Un grondement tonitruant résonna à travers le confins. Maëlys, Sophie et Adrien se bouchèrent les oreilles. Sur l'immense portail de pierre, une large fissure s'était dessinée.
Nouveau craquement, nouvelle fissure.
— Reculez ! hurla le père en se maintenant devant les deux enfants.
La pierre explosa en un fracas assourdissant qui camoufla aisément le cri des trois ères tout juste capables de se couvrir le visage afin d'en éviter les gravats.
L'immense portail n'était plus, pulvérisé par une force incroyable. Son ouverture laissait place à un noir d'encre, abyssal. Sophie et Maëlys se regardèrent un instant, indécises.
— Ils ont réussis, déclara Maëlys sous la stupeur. Ils ont tué le dernier gardien.
La jeune fille observa le chemin nébuleux qui s'ouvrait face à eux. Aucun marguerite ne semblait y avoir élu domicile, comme s'ils avaient atteint les limites de ce que sa mère était capable de protéger.
— Elle est derrière, déclara la gamine les yeux brillants.
— Le démon également, murmura son amie près d'elle.
Leurs yeux se croisèrent et elles purent y lire autant de peur que de conviction. Adrien maintenait son regard fixé sur l'obscurité. Qu'avaient-ils encore à perdre ? Soit ils plongeaient dans les ténèbres, soit les ténèbres viendraient à eux.
Maëlys attrapa la main de son père et de son amie de toujours. Il n'y avait nulle autres personnes sur terre avec qui elle serait prête à accomplir ce dernier acte de bravoure. Avec un sourire franc et rassurant, elle tira délicatement sur leurs bras et tous trois pénétrèrent le néant, prêts à rencontrer le fléau millénaire qui pesait sur eux tous.
Ils avancèrent à tâtons, le père de Maëlys avait lâché sa main pour s'agripper à son épaule, tous avaient ainsi une main de libre afin de sonder l'espace invisible devant eux.
Nul ne parlait. Par moment une légère bise leur parvenait du fond de l'inconnu, emportant avec lui des relents de terre et une odeur qu'ils n'arrivait pas à analyser.
"Une odeur de mort, pensa Maëlys. Ou plutôt de non-vie."
Car ce n'était pas un sentiment de mort qui ressortait des ténèbres, mais bien d'absence. Le paroxysme du confins, le néant dans toute sa splendeur et son horreur.
Ils parcoururent quelques mètres supplémentaires avant d'apercevoir les reflets hésitants d'une lumière rougeoyante. l'obscurité s'ouvrait sur une cavité gigantesque, ou peut-être minuscule, difficile à dire dans l'obscurité opaque.
Au centre se dessinait un pentacle à même le sol. Quelques bougies frissonnantes en ornaient chaque extrémités et la lumière qu'elles projetaient dessus ne faisait qu'accroître le sentiment de malaise palpable des lieux.
Une présence intense se faisait sentir, son aura vibrait face à eux, ou bien était-ce derrière ?
Maëlys se tourna vivement sur le côté. Etait-ce un mouvement qu'elle avait senti dans la nuit ?
Une bourrasque balaya les lieux et l'adolescente s'approcha instinctivement de ses deux compères. Les bougies vacillèrent dangereusement et le noir gagna en intensité durant ces quelques instants.
— Il y a quelqu'un... murmura Sophie d'une voix terrorisée.
Tous les regard se tournèrent vers le pentacle. Dans l'ombre une forme se détachait délicatement. Elle avançait sans précipitation avec les gestes mesurés de qui connait parfaitement les lieux et l'obscurité.
La silhouette d'une femme s'extirpa et Maëlys crut défaillir. Le regard froid et dur de sa mère était braqué sur eux. Il s'en dégageait une aura malfaisante et pesante que ses trois proies peinaient à supporter.
— Maman, tremblota Maelys en s'avançant.
La main ferme de son père l'attrapa instantanément. Elle tenta d'y échapper, mais la poigne qui la retenait ne la lâchait pas, elle qui souhaitait ardemment se camoufler dans les bras rassurant de sa mère depuis tant d'année !
— Maëlys, non...
Adrien avait soufflé ces quelques mots. On sentait à travers sa voix la fêlure de la tristesse et de la douleur.
Une nouvelle rafale balaya la salle. Les longs cheveux bruns de Léonie Lechânet partirent en avant et dissimulèrent le sourire carnassier qu'elle arborait à présent.
— Bonjour Maëlys, déclara la silhouette de Léonie de sa voix aigüe de laquelle sourdaient des intonations graves et crissantes.
La gamine porta les mains à son visage. Elle ne voulait pas croire la conclusion vers laquelle la menaient ses pensées. Et pourtant, si elle reconnaissait la voix de sa mère malgré toutes ces années d'absence, elle ne put faire fit de l'écho qui l'accompagnait.
— Maman n'est pas une rêveuse, déclara son père la voix rauque. C'est le démon...
Un torrent de larme se déversa lorsque la pauvre enfant s'effondra au sol.
— Comment ? murmura-t-elle dévastée.
— Un vaisseau, précisa la voix aux sonorités à la fois rauque et suave du démon Léonie. Bien plus résistant que je ne l'aurais cru. Toutefois il me fallait un enveloppe corporel pour parvenir à votre strate d'existence.
Le démon s'avança lentement jusqu'au centre du pentacle.
— Le processus d'appropriation est bien trop lent pour changer maintenant, je n'aurais jamais cru qu'un insecte dans votre genre ait assez de force pour me défier. Hélas, son esprit a usé de toutes ses forces pour vous permettre de parvenir jusqu'à moi.
Un rire gras s'extirpa de sa gorge.
— L'humanité est incompréhensible... Au lieu de vous garantir une mort rapide emportée par les confins, elle a préféré vous voir souffrir par ma main.
Le vent souleva leur vêtement, Sophie et Adrien peinèrent à rester debout. Ils n'entendirent pas le glapissement guttural qui arrivait derrière eux.
Les cheveux brun du démon Léonie volaient en tout sens sous l'effet des rafales. Un courant électrique traversait les lieux, signe d'une puissance incommensurable. Ses yeux brillaient d'un rouge intense et son sourire démoniaque les glaça sur place.
— Vos âmes nourriront un dessein bien plus éminent que vos misérables vies.
Le grondement dans leur dos s'intensifia. Un cri rauque et animal habité d'une haine farouche.
Les yeux de Léonie Lechânet retrouvèrent leur bleu intense un ultime instant.
— Maëlys ! Déclara la voix de sa mère. Entre dans le pentacle, MAINTENANT !
Une forme humanoïde sauta par dessus le petit groupe et s'accrocha au démon dans un cri de rage et de furie que seul un changé pouvait posséder.
Maëlys mit quelques temps à reprendre ses esprit, son regard stupéfait observait la scène. Le changé mordait, griffait et balafrait sans merci le corps possédé de sa mère. L'espace d'un instant la face de l'immense bête enragée se tourna vers elle. Elle reconnut la forme bourrue de son visage rapiécé par la transformation, ses quelques cheveux blonds hirsutse à moitié arrachés surmontaient un regard gris pâle qui n'avait jamais changé. Elle reconnut le son déformé de la voix de celui qui les avait accompagnées depuis le début.
Dans un cri de rage indescriptible, Maëlys s'élança à la suite de Zéro à l'intérieur du pentacle. Elle sentit plus qu'elle ne vit son père la rejoindre dans cet assaut final.
Puis tout devint noir, et la petite se sentit partir.
***
Lumière aveuglante. Un blanc immaculé lui vrillait le crâne, elle dont les yeux s'étaient habitué à la prépondérance de la nuit. Un calme anormal habitait ces lieux vides de toute chose. Elle appela à l'aide, mais le son de sa voix semblait pâteux dans sa gorge et déformé à ses oreilles comme un cri sous l'eau.
Un geste près d'elle lui confirma que son père l'avait suivi dans cet étrange lieux.
Et soudain, elle apparut. Ses grands yeux brillaient autant que la blancheur des alentours. Ses cheveux d'un noir semblable à ceux de Maëlys flottaient dans l'air. Le visage de Léonie Lechânet se parait de rides qui n'étaient pas seulement dues à son âge. On lisait sur son visage les fruits d'un combat féroce mené depuis longtemps.
La gamine ne put se retenir et s'élança sans hésiter dans les bras de mère. Comme elle lui avait manqué ! Et pourtant la sensation vivait en elle comme si elle ne l'avait jamais quittée. Son visage s'enfouissait dans son cou comme si sa place avait toujours été à cet endroit. Son odeur fit remonter les plus lointains souvenirs de l'enfant qu'elle était et qu'elle resterait toujours pour cette femme qui lui avait été arrachée.
Elle pleurait de joie, de tristesse, de frustration et de bonheur en même temps. Elle crut mourir de douleur lorsque la poigne ferme de sa mère l'écarta en douceur.
— Mes amours, déclara-t-elle d'une voix faible.
Adrien les rejoignit sans tarder, sa main glissa sur le visage de la femme qu'il avait aimé et qu'il aimerait jusqu'à sa mort.
— Comment ? questionna-t-il les yeux plein de larmes.
— De la même manière que tous les rêveurs, déclara-t-elle tendrement. Au mauvais endroit au mauvais moment. Il a eu besoin d'une enveloppe au moment de ma disparition.
— C'était bien toi ! pleura Maëlys. Tu m'as aidée jusqu'à maintenant, j'en étais sûre !
Léonie observa un instant sa petite fille jadis de six ans. Comme elle avait grandie ! Ce fut toutefois à Adrien qu'elle s'adressa.
— A la seconde où j'ai senti ta présence sous terre, j'ai immédiatement ordonné que l'on fasse de toi un rêveur. Tu étais la seule clef à ma disposition dans mon combat contre lui. Je parvenais par moments à imposer discrètement ma volonté, mais j'ai été trop entreprenante et vous en avez fait les frais... Lorsque j'ai senti Maelys à son tour, j'ai su qu'il me fallait agir et vous guider du mieux que je le pouvais.
Elle serra soudainement sa fille dans ses bras.
— Si tu savais comme je m'en veux de t'avoir fait subir tout ça !
Aussi brutalement que son étreinte, elle s'en arracha subitement.
— Mais je n'avais pas le choix, et nous n'avons malheureusement pas de temps à perdre.
Autour d'eux le sol trembla, la blancheur immaculée du lieu se ternit de noir, comme une coulée d'encre sur une nappe nacrée.
Léonie se releva et fit face. L'espace d'un instant, Maëlys ne vit plus en elle sa mère, mais une femme, une guerrière qui avait dévoué le reste de son existence à l'anéantissement du mal qui les rongeait.
Une ombre gigantesque bondit sur la petite famille, une forme démoniaque dont les yeux flamboyant les dévorait sur place. Léonie tendit ses mains meurtries par le temps.
— J'ai besoin de votre force, hurla-t-elle sous le vacarme du vent.
L'ombre tendit ses longues mains assassines, et la lumière jaillit soudainement.
***
Sophie ne savait que faire, la vitesse à laquelle tout s'était déroulé l'avais prise au dépourvu. Elle vit un Zéro écorché s'attaquer avec rage à la mère de sa meilleure amie. Son visage et son corps décharné lui donnait la nausée, et elle souffrait de voir ce que leur ami était devenu. L'instant suivant Maëlys et Adrien bondissaient à l'intérieur du pentacle et l'onde de force qui s'en suivit l'avait fait tomber à la renverse.
Le spectacle qui s'offrait à elle la terrorisait autant qu'il la subjuguait. Le temps semblait avoir stoppé son cours à l'intérieur du pentacle. Zéro enfonçait ses dents dans la chair tendre du cou de Léonie. Ses yeux fou écarquillés laissaient voir de longues veines rougies. Maëlys criait, du moins son corps semblait hurler, figée comme une statue de chair. Sa main attrapait vigoureusement l'épaule de sa mère et son père traînait derrière elle, accroché à sa fille comme s'il ne pouvait accepter de la laisser partir.
Elle allait pour se relever quand l'étincelle lumineuse qui s'échappa de cette œuvre d'art lui fit pousser un cri de terreur. Tout autour d'elle le combat de l'ombre et de la lumière fit rage. Sophie se releva avec peine, les lourdes bourrasques l'empêchaient d'avancer vers son amie dont le visage se tordait à présent sous un effort silencieux mais paraissant tellement intense. Elle hurla son nom. Sa voix mourut dans la tempête.
Soudain, une indicible horreur lui broya l'estomac. L'ombre gagnait en intensité, avalant la lumière de son amie sans plus de scrupule. Pire encore, elle crut s'évanouir lorsque le corps de son père perdit de sa substance. Son enveloppe charnelle disparaissait ! Petit à petit le corps de Maëlys se devinait à travers les tissus translucides de son paternel.
L'adolescente hurla de rage. Ils ne pouvaient pas finir ainsi ! Maëlys et son père se tuaient à petit feu pour sauver tout le monde, et elle regardait la bouche ouverte en tremblant de peur comme une enfant ?
Elle fit un pas dans la tourmente. Le vent la repoussa de plus belle. Un second pas s'enchaîna dans un grognement d'effort intense et, malgré la tempête qui lui envoyait de la terre dans les yeux et la bouche, elle parvint à tendre une main tremblotante vers sa meilleure amie.
Le contact lui arracha les entrailles. Une douleur inimaginable lui traversa le corps tel un essaim de pique qui se plantait dans la moindre parcelle.
Sophie hurla de douleur, le corps soulevé de spasmes. Mais sa main ne faiblit pas, elle resserra son emprise sur l'épaule de son amie et accepta la douleur comme une condition à leur victoire. Elle sentait son être se vider progressivement de son énergie. Une fine lumière s'échappait d'elle, tournoyait le long de son bras en de longues courbes élégantes qui s'entremêlaient à celle de Maëlys et de son père.
Jamais elle ne lâcherait prise, dût-elle en mourir, elle perrirait pour venir en aide à ceux qui comptaient le plus pour elle.
***
La mort égrenait les quelques ruelles restantes de la Cave. Des cris de joie et de douleur résonnèrent à l'unisson lorsque les changés en déroute filèrent dans l'obscurité du confins. Rory souleva Eléna de terre, la jeune femme peinait à rester debout, le bras sanguinolent d'une morsure profonde.
Le corps d'Adélaïde gisait, inerte au sol. Ergo s'approcha d'elle avec la lenteur d'un blessé et ferma les yeux lorsque ses doigts se posèrent sur son cou. Un regard alentours lui permit de constater l'énorme perte qu'avaient subis les habitants des profondeurs. Mais que s'était-il passé ? Adélaïde s'était envolé comme un ange auréolé de lumière et maintenant l'épée ornait le cadavre du gardien planté au sol.
La réalité lui revint comme un coup de massue. Rien n'était terminé, le démon vivait encore quelque part et la perte de son ultime gardien se révèlerait dévastatrice.
Les représailles arrivèrent bien plus tôt qu'il ne l'eût cru. Rory et Eléna s'approchaient de lui quand un tremblement de terre décima les vestiges de la Cave. Cela n'annonçait qu'une chose.
— Regroupez-vous ! hurla Ergo aux quelques survivants.
— Le confins, précisa Eléna dans un souffle. Il arrive !
Aux quatre coins des restes du monde souterrain, de lourdes bulles d'obscurité éclataient en un vacarme assourdissant. Le monde se disloquait de toutes parts en décimant tout sur son passage jusqu'à former un ultime cercle de lumière en son centre où quelques âmes esseulées priaient pour leur salut ou un repos éternelle rapide. Lorsqu'il ne resta que quelques mètres de lumière, l'explosion cessa. Tout autour d'eux n'était plus que noirceur opaques et insondables.
Excepté un endroit.
— Qu'est-ce que c'est ? questionna Rory encore sous le choc, le corps collé aux autres rescapés.
A quelques pas d'eux un vive bulle de vie dévoilait un spectacle renversant.
Lorsqu'un puissant cri aigu leur parvint, le sang de Rory ne fit qu'un tour.
— Sophie !
Plusieurs silhouettes pliées de douleur paraissaient combattre sous un déluge d'ombre et de lumière. Une statue macabre à taille humaine.
Alors il s'élancèrent, aussi rapidement que leurs blessures et les bourrasques leur permettaient. Ce qu'il restait de vie sous terre traversa les confins qui les séparait de l'ultime combat.
— Il disparaissent ! hurla Eléna tandis que les ténèbres maintenaient leur suprématie.
Ergo n'hésita pas une seconde de plus. Il s'élança, le visage ensanglanté de sa blessure; et agrippa le corps tremblotant et presque translucide de la pauvre Sophie. Son cri surpassa le vent tonitruants. Eléna et Rory reculèrent sous la surprise, mais la lumière gagna en ampleur à mesure qu'Ergo hurlait de douleur.
Eléna s'extirpa de l'aide que Rory lui fournissait.
— Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda-t-il en la rattrapant.
La détermination qu'il lut dans se yeux lui valut toutes réponse.
Eléna bondit à son tour, sa main s'agrippa fermement au bras d'Ergo, et son hurlement s'ajouta à la symphonie de souffrance.
Les habitants derrière Rory se prostraient de peur. Le vent soulevaient Hommes et roches sans plus de considération. Le jeune homme observa le monde autour de lui. Ils s'y étaient enfin... L'ultime combat contre l'ignominie qui rongeait leur existence depuis des millénaires.
Personne n'en sortirait vivant, ni démon, ni être humain.
Il jeta un ultime regard à la foule derrière lui. Et ce fut sans aucune once d'hésitation qu'il prit Eléna dans ses bras et accepta la douleur et la mort comme seule échappatoire à ce cauchemar.
Maëlys sentit la force cumulée à la sienne, elle palpa l'énergie qui traversait son corps sans discontinuer, de plus en plus intense à mesure que les derniers survivants ajoutaient leurs corps aux affres de l'assaut. Ses yeux révulsés ne voyait plus, mais elle percevait la lumière prendre le pas sur le démon, elle goûtait au plaisir sadique de sentir ce monstre s'affaisser tel un animal blessé.
Elle se sentait disparaître, emportée par le torrent de lumière qui réduisait à présent le démon en cendre.
Son ultime combat.
Qui sonnerait la grâce ou le glas de l'île d'Oural.