoir fatiguée au coin des yeux.
Maëlys tendit la main en avant et en révéla les petites billes de plomb irrégulières qui roulèrent dans les creux de sa paume. Cinq, compta Sophie.
— Est-ce que ça fait beaucoup ? questionna-t-elle avec un haussement de sourcil.
Hélas, aucune d'elle ne le savait.
— J'ai vu quelqu'un payer une choppe avec une bille tout à l'heure, annonça la brune.
— Oh...
Quatre malheureuses chopines, voilà tout ce à quoi elle pouvait espérer aujourd'hui.
Après avoir quitté l'ancêtre il y avait quelques jours de cela, Ergo leur avait rapidement expliqué comment fonctionnait la Caverne et les villes alentours. Ici, chacun tentait de survivre comme il le pouvait, et on ne rechignait guère à laisser deux jeunes enfants se débrouiller. Treize ans était vraisemblablement jugé assez vieux pour être autonome. Toute l'économie se gérait par ces petites billes grisâtre qui s'échangeait de main en main, laissant une odeur métallique dans celle-ci. D'où venait-elles ? D'une excavation contrôlée par les ancêtres de chaque village. Elles comprirent rapidement que ce qui était appelé "Ancêtre" se rapprochait beaucoup d'un maire, tout du moins d'une personnalité au dessus de la populace. Leur guide n'avait désiré leur en dire plus, lassé de toute ces questions. D'ailleurs, Maëlys et son ami n'avait guère envie d'en savoir davantage, rien ici ne semblait bon et s'attarder sur le fonctionnement de ce système qu'elle ignorait paraissait trop les ancrer dans cet enfer, elles qui caressaient encore l'espoir de quitter ces lieux. Espoir qui ternirait avec le temps et finirait par se dissiper, comme pour toutes les âmes prisonnières entre ces murs.
Malgré tout, l'ancêtre de la Caverne s'était montré d'une gentillesse providentielle et faisait parfois appel aux deux jeunes filles pour un travail ponctuel, un objet à aller récupérer, une annonce à faire à quelqu'un, ces petites choses qui leur permirent de glaner quelques billes, comme on offrirait une petite pièce à un enfant serviable. Hélas, tout cela ne suffisait guère à les faire se nourrir conséquemment et elles ne purent que s'offrir quelques légumes flétris qu'elle mangèrent cru, faute de quoi les cuisiner. Ce serait le ventre vide qu'elle s'endormirait ce soir.
— J'ai entendu des gens parler d'un champs dans le coin, il y a une vingtaine de minutes pour y aller, mais je pourrais toujours tenter d'y travailler, proposa Sophie devant la mine déconfite de son amie.
Jamais elle ne l'avait vue ainsi. Certes, Maëlys avait toujours été une personne calme et posée, bien plus qu'elle-même en tout cas. Mais à présent, elle semblait... Eteinte... Son regard vide se perdait à chaque instant, et elle sentait dans sa voix et sa gestuelle le cri de rage et de désespoir qu'elle retenait depuis leur arrivée. Mais elle l'entendait, le soir venu, grelotante sur sa paillasse, retenant les sanglots qui la tiraillait. Alors Sophie abandonnait sa couche pour la prendre dans ses bras et pleurer silencieusement avec elle. La journée ne voyait qu'un visage froid et rigide, accord tacite passé entre les deux filles. Elle le savait pertinemment, leurs santés émotionnelle dépendaient l'une de l'autre. Si l'une craquait, la seconde suivrait sans plus attendre.
— Peut-être même que je pourrais récupérer un peu de nourriture pour nous, poursuivit-elle dans l'espoir de raviver quelque peu l'âme de son amie.
Maëlys lui offrit un faible sourire avant de s'allonger sur son lit de paille inconfortable, la tête posée sur sa sacoche lui servant d'oreiller rudimentaire. La fatigue la gagnait, ces longues journées passées sans soleil l'affaiblissait plus qu'elle ne l'aurait cru. Son père lui avait un jour expliqué que les rayons du soleil étaient essentiels à l'être humain. Un jour d'hiver rude, ou les rayons de l'astre enflammé se terraient sans cesse derrière d'épais nuage gris et larmoyant, elle s'était sentie si fatiguée, si dénuée de motivation et d'énergie. Il en était encore pire ici, à cela s'ajoutait la détresse et le chagrin, enrichissant de quelques notes cette ode au malheur.
— Tu crois que mon père est ici ? Quelque part ? Demanda-t-elle à mi-voix, les yeux fixés sur l'épais tissu de tente.
Sophie ne répondit pas tout de suite. Qu'en savait-elle de toute façon ? Maëlys n'attendait que des mots réconfortants, que quelqu'un lui dît que tout irait bien, qu'ils retrouveraient leurs vies d'avant si seulement elle fermait les yeux et y croyait assez fort. Hélas, personne ne lui tiendrait pareil discours.
Une autre personne lui vînt alors en mémoire, quelqu'un à qui elle n'avait pas tout de suite songé tant les années d'absence avaient creusées un vide si familier qu'elle ne le percevait plus.
Sa mère. Disparue il y avait de cela sept ans.
Maëlys ferma les yeux, elle ne voulait pas y penser, elle ne voulait pas voir ! Sa pauvre mère perdue, loin de l'océan merveilleux qu'elle s'imaginait. Avait-elle réellement passé les sept dernières années à arpenter ces couloirs infernaux, seule pour survivre contre tous ces gens atroces qui les peuplaient ?
Soudain, la peur la tirailla à l'espoir, un sentiment si violent qu'elle en peina à inspirer. Peut-être était-elle vivante ! Quelque part dans ces sous-sols ! Sa famille entière s'y trouvait réunies pour la première fois depuis si longtemps ! Les mots de l'ancêtre lui revinrent en mémoire. Le changement, cette transformation en horrible créature privée de toute humanité. Le visage serein de sa mère se superposa à l'immonde créature du pont, et l'horrible idée qu'elle eût put envoyer sa propre mère dans les tréfonds obscur la foudroya sur place. Toutefois, une dizaine d'année semblaient nécessaires à ce changement. Peut-être était-elle toujours là, quelque part à attendre que le mort ne vint la chercher.
Maëlys s'endormit sur ces atroces idées, qui se changèrent en cauchemars, comme ils le faisaient depuis maintenant deux longues nuits.
Les jours se transformèrent en semaine, et le rythme quotidien de la vie souterraine s'insinuait en elle jusqu'à en devenir naturel. Sophie trimait autant qu'elle le pouvait à l'ersatz de champs de maïs, lequel leur permettait au moins de se nourrir un peu plus convenablement. Quoiqu'elles pussent en dire, leur situation s'améliorait quelque peu. Elles n'avaient pas revu Ergo et sa bande depuis leur dernière entrevue, pourquoi l'auraient-elles fait ? Ca n'était pas comme s'ils avaient cherché à leur venir en aide depuis. Malgré tout, Maëlys avait plusieurs fois aperçu l'homme taciturne vaquant à ses occupations, gardait-il un œil sur elles de temps en temps ? Elle en doutait... Toutefois, le temps et l'espoir passant, une idée vint germer dans son esprit qu'elle énonça à sa camarade. Leur guide, Ergo, avait annoncé en arrivant à la Caverne que celle-ci n'était pas la plus grande des villes souterraines, ce qui supposait que d'autres se trouvaient suffisamment proches d'ici. En y réfléchissant, les deux adolescentes avaient parfois entendu quelques histoire sur un lieu prénommé la Cave, nom pour le moins en adéquation avec son environnement, à l'instar de celui de la "ville" dans laquelle elles se trouvaient. Après tout, rien ne les retenait réellement ici si ce n'était le besoin de se nourrir et de dormir quelque part. Leur décision était prise, Sophie suivrait son amie qu'importe où elle se rendrait, elle espérait juste que l'ancêtre qui officiait sûrement à la Cave fût aussi avenant que celui qu'elles avaient rencontré ici.
Ce fût la raison pour laquelle, en ce début de journée, du moins si l'on pouvait encore parler de journée baignés dans cette lueur blanchâtre permanente, Maëlys se dirigea d'un pas décidé vers le chef des Taupes Enragées alors qu'il traversait la ville.
— Monsieur Ergo, s'annonça-t-elle en se rendant compte qu'elle ne connaissait que son prénom.
L'intéressé ne daigna pas s'arrêter pour s'enquérir de ce qu'on lui voulait, ne lui offrant qu'un regard vaguement intéressé en reconnaissant la gamine. Malgré tout, Maëlys ne se démonta pas, elle avait un objectif en tête, et ce grossier personnage pouvait l'aider à l'atteindre.
— Monsieur Ergo, poursuivit-elle à ses talons, j'ai un service à vous demander. Vous aviez parlé de plusieurs villes sous terre il me semble et je...
Ergo se stoppa aux côtés d'un groupe de personne dont les regards en biais étaient tout sauf rassurant. Ils échangèrent quelques banalités avant que l'homme fît apparaître un petit paquet qu'il maintenait alors dans l'une de ses poches à peine visible. L'échange ne dura que quelques minutes, et Ergo s'en retourna à sa marche rapide tandis que la jeune fille continuait de trotter à ses arrières.
— Nous aimerions visiter ces autres villes, mais il nous faut quelqu'un pour nous guider. Nous avons de quoi payer !
Un petit rire narquois s'échappa de l'écharpe enroulée, au moins l'écoutait-il.
— Tu n'imagines pas à quel point nous sommes bien trop cher pour toi gamine.
— S'il-vous-plait ! insista-t-elle en lui attrapant la manche.
Ergo se retourna enfin, braquant ses yeux inexpressif sur cette petite chose bien insistante.
— Qu'est-ce que vous iriez faire là-bas ? questionna-t-il. Ça sera la même misère qu'ici gamine, désolé de briser tous tes espoirs.
Maëlys soupira imperceptiblement. Ça, elle s'en doutait... Mais elle s'en fichait éperdument.
— Mon père, annonça-t-elle d'une voix plus fragile qu'elle ne l'aurait voulu. Il a été enlevé le même jour que nous et il n'est pas ici. Peut-être qu'il s'est retrouvé dans une de ces villes !
— C'est chercher une aiguille dans une meule de foin ma petite. Ton père il peut être n'importe où.
— Mais Sophie et moi avons atterri au même endroit ! Il ne doit pas être loin ! S'il-vous-plait, implora-t-elle face à l'absence de réaction de son interlocuteur.
Ergo la fixait avec insistance, se demandant bien d'où lui venait encore cette lubie ridicule de venir en aide aux gens inutiles. Il arracha son poignet et s'en alla d'une traite, sans un regard pour cette enfant.
— Demain matin, déclara-t-il en s'éloignant, on verra sur place pour le paiement.
Et l'homme disparut dans la foule grouillante du bazar de la Caverne, laissant à Maëlys le loisir d'arborer un sourire vainqueur sur son visage.
Il était difficile, dans ce monde souterrain, de déterminer à quel moment le matin pointait le bout de son nez. Maëlys était fourbue d'un sommeil agité durant lequel elle alternait entre rêve de son père et phase de réveil à se demander si leur guide ne considérait pas que le matin était déjà arrivé et aurait décidé, devant l'absence des deux amis, d'abandonner tout désir de les accompagner jusqu'à cette fameuse Cave. Finalement, au troisième réveil – ou peut-être le deuxième, elle ne souvenait plus très bien – la jeune fille décida de se lever. Les bruits à l'extérieur lui semblaient plus insistant qu'avant, comme si plus de personne arpentait la longue cavité, elle en déduisit donc que la Caverne se réveillait petit à petit. C'était là ce qui rapprochait le plus ce moment d'un "matin".
Délicatement, elle secoua son amie endormie, la tête emmitouflée dans le drap abîmé qui lui servait de couverture. Elle gémit quelques instants, les cheveux emmêlés sur son visage fatigué, avant de se redresser en geignant, le dos courbatu par la dureté de leur literie, ou plutôt par son absence...
— C'est le matin ? demanda-t-elle en baillant bruyamment.
— Va savoir, j'ai l'impression qu'il y a beaucoup de monde dehors, et je n'en peux plus d'attendre ici...
Sophie opina, elle comprenait son amie. Si elles avaient la moindre chance de retrouver son paternel, alors il fallait la saisir. Elle-même aurait donné tout ce qu'elle avait pour serrer ses parents dans ses bras, savoir qu'elle ne pourrait peut-être plus jamais le faire lui broya les entrailles et elle dut retenir quelques larmes qui lui brouillèrent la vue. Elles devaient le retrouver, pour Maëlys ! Elle se leva d'un bond, camouflant tous ces sentiments négatif derrière une bonne humeur feinte mais néanmoins requinquante. Sa tête frottait contre la toile de tente lorsqu'elle s'étira en annonçant.
— Alors allons-y ! Montrons-leur qu'on est décidé à bouger de ce taudis puant !
Sa jeune amie sourit. La jovialité et le dynamisme de Sophie lui faisait un bien fou, seule véritable source de chaleur dans cet environnement glacial. Elle se levèrent sans plus attendre, firent un brin de toilette rudimentaire qui se résumait à un brossage de cheveux via une brosse abîmée qu'elles avaient obtenue en échange d'un service, ainsi qu'un peu d'eau utilisée pour le stricte minimum. Sophie enfila sa robe crasseuse du travail au champs de la veille, regrettant de ne pouvoir enfiler un pantalon comme elle le faisait d'habitude. Elle maudit cette lueur de les avoir enlevée le seul jour où elle portait une robe et cela fit bien rire son amie. Enfin, elle empaquetèrent les maigres portions de nourriture qu'il leur restait, une bouteille en verre remplie d'eau et quelques billes de plomb avant de quitter leur habitation sommaire. Maëlys aurait aimé pouvoir emporter les couvertures, de peur que quelqu'un ne les volât, mais son petit sac en bandoulière, seul cabas dont elles disposait, ne le leur permettait aucunement...
Elles durent attendre plusieurs minutes dans l'antichambre donnant sur la trappe qui les avait menées au quartier général des taupes enragées. Encore une fois, elle fut surprise par la singularité de cet endroit, ce petit sas semblait à s'y méprendre avoir été créé comme une salle. Pourtant, les murs de pierre inégaux ne paraissait pas avoir été creusé, même le sol plat, parsemé par moment de quelque cailloux, ne semblait pas se fondre avec le reste comme il l'aurait dû. On aurait dit que quelqu'un était venu poser la roche environnante sur ce sol de sable, comme on viendrait poser des murs et un toit sur un terrain en friche. Elle allait exposer cette observation à son amie lorsqu'un bruit sec se fit entendre et qu'une tête grossière au cheveux pales dressés en tous sens, se révéla dans l'interstice de la trappe.
Le crapaud.
— Chef ! alpagua-t-il en les fixant de son regard penaud. Elles sont arrivées.
Les deux amies allaient pour descendre lorsque l'énergumène ferma violemment la trappe, les laissant seule dans la salle. À travers la plaque de bois, elles entendirent Ergo s'époumoner sur le malheureux, lui sommant de les faire descendre plutôt que de les laisser en plan là-haut. Quelques minutes plus tard, la tête apparut de nouveau, et il fit signe aux deux jeunes filles de le suivre dans l'escalier avant de refermer la trappe derrière elle. À leur passage, elle sentirent un léger reflux de transpiration, et elles s'empressèrent de s'éloigner de cet homme à l'allure inquiétante.
Ergo les attendait au centre de la pièce, assis à la longue table. Il les fixait de ce regard imperturbable qui ne les étonnait même plus.
— Je les ai fait descendre chef ! annonça fièrement le crapaud.
— Je le vois bien Zéro, soupira leur hôte, elles sont devant moi...
Zéro... Prénom étrange pour une personne tout aussi étrange. Maëlys espérait pour lui qu'il s'agît là d'un surnom, mais elle n'en chercha pas davantage. Les deux enfants s'installèrent à la table, face à Ergo. Un peu plus loin dans la cavité, elles entendirent quelques bribes de conversation attestant de la présence d'autre personne dans la garçonnière. Maëlys se demanda s'ils travaillaient tous pour l'homme qui se tenait face à elle ou s'ils ressemblaient plus à une espèce de communauté, un rassemblement de malfrat ayant à terme plus de poids qu'un voleur seul. L'union faisait la force en ce lieu, et elle avait maintes fois constaté ce genre de regroupement d'importance diverse. Elle tâcherait de s'en souvenir.
— Alors, annonça Ergo une fois que tout le monde se fût installé. La ville la plus proche est la Cave. C'est simple, on vous y emmène, vous nous payer. À partir de là vous vous débrouillerez.
Les deux amies acquiescèrent, elles n'en attendaient pas plus de ces individus égoïstes.
— J'ai quelques bricoles à effectuer là-bas, poursuivit-il, du coup j'accepte le trajet pour vingt billes.
— Vingt ! s'exclama Sophie les yeux exorbités, ça n'est même pas ce qu'on a réussi à gagner en une semaine !
— Je devrais vous le faire à vingt billes chacune Blondie, reprit leur guide. Estime-toi heureuse.
Vingt billes de plomb... À elle deux, elles étaient difficilement parvenu à en amasser une quinzaine à la semaine ! En comptant ce qu'elles dépensaient pour se nourrir ainsi que les malheureux bibelots qu'elles avaient pu acquérir, il ne leur restait en tout et pour tout que onze malheureuses billes...
— Très bien, acquiesça soudainement Maëlys comme si rien ne l'avait choqué dans les propos de Ergo.
Elle fouilla de son cabas et attrapa, sans sortir la bourse, dix petites boules métalliques qu'elle fit rouler sur le table.
— Tu sais pas compter gamine ? railla Ergo, son sourire narquois à moitié camouflé dans le foulard qu'il nouait à son cou.
— Dix, maintenant, dix là-bas, annonça-t-elle avec toute l'assurance dont elle était capable. Je me suis renseigné avant de venir vous voir, la Cave n'est pas si loin, quelques kilomètres de plus que ce que fait Sophie tous les jours pour aller au champs de maïs. Pourtant personne ne la paie autant.
Maëlys et le chef se toisèrent quelques instants. Devant ces yeux durs et confiant, la petite dut user de toute sa détermination pour ne pas flancher.
— On accepte votre escroquerie, reprit-elle. Mais je préfère m'assurer que vous ne nous lâcherez pas en chemin.
Ergo lâcha un petit rire étouffé. Cette gamine avait un certain cran. Finalement, elle s'en sortirait peut-être dans le monde des profondeurs. Ergo se leva, fit un signe à son subalterne qui ne sembla pas le comprendre, le regard hagard comme s'il doutait que le message lui fût bien destiné.
— Nos affaires Zéro ! lâcha-t-il en roulant les yeux.
Ce qu'il s'empressa d'aller chercher, non sans se taper le crâne de la main avant.
— Allez vous préparer, on pars dans...
— Nous sommes prêtes, assura Maëlys en se levant à son tour.
Ergo les toisa de la tête aux pieds, observant leur accoutrement de petites demoiselles.
— C'est vous qui voyez... Vous habillez pas trop chaudement, on va devoir traverser le couloir des brumes et croyez moi il ne fait jamais froid là-bas !