Lac Noir, 1965
La nuit s’étendait autour de moi avec une douceur presque surnaturelle, sa fraîcheur venant apaiser l’air, comme un souffle léger qui effleurait la peau. Un silence d’une rare intensité régnait, lourd et parfait, une sorte de sérénité suspendue qui échappait aux lois de la saison. Devant moi, les eaux du Lac Noir s’étiraient à l’infini, lisses et silencieuses, telles un miroir de verre capturant l’éclat argenté de la lune. La barque vieillissante dans laquelle j’étais assis tanguait à peine, comme si elle-même se laissait emporter par la quiétude de la nuit. Les pensées me glissaient entre les doigts, dérivant lentement, tandis que la nuit m’enveloppait de son calme profond. C’était une nuit faite pour se perdre dans la contemplation, où chaque instant était suspendu dans le temps, un silence total où l’univers tout entier retenait son souffle, attendant peut-être quelque chose qui n’arriverait jamais.
Ma main, solidement posée sur la canne à pêche, se faisait guide dans l’obscurité du lac. Le noir de l’eau m’attirait et m’intriguait, un abime de mystère que, malgré toutes ces années passées à Silver Pines, je n’avais jamais pu comprendre. Le lac restait ce gouffre insondable, empli de secrets et de silences, toujours plus vaste à chaque fois que je le contemplais. Pourtant, ce soir, quelque chose de différent flottait dans l’air. Une tension palpable, subtile et imperceptible, s’étendait comme une brume, se glissant sous ma peau. Elle m’envahissait, me saisissait, froide et insidieuse, laissant dans son sillage une sensation étrange, un frisson qui parvourait mes bras malgré la chaleur du soir. Le calme, bien que présent, était devenu plus lourd, comme une mer tranquille qui cache des vagues invisibles.
Puis sans crier gare, un bruit sourd émergea de l’abîme des eaux, presque imperceptible, une vibration distante qui se faufilait à travers la nuit. Ce son me fit sursauter, une vague de crispation parcourant mes muscles, une réaction instinctive face à l’inconnu. Je tentai de me convaincre que ce n’était que le vent qui se jouait dans les bracnhes des arbres alentour, ou peut-être un poisson qui venait troubler la surface du lac. Mais, même si ma raison luttait pour rationaliser ce bruit, une étrange lueur attira mon regard. Elle scintillait à peine sous l’eau, comme un éclat fragile et vacillant, une lumière étrange qui dansait et se jouait avec mes sens. Cette lueur mystérieuse m’invitait à la suivre, me pressant de découvrir ce qui se cachait juste en dessous de la surface, là, dans l’ombre de l’eau.
Une bouffée d’adrénaline me monta au ventre, me faisant respirer plus vite. L’excitation se mêlait à une appréhension sourde, une curieuse inquiétude qui s’enroulait autour de mon coeur. L’air lui-même était chargé d’électricité, vibrant d’une promesse indéfinie, comme un appel qui me forçait à explorer, à plonger plus loin, à voir ce que je n’étais pas censé voir. La nuit, qui jusque-là m’avait enveloppé dans son calme, se faisait maintenant plus vibrante, plus intense, presque vivante. Elle ne me laissait plus le choix : je devais percer le secret que dissimulait les eaux sombres du lac.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Je me penchai, une curiosité croissante m’envahissant, m’incitant à m’approcher un peu plus. La lumière, là sous la surface jouait avec l’obscurité, tourbillonnant comme une lueur timide qui tentait de se libérer de son emprise pour rejoindre l’immensité du ciel nocturne. Mes yeux se ficèrent sur ce phénomène, hypnotisés, comme si une force invisible m’appelait à ne pas détourner le regard. C’était comme si la lumière elle-même avait une vie propre, une danse douce, mais envahissante.
Le chuchotement que je percevais d’abord à peine se fit peu à peu plus net. Il devint plus précis, presque palpable, résonnant ans l’air, envahissant l’espace autour de moi. Des voix, ou plutôt des murmuresmêlés, émergeaient des profondeurs. Douces, lentes, elles se superposaient les unes aux autres, formant une mélodie aussi belle qu’insaisissable. C’était un chant, mais un chant sans origine, suspendu entre l’oubli et la mémoire, flottant au-dessus de l’eau.
Ces murmures, bien que discrets, portaient une telle intensité qu’ils m’enveloppaient tout entier. Chaque mot, chaque inflexion m’effleurait comme une brise légère, m’éveillant à une sensation que je n’avais jamais connu auparavant. Une sorte de chaleur étrange s’installa en moi, faisant naître un frisson qui s’étendait le long de ma colonne vertébrale. Une sensation d’urgence, subtile mais insistante, me frôla. C’était comme si ces voix, perdues dans les ténèbres du temps, cherchaient à me guider, à m’alerter sur quelque chose que je ne pouvais encore comprendre. La tension qui m’envahissait n’était pas de la peur, mais un désir irrésistible d’écouter, de prêter attention, comme si ce moment était destiné à se dévoiler.
— Il y a quelqu’un ?
Personne ne devait se trouver là, c’était une certitude. À cette heure reculée, quand l’obscurité avalait les derniers reflets du monde, le lac restait désert, abandonné aux bruits feutrés de la nature. Tous les habitants de Silver Pines le savaient : une fois la nuit tombée, nul ne traînait près des rives. Pourtant, j’entendais ces voix. Claires. Précises. Elles flottaient à la surface comme des murmures nés du vent, des mots indéchiffrables glissés dans l’air humide. Le souffle ténu de ces sons irréels me frôlait l’oreille, m’enveloppait, m’attirait vers l’avant.
Intrigué, je me penchai, les coudes posés sur mes genoux, le regard perdu dans les ténèbres liquides. L’humidité de la nuit imprégnait mon visage, me couvrant d’une fine pellicule fraîche qui s’accrochait à ma peau. Une brise légère effleurait mes joues, douce comme un chuchotement, tandis que la surface noire du lac restait immobile, étendue devant moi comme une porte entrouverte sur un autre monde. L’eau paraissait m’appeler, d’un appel muet et envoûtant, glissant sous mes paupières une étrange torpeur, comme si elle attendait que je m’y abandonne.
Puis tout changea. Brutalement.
Une masse surgit de labîme, gigantesque, rapide comme une détonation. L’instant se brisa. Ma barque fut projetée sur le côté, happée par une force invisible. Le choc me prit de court, et je manquai de basquler par-dessus bord. Mon corps bascula, le souffle coupé par la surprise. Mon coeur explosa dans ma poitrine, battant à tout rompre, avec une urgence animale. Chaque battement me lançait comme une alarme, m’arrachant au silence glacial de la nuit. Mes mains cherchaient un point d’ancrage, mes jambes tentaient en vain de stabiliser l’embarcation devenue folle.
Un bruit profond, étouffé mais d’une puissance terrifiante, résonna sous mes pieds. Il vibrait jusque dans mes os, comme si la terre elle-même avait gémi. Quelque chose remontait. Quelque chose d’inconnu, de colossal. Une terreur primitive me transperça, une peur viscérale, presque ancienne, comme si mon corps reconnaissait un danger oublié depuis les origines. Je relâchai ma canne sans réfléchir, la voyant disparaître dans l’obscurité. Mes doigts s’accrochèrent avec acharnement aux abords rugueux de la barque, cherchant à ne pas sombrer dans ce gouffre en mouvement.
Sous moi, une présence invisibe me frôlait l’âme. Lourde. Menaçante. Elle n’avait pas besoin de se montrer pour exister – je la ressentais dans chaque frisson, dans chaque mouvement d’eau devenu brutal. Le lac, il y a peu encore si calme, se transformait en un théâtre d’agitation. Des cercles se formaient, tourbillonnaient, se répercutaient comme des battements de tambour autour de la barque. Les vagues, brusques et désordonnées, remuaient les ténèbres. Chaque éclaboussement portait une promesse de cauchemars, chaque remous réveillait des histoires de monstres oubliés, ces contes terrifiants murmurés au coin du feu et que j’avais toujours refusé de croire.