La découverte des anciens rituels avait ouvert une brèche dans notre compréhension du Lac Noir, une faille profonde par laquelle s’échappaient des vérités dérangeantes. Ce que nous avions cru être des légendes prenait soudain la forme d’une réalité oppressante, et chaque page du journal d’Ethan résonnait comme une incantation funeste. Après notre confrontation avec le shérif, une certitude muette me rongeait de l’intérieur : le temps nous était compté. Une menace invisible resserrait son étau, et l’urgence d’agir se faisait plus vive à chaque battement de cœur.
Megan et moi avions trouvé refuge sur un vieux banc, installé près de la bibliothèque, cet endroit devenu notre repaire de fortune, berceau de nos veilles tardives et de nos espoirs éparpillés. Le bois, usé par les années et les saisons, râpait la paume de ma main alors que mes doigts glissaient machinalement sur ses rainures profondes. Il paraissait chargé des murmures que nous y avions laissés, des questions sans réponses qui planaient encore dans l’air. À mes côtés, Megan restait immobile. Son visage, d’ordinaire si lumineux, avait perdu sa chaleur. Sa peau avait pris la teinte pâle d’un ciel d’hiver, et dans ses yeux, je ne retrouvais plus l’étincelle habituelle. Il y avait maintenant une lueur inquiète, fixe, presque résignée, comme si elle entrevoyait déjà l’ombre du danger à venir.
Autour de nous, l’atmosphère s’épaississait, saturée d’une tension presque physique. Chaque souffle du vent dans les feuillages faisait frissonner l’air, comme si la nature elle-même retenait son souffle. Le silence pesait lourd, chargé de pensées que nous n’osions pas formuler. Il n’y avait plus besoin de mots ; nous savions que nous avancions vers un point de rupture. Les découvertes récentes n’étaient pas de simples contes oubliés, mais les fragments d’une vérité ancienne, enfouie, qui remontait lentement à la surface. Le poids de cette révélation se déposait sur nos épaules, lentement, inexorablement, comme une brume froide et collante qui s’insinuait dans chaque fibre de notre être.
Et alors que le jour commençait à décliner, jetant une lumière orangée sur les murs de pierre de la bibliothèque, je compris que nous ne pouvions plus reculer. Les rituels oubliés n’étaient pas de l’histoire ancienne. Ils étaient vivants, actifs, et leur écho nous appelait à affronter ce que nous avions, jusqu’alors, tenté de comprendre sans vraiment y croire.
— Tu penses que Tom est vraiment vivant ? Demanda-t-elle, brisant le silence.
Je fis un effort pour garder la voix ferme.
— Je le crois. Les légendes parlent d'une dimension parallèle, un endroit où la créature aurait piégé des âmes. Tom pourrait y être, piégé dans une sorte de limbe.
Megan frissonna, ses bras se croisèrent sur sa poitrine.
— Et comment on y accède ? Ces rituels parlent de sacrifices. On sait tous que ça ne veut rien dire de bon.
Je soupirai, conscient de la gravité de nos découvertes.
— Je sais. Mais si Tom est là-bas, nous ne pouvons pas le laisser. Il mérite une chance de revenir.
Elle me regarda, l’inquiétude se lisant dans ses yeux.
— Et quel genre de sacrifice ? Tu penses qu’il nous faudra abandonner quelque chose ?
Je pinçai les lèvres, l'esprit troublé.
— J’ai lu que certaines légendes exigeaient un lien de sang. Peut-être que... peut-être que c’est un sacrifice personnel qui est requis. Quelque chose d’important. Mais je ne peux pas laisser cela se produire sans savoir ce que cela signifie.
À cet instant, Ethan arriva, essoufflé, son regard chargé d’une détermination nouvelle.
— J'ai trouvé quelque chose, déclara-t-il, haletant. En fouillant dans le vieux grimoire, j'ai découvert qu’il y a des rituels pour franchir cette dimension, mais ils sont dangereux.
Megan se tourna vers lui, l’angoisse dans les yeux.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
Ethan se pencha, comme s’il redoutait d’être entendu par quelqu’un d’autre.
— D'après ce que j’ai compris, il y a un cercle que nous devons tracer au bord du lac. Si nous le faisons correctement, cela ouvrira un passage. Mais... il faut un sacrifice. Quelqu'un devra se sacrifier pour que les autres puissent passer.
Un silence lourd s’abattit sur nous. Les mots d’Ethan résonnaient dans ma tête, comme une cloche de détresse.
— Qui ? Murmurai-je, même si je connaissais déjà la réponse.
Ethan détourna les yeux, sa voix devenant plus grave.
— Je ne sais pas. Mais on ne peut pas abandonner Tom. On ne peut pas le laisser là-bas, piégé par cette chose.
Megan secoua la tête, l’inquiétude prenant le pas sur la détermination.
— Et si ça échoue ? Que se passe-t-il pour celui qui se sacrifie ?
Je sentais mon cœur battre la chamade. L’idée d’un sacrifice personnel pesait sur moi comme une chape de plomb.
— Peut-être que... peut-être que c’est ça, le lien. Peut-être que celui qui se sacrifie doit avoir un lien avec la victime. Sarah... elle pourrait être liée à Tom, par le sang.
Ethan me fixa, son regard perçant.
— C'est une possibilité. Mais ça pourrait aussi être quelqu'un d'autre, quelqu'un qui a un lien avec la créature elle-même.
Megan eut l’air de réfléchir, ses pensées visiblement en désordre.
— On ne peut pas le faire sans connaître les conséquences. Qu’est-ce qui nous garantit que ça fonctionnera ?
Je frémis à l’idée que nous étions en train de jouer avec des forces qui nous dépassaient.
— On n’a pas le choix, dis-je finalement, la voix brisée par l’angoisse. Nous devons tenter notre chance.
Les heures qui suivirent s’étirèrent comme un fil tendu à l’extrême, prêt à céder sous le poids d’une urgence insaisissable. Chaque seconde s’imposait à nous avec une gravité de plus en plus écrasante, comme si le temps lui-même se retournait contre nous. Une pression sourde enflait dans l’air, subtile au début, puis plus envahissante, tel un serpent invisible s’enroulant lentement autour de nos esprits, resserrant son étreinte à chaque pas vers le lac.
Nous avions rassemblé tout le nécessaire pour le rituel, guidés par les fragments de légendes anciennes qu’Ethan avait décryptés. Les bougies, aux couleurs profondes et changeantes, dégageaient déjà une lueur vacillante, presque hypnotique. Les cristaux que nous avions choisis brillaient faiblement, comme s’ils captaient une énergie que nous ne pouvions nommer, et les symboles de protection, dessinés avec minutie, ajoutaient une solennité presque sacrée à la scène. Chacun de ces objets portait une histoire, une mémoire que je pouvais presque ressentir en les touchant, comme si leur matière vibrait légèrement sous mes doigts.
Mais malgré cette préparation méticuleuse, l’angoisse continuait de gronder au creux de mon ventre. Plus les minutes s’égrenaient, plus je me sentais aspiré vers une terreur viscérale. Le crépuscule s’installait lentement, drapant la forêt et le lac d’une lumière dorée, douce mais fugace, comme un dernier souffle avant la nuit. La surface de l’eau miroitait paisiblement sous les derniers éclats du jour, mais cette beauté dissimulait une menace sourde. Je pouvais presque percevoir une présence, là-dessous, tapie dans les profondeurs, observant chaque mouvement avec une patience froide. L’idée que ses écailles captent déjà les reflets du soleil couchant me glaça le sang.
Une brise légère s’était levée, chargée d’une humidité pénétrante, imprégnée des senteurs de terre mouillée et de végétation endormie. Elle me fit frissonner, non pas de froid, mais d’appréhension. La tension dans l’air devenait presque tangible, lourde et vibrante, comme si les arbres eux-mêmes retenaient leur souffle. Le moindre bruissement, le craquement d’une branche ou le froissement des feuilles, prenait des proportions démesurées, amplifiant le sentiment d’une menace invisible prête à surgir.
Mon cœur tambourinait avec une force désordonnée, cognant contre ma poitrine comme s’il voulait m’alerter, me rappeler que j’étais encore vivant, encore capable de fuir. Mais il n’y avait nulle part où aller. Mes yeux balayaient sans cesse les alentours, happés par la pénombre croissante, guettant un signe, une silhouette, une lueur suspecte. Pourtant, malgré tous mes efforts pour rester rationnel, je savais que la nuit n’apporterait pas de répit. Le piège s’était déjà refermé, et nous étions là, debout sur le fil fragile de l’incertitude, prêts à faire face à l’indicible.
— On y va ? Demanda Ethan, la voix tremblante.
— Oui, répondis-je, ma voix rauque. C’est maintenant ou jamais.
Nous nous installâmes en cercle autour du lac, le silence de la nuit amplifiant le rythme effréné de nos cœurs, battant à l’unisson, chaque pulsation résonnant dans l’air comme un tambour de guerre. Les visages de mes amis, habituellement illuminés par des sourires et des éclats de rire, portaient désormais les traces de l'inquiétude qui s’était installée en nous. Leurs yeux, brillants d'angoisse, scrutaient l'obscurité, réfléchissant l'ombre d'une peur profonde, mais dans ce regard, il y avait aussi quelque chose de plus, une lueur de défi, une volonté silencieuse de ne pas céder à l'incertitude. Chaque respiration que nous partagions était suspendue dans le temps, une intensité palpable dans l’air, comme si l'univers tout entier retenait son souffle avec nous, attendant que nous franchissions ce seuil invisible, ce moment décisif où nos choix nous entraîneraient dans l'inconnu. Dans cette atmosphère lourde, chargée d’électricité, un lien indéfectible se tissait entre nous, une solidarité forgée dans l’adversité, prête à défier l’obscurité qui menaçait de nous engloutir.
— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Demanda Megan, la voix tremblante.
Ethan se tourna vers nous, l'air grave.
— On commence le rituel. Mais rappelez-vous, si quelque chose ne va pas...
Je pris une grande inspiration.
— Si quelque chose tourne mal, on se battra. Nous ne laisserons pas Tom derrière nous.
Les bougies, alignées en un cercle précis, diffusaient une lumière tremblotante qui découpait des formes mouvantes sur les troncs d’arbres autour de nous. Leur flamme fragile, secouée par la moindre brise, dessinait sur nos visages des reflets tantôt chaleureux, tantôt inquiétants. Le sol, légèrement humide, conservait la marque du symbole que j’y avais tracé à la main, une figure complexe transmise à travers les âges, gravée dans la mémoire d’anciens textes oubliés. Ce dessin, aux lignes courbes et entrelacées, n’était pas qu’un simple motif : il représentait notre unique espoir, notre dernière défense contre l’inconnu qui approchait. À l’intérieur de moi, l’anxiété grondait, entremêlée à une détermination fébrile. Chaque battement de mon cœur résonnait dans ma tête, comme pour me rappeler l’irréversibilité de ce que nous étions sur le point d'accomplir.
Nous nous étions tous approchés, formant un cercle autour du symbole sacré, les mains légèrement tendues vers le sol, comme pour y puiser la force des anciens. Nos voix s’élevèrent à l’unisson, articulant lentement les mots anciens que nous avions appris par cœur, les lèvres chargées d’un respect presque religieux. Chaque syllabe roulait dans l’air avec lenteur, dense et vibrante, comme si elles avaient une existence propre. La nuit s’épaississait autour de nous, étouffant les sons familiers de la forêt. Même les oiseaux s’étaient tus. L’obscurité, désormais totale, nous enveloppait de son manteau silencieux, effaçant le monde autour pour ne laisser que notre îlot de lumière vacillante.
L’atmosphère devint plus lourde, chargée d’une tension étrange, presque électrique. L’air paraissait plus dense, plus difficile à respirer, et ma peau se couvrit de frissons malgré l’absence de vent. Chaque respiration était un effort. Un pressentiment grandissait dans mon ventre, une sensation crue, primitive, qui m’alertait du danger imminent. Je n’avais aucun doute : quelque chose, tout près, guettait. Une présence invisible nous scrutait depuis les profondeurs du lac, dissimulée dans les ténèbres mouvantes, attentive à chaque son, chaque mot, chaque mouvement.