Silver Pines, 1998
La première journée de cours après les vacances d'été portait toujours ce goût amer de routine retrouvée, ce goût qui se logeait dans ma gorge, sec et suffocant, comme une poussière indésirable. Le lycée de Silver Pines, avec son ambiance presque figée, n’avait pas changé d’un centimètre. Les couloirs, étroits et mal éclairés, étaient encombrés de casiers qui étaient là depuis des décennies, leurs portes en métal déformées par le temps et les épreuves. Les affiches qui ornaient les murs, jaunies par des années de négligence, offraient un spectacle désolé, presque morbide, un vestige d’une époque révolue. En traversant cette galerie de souvenirs, je ressentais les regards curieux de quelques élèves, leurs yeux rivés sur moi, comme si ma simple présence, après trois mois d’absence, était devenue un mystère à déchiffrer. Mais au fond de moi, je savais que ce n'était pas moi qui les fascinait vraiment. Non, leur curiosité ne portait pas sur ma personne, mais sur l’énigme du lac, et surtout, sur Tom.
Tom Collins avait disparu un an plus tôt, englouti dans le silence, sans laisser la moindre trace. Pas de corps, pas d’indices, seulement un vide profond et insondable. Une barque vide, retrouvée sur les rives du Lac Noir, à l’aube, était le seul témoin de sa disparition. Cette barque, perdue entre deux mondes, avait dérivé, comme une ultime métaphore de ce qui s’était passé. L’affaire avait marqué la ville, creusant un fossé d'incertitude et de peur dans les esprits. Mais pour Sarah, ce n’était pas simplement une histoire de plus dans les carnets poussiéreux de l’histoire locale. Non, pour elle, la disparition de Tom avait été un gouffre, une fracture béante, un déchirement qu’aucune époque ni aucun souvenir ne pourraient recoudre. Cette nuit-là, une partie d'elle s’était perdue à jamais, emportée par les vagues invisibles de cette tragédie.
Je tournai au coin d’un couloir, et là, je la vis. Sarah, adossée à son casier, ses yeux fixés sur un point lointain, comme si elle cherchait à percer le néant. Elle n'était plus la même. Le temps avait laissé ses marques. Ses longs cheveux blonds, désormais épars et en bataille, tombaient sur ses épaules, comme une couronne laissée là par la douleur, une couronne qui ne voulait plus se défaire. Son regard, autrefois vif et pétillant de vie, était désormais voilé par une tristesse insondable, une lumière éteinte qui ne brillerait plus. En m’approchant, j’eus une étrange sensation, comme si chaque pas me rapprochait d’un abîme que je ne pouvais éviter. Le silence entre nous se fit lourd, oppressant, comme une chape de plomb que ni l’un ni l’autre n’osait briser. La douleur qui pesait dans l’air n’avait pas besoin de mots. Elle était là, omniprésente, une compagne invisible de notre quotidien, une douleur partagée mais aussi incomprise, figée dans nos silences. Je voulais lui dire quelque chose, lui tendre une main, mais les mots me manquaient, comme s'ils se heurtaient à un mur invisible. Et puis je compris. Parfois, le silence disait bien plus que n’importe quelle parole. Il était l'écho de ce que nous avions perdu, du gouffre dans lequel nous étions tous les deux tombés sans pouvoir en sortir, un rappel cruel de ce qui aurait pu être, de ce qui n’était plus.
— Alors, tu es prête pour cette nouvelle année ? Lançai-je, tentant un sourire maladroit.
Elle resta silencieuse un instant, ses yeux rivés sur un point invisible du sol, comme si son regard se perdait dans un espace lointain, au-delà de ce que je pouvais comprendre. Un voile de distance l’enveloppait, et tout en elle paraissait suspendu dans une bulle intime, coupée de la réalité immédiate. Puis, lentement, presque avec réticence, elle releva les yeux vers moi. Ses prunelles, d'abord noyées dans un monde de pensées muettes, se fixèrent sur moi, révélant un tourbillon d’émotions qu’elle peinait à dissimuler.
Je vis dans son regard une étincelle de surprise, mélangée à une tristesse si profonde qu'elle en devenait presque palpable. Une tristesse enfouie, refoulée, comme une douleur persistante qu’elle portait en elle sans pouvoir la libérer. Les secondes s’étiraient, lourdes et chargées d’une tension que je pouvais presque toucher. Le silence entre nous n’était pas vide, non, il vibrait de tout ce qu’elle n’osait pas dire.
Ce silence débordait d’émotions non exprimées, et, tout à coup, je réalisai à quel point ce simple instant – le simple fait de croiser son regard – était un geste précieux. Un pas fragile vers la compréhension, un fragile pont jeté au-dessus du gouffre qui la séparait du monde. Ce regard, cet échange silencieux, me faisait mesurer la profondeur de la barrière qu’elle avait construite autour d’elle, mais aussi, peut-être, la possibilité de la faire tomber, petit à petit.
— Tu crois que cette année sera différente, Ben ? Que les choses vont vraiment changer ?
Je haussai les épaules.
— Les choses changent toujours, que tu le veuilles ou non.
— Pas pour moi.
Son ton était tranchant, presque accusateur, comme si je faisais partie du problème. Peut-être que j'en faisais partie après tout.
— Sarah, ça fait un an maintenant... Tu sais que Tom...
— Ne finis pas ta phrase, Ben. Je t’en prie.
Je me tus, laissant le silence s'installer entre nous. Chaque mention du nom de Tom alourdissait l'air, comme une brume qui envahissait peu à peu l’espace, un poids invisible s'écrasant sur nos épaules. Ce nom résonnait encore, un écho douloureux, et, bien que l'absence de Tom fût désormais une réalité, sa présence persistait, figée dans l'atmosphère. Mais ce n'était pas juste cela qui me dérangeait. Sarah, dans son silence, était perdue dans un tourbillon de pensées. Son visage, d'ordinaire si expressif, était devenu une toile tendue, marquée par une détermination que je ne pouvais ignorer. C’était une volonté ferme, un ancrage que rien n’avait pu effacer. Je savais que depuis le début, elle n’avait jamais cessé d’espérer le retrouver. Mais cette flamme d'espoir, si vive autrefois, s’était transformée. Maintenant, il y avait une ombre dans son regard, un poids dans ses gestes, comme si elle portait le fardeau de la perte dans chaque mouvement. Ses yeux, qui brillaient habituellement de vivacité, étaient désormais ternis, obscurcis par une lueur qui engloutissait sa lumière. Ce feu, cette passion, qui avait jadis été un moteur, s’était lentement mué en une obsession brûlante, prête à tout engloutir sur son passage. Je la voyais se consumer, luttant contre une force qu'elle ne contrôlait plus.
— Tu sais, poursuivit-elle après un moment, je suis retournée au lac.
Je la fixai, surpris.
— Quoi ? Quand ça ?
— Hier soir.
Je secouai la tête, incrédule. Le Lac Noir était devenu un endroit interdit dans nos esprits. Y retourner, c’était comme tenter le diable.
— Sarah, qu’est-ce que tu cherches à prouver ? Tu ne vas pas...
Elle me coupa net.
— Il est là-bas, Ben. Je le sens. Il y a quelque chose dans ce lac. Quelque chose qu'on refuse de voir.
Je laissai échapper un soupir, long et silencieux, comme si chaque particule d’air quittant mes poumons portait le poids d’un fardeau invisible. L’incertitude me broyait la poitrine, s’installait dans mes os, m’alourdissait jusqu’à me faire douter de mes propres pas. Face à Sarah, je me sentais minuscule, incapable d’atteindre ce qu’elle vivait, incapable de prononcer les mots qu’il fallait. Son obsession pour Tom, jour après jour, prenait des allures de vertige. Elle s’y accrochait comme à une vérité vitale, et moi, impuissant, je la voyais s’enfoncer dans une marée dont je ne parvenais plus à la tirer. Elle avançait sur une ligne fine, fragile, prête à basculer. Et malgré la peur que cela m’inspirait, une part enfouie de moi voulait croire qu’elle avait raison. Une part secrète et presque honteuse souhaitait que son acharnement ne soit pas vain. Car ce n’était pas la première fois que le Lac Noir avalait quelqu’un. D’autres disparitions, plus anciennes, avaient été racontées à voix basse, dans des murmures étouffés par les ans. Peut-être que derrière cette surface calme et trompeuse, quelque chose veillait, tapi dans les profondeurs. Cette idée me fascinait autant qu’elle me glaçait le sang.
Plus tard, en cours de sciences, mon regard se perdit dans le vide, suspendu entre les mots du professeur et le tumulte de mes pensées. Je n’entendais plus rien de ce qui se disait autour de moi. La voix qui résonnait dans la salle n’était plus qu’un bruit de fond, noyé sous les échos du passé. Mes souvenirs revenaient en rafales, indomptables, me renvoyant à cette nuit où tout avait dérapé. J’avais toujours cru au concret, à la logique, au rationnel. Les fantômes et les légendes n’étaient, à mes yeux, que des inventions pour meubler les peurs. Mais depuis la disparition de Tom, quelque chose s’était fissuré en moi. Ce silence persistant autour de son absence, cette barque vide retrouvée sur la berge, tout cela échappait aux raisonnements simples. Et plus je cherchais des réponses, plus mes certitudes s’effondraient, emportées par l'idée dérangeante que quelque chose d’invisible pouvait hanter les rives du lac.
Quand la cloche sonna, marquant la pause déjeuner, je me levai mécaniquement, comme poussé par l’instinct de fuir mes propres pensées. J’avais besoin de souffler, de retrouver une parcelle de normalité. À la cafétéria, Ethan Miller m’attendait déjà à notre table habituelle. Il leva les yeux vers moi, un sourire accroché au visage, à la fois amusé, et curieux, comme s’il savait que j’avais besoin de légèreté. Ses yeux pétillaient d’une énergie familière, presque réconfortante, mais dans ce regard, je devinais une question non posée. Il s’installa en face de moi, balayant l’air d’un commentaire anodin, espérant sûrement briser la glace. Pourtant, la tension restait là, sous-jacente, prête à resurgir. Une tension fragile, comme un fil trop tendu qu’un mot mal choisi suffirait à rompre. Il parlait, avec son ton habituel, insouciant, mais mes pensées dérivaient à nouveau. Entre nous, il y avait ce décalage silencieux, ce contraste déroutant entre sa légèreté et ma gravité. Et dans cette conversation ordinaire, je redoutais à chaque instant qu’il touche, sans le vouloir, un point trop sensible, une blessure encore ouverte.
— T’as entendu parler des lumières sur le lac ? Me lança-t-il tout bas.
Je fronçai les sourcils.
— De quoi tu parles ?
— Ma sœur les a vues la semaine dernière. Des lumières qui bougent sous l’eau, comme des feux follets. Elle a juré qu'elle avait vu une silhouette se déplacer près du rivage.
Je soupirai.
— C’est sûrement des pêcheurs ou des plongeurs. Les gens aiment amplifier les histoires, surtout avec tout ce qui s'est passé avec Tom.
Ethan hocha la tête, mais je voyais qu'il n'était pas convaincu.
— Peut-être. Mais ce lac a toujours eu quelque chose de bizarre, tu ne trouves pas ?
Je ne répondis pas tout de suite, laissant le silence s'installer entre nous, lourd et presque suffocant. Un silence chargé de non-dits, d'émotions non exprimées qui se suspendaient dans l’air, comme une brume épaisse. Depuis un an, j'avais tenté, de toutes mes forces, de refermer ce chapitre de ma vie. J'avais voulu tourner la page, croire que l'histoire troublante de Tom était derrière moi, dans un passé que je m'efforçais d'oublier. Mais les coïncidences s’étaient multipliées, comme des pierres qu’on ajoutait à un fardeau déjà trop lourd. Chacune d’elles pesait un peu plus sur mes épaules, me ramenant à cette époque que je croyais enterrée. Des murmures s’élevaient des couloirs, s’infiltraient derrière les portes des casiers, portés par des voix basses mais insistantes. Ce n’étaient pas que des rumeurs à propos de Tom. Non, il y avait eu d’autres incidents, des choses inexplicables, des ombres qui se faufilaient dans les recoins sombres de Silver Pines, toutes empreintes de mystère et de peur, mais jamais prouvées. Chaque histoire flottait dans l’air, alimentant une tension qui, progressivement, imprégnait l’atmosphère du lycée. Ce malaise omniprésent devenait de plus en plus difficile à ignorer, comme une douleur sourde qui ne disparaissait pas. Un malaise qui se collait à la peau de l'école, rendant chaque coin du lycée plus lourd, plus étouffant.
La fin de la journée arriva, presque en un clin d’œil, comme si le temps avait glissé entre mes doigts sans que je ne le remarque. Il s'était écoulé en silence, implacable, emportant avec lui les heures sans que je puisse en saisir la trajectoire. À la sortie, je retrouvai Sarah, appuyée contre un mur, ses bras croisés autour de sa poitrine dans une posture défensive. Son visage trahissait une agitation qu’elle peinait à dissimuler, chaque trait tendu par une inquiétude qu’elle ne parvenait pas à masquer. Elle observait les élèves qui passaient, ses yeux cherchant frénétiquement quelque chose dans la foule, peut-être une silhouette familière, un signe, une réponse qu’elle espérait encore trouver parmi la masse. En la voyant ainsi, un frisson remonta le long de ma colonne vertébrale, une sensation glacée qui m’envahit. Son expression était une photo de son angoisse, une angoisse qui me serrait la gorge, aussi réelle et intense que si j’en avais moi-même fait l’expérience. Je pouvais presque la toucher, aussi palpable et pesante que l'ombre qui s'étendait doucement sur le monde, la lumière du jour s’éteignant lentement autour de nous, teintant l’atmosphère d’une mélancolie douce-amère.
— On retourne au lac ce soir, Ben.
Je la regardai, choqué.
— Quoi ? T’es folle ? Tu sais ce qui s’est passé la dernière fois...
— Justement. Je veux savoir ce qui se cache là-bas. Je ne peux pas continuer à vivre avec cette incertitude.
Je pris une grande inspiration, partagé entre l'envie de lui dire qu'elle se trompait et celle de l'accompagner, par peur qu'elle aille seule.
— Tu sais que si on y va, il n’y aura probablement rien, dis-je, tentant une dernière fois de la raisonner.
Elle soutint mon regard avec une intensité qui me glaça.
— Alors pourquoi es-tu aussi nerveux, Ben ?
Je n'avais pas de réponse, et cette absence de certitude pesait sur ma poitrine, comme un poids invisible qui m’empêchait de respirer librement. C'était une sensation constante, une pression qui ne me quittait pas. Peut-être qu'une part de moi, tout comme Sarah, refusait d’accepter l’idée que tout cela pouvait simplement être le fruit du hasard. Et pourtant, il y avait ces pensées obsédantes, ces images qui revenaient sans cesse. L’idée qu'un secret insondable résidait dans les profondeurs du lac, comme une créature tapie dans l'ombre, prête à surgir. Les images d'ombres qui glissaient sous la surface, de lumières mouvantes dansant avec une grâce étrange, ressemblaient à des étoiles perdues dans l'obscurité de la nuit. Elles m'obsédaient, me hantaient, tissant une toile d'incertitudes autour de ma pensée. L'angoisse de nous retrouver face à l’abîme que Tom avait osé explorer me saisissait à chaque instant. C'était un mélange de peur et d'excitation, une tension si forte qu'elle se nichait dans mes os, me secouant à la moindre pensée.
La nuit tombait lentement, ses ombres s'étirant et enveloppant le monde d'un voile lourd et mystérieux. L’air devenait plus frais, porteur de l'humidité d’une terre ancienne, et une brise légère effleurait ma peau, comme un souffle doux qui me ramenait à une réalité à la fois familière et étrange. Il y avait un parfum de terre humide, de feuilles tombées, mais aussi un parfum plus ancien, celui des secrets enfouis sous des couches de silence. Le vent effleurait mes cheveux, glissant à travers les ruelles vides du lycée, comme une promesse de quelque chose d’invisible qui attendait d’être découvert. Chaque battement de mon cœur résonnait dans ma poitrine, comme un tambour battant au rythme de l'incertitude grandissante. La peur, l’intrigue et un désir insistant de connaître la vérité s'entremêlaient dans mon esprit, mais je ne savais pas où tout cela allait me mener.
Les étoiles, maintenant parfaitement visibles, scintillaient dans le ciel sombre, telle une armée de témoins silencieux et indifférents. Mais derrière leur éclat, je sentais qu’une histoire oubliée se cachait, prête à surgir et à s’imposer dans nos vies. Une histoire qui n’attendait qu’un moment propice pour éclater au grand jour, pour nous engloutir dans son sillage, et nous révéler ce que nous n'étions pas encore prêts à affronter.