Sous les feuillages d’un robinier, la porte du diable dominait le chemin. Anomalie de roche dans ce paysage boisé, il s’en dégageait une force étrange qui perturbait Mona. Elle observa la tête du diable sous la lueur blême de la Lune pleine. Ou ce qu’il en restait. Du visage de pierre méconnaissable, car criblé d’impact, comme si d’antiques individus avaient voulu effacer toute trace de cet être, ne demeurait plus que les oreilles, sans doute encore à l’écoute, dans l’attente d’un marché, et la forme triangulaire de son visage. Il n’avait point d’œil et pourtant, elle sentait une présence.
Le ronronnement d’un moteur attira son attention. Deux halos s’approchaient de la route. Ses amies ? La voiture ne ralentissait pas. Mona éteignit sa lampe torche, son désir de ne pas attirer l’attention étant plus fort que sa peur du sombre bois. Arrivé à sa hauteur, la voiture cala. Elle entendit pester avant que le moteur gronde de nouveau et avec les basses d’une musique beaucoup trop forte. La voiture s’éloigna. Et Mona se retrouva de nouveau seule.
Au cœur d’une ville, on oublie le brouhaha de la nature. On se l’idéalise, calme et féérique, contrastant avec le tumulte de la vie citadine. Loin de la pétarade incessante des moteurs thermiques et du tapage des klaxons. Mais un bois n’est pas un parc dénaturé, où chaque son s’accompagne d’une présence visible. Ici, les bruits sont inconnus et leurs auteurs, tapis dans la frondaison ou les bosquets. Des présences observatrices comme des spectres.
Pour se calmer et oublier le froid qui commençait à se faire ressentir, Mona se concentra de nouveau sur la porte. Le lierre envahissait une grande partie. Une plante symbole de lien. « Un lien avec quoi ? » se demanda Mona. En se renseignant sur cette porte, elle avait découvert qu’elle était liée à de nombreuses disparitions. Que se passerait-il si elle venait à traverser cette ouverture ? Continuerait-elle sur le même chemin de terre ou se retrouverait-elle dans un autre monde ? Et alors le remarquerait-elle ? Le monde lui paraissait déjà si étrange qu’elle s’imaginait mal comment cela pourrait être pire. Peut-être avait-elle déjà, par le passé, traversé un portail semblable ?
Elle n’en pouvait plus d’attendre. Ses amies s’étaient-elles jouaient d’elle en l’invitant à participer à l’une de leurs cérémonies ? Elle qui se faisait une telle joie de découvrir une cérémonie wicca.
Une ombre bougea de l’autre côté de la porte. Quelque chose se trouvait sur le chemin. Deux yeux jaunes et un pelage aussi sombre que la nuit. Un grognement s’éleva en même temps que se découvrirent des crocs blancs. Un chien à la stature de loup. Il aboya dans sa direction entre deux grognements. Mona courut jusqu’à la route. Pourquoi s’était-elle garée aussi loin ? À droite, une gueule baveuse. À gauche, des griffes contre le bitume. Derrière, la porte. Le premier chien avait disparu.
Était-ce là un piège ? Un moyen de la conduire à traverser cet porte, et ainsi l’emmener dans leur monde ? Elle n’avait pas d’autre choix. Elle empoigna son pendentif, il la protégerait, elle en était certaine, et fonça à travers l’édifice de pierre. Elle ne sentait plus le froid. Le stress et la peur étaient aussi bons qu’un feu. Une fois de l’autre côté, elle se risqua à se retourner pour ne rien trouver d’autre que le chemin et plus bas, la route. Aucune trace des chiens. Le monde paraissait identique à celui qu’elle avait laissé.
Enfin, des voitures se garèrent et des voix familières lui parvinrent. Que la mélodie des voix étaient plus douce que le grognement des chiens. La première à apparaitre fut Sophie, l’organisatrice de la cérémonie. Mona ne pouvait s’empêcher de l’envier, de sa chevelure rousse, si ardente comparé à la sienne si banale, à son énergie. Elle était toujours pétillante et heureuse de vivre. Un soleil qui illuminait son entourage. C’était elle qui l’avait invité quand elle avait appris qu’elle était capable de voir des choses. Elles s’étreignirent. Sophie portait une magnifique robe noire médiévale. Mona regrettait maintenant sa tenue si simple. Comme si elle lisait dans ses pensées, Sophie la rassura :
— Tu as été plus sage que moi sur ton choix de tenue. Fait froid, non ?
— Oui, mais la tienne est vraiment ravissante.
— Merci. Je l’ai trouvé en brocante. Ça te dérange d’aller aider les autres à décharger ? On va s’installer un peu plus haut.
Mona s’exécuta. Elle salua les autres filles et Lucie l’embaucha immédiatement. Elle lui tendit un sac en coton qu’elle sortit du coffre.
— Viens, suis-moi. On va préparer le terrain.
Lucie sortit un pendule et le fit tourner dans le vide. Puis, elle tourna elle aussi.
— Là-bas.
Mona suivit la petite brune sans trop savoir ce qu’elle accomplissait. Jamais elle n’avait observé quelqu’un utiliser un pendule. Elle se souvenait vaguement d’avoir observé son grand-père utiliser des baguettes de sourcier afin de trouver un puits, mais elle ignorait à quel point les deux étaient similaires.
— Ici.
Lucie s’arrêta pour sortir un cristal de son sac.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du quartz. J’en dispose au niveau des foyers énergétiques. Ça permet, d’une part, d’amplifier les énergies naturelles du lieu et de protéger la zone de toutes intrusions d’énergie négative.
Elles firent le tour d’une large zone autour de la porte du Diable s’arrêtant au gré du pendule pour y déposer une pierre. Durant leur tour, Lucie en profita pour expliquer les bases de la lithothérapie et du pouvoir des pierres. Mona ne résista pas plus longtemps et lui présenta son pendentif.
— Qu’est-ce que tu peux me dire sur la pierre centrale ?
Elle toucha la pierre du bout des doigts.
— Elle est chargée. J’ai rarement senti quelque chose de si puissant. Elle est ancienne, non ?
— C’est un héritage de ma grand-mère.
— Je comprends. C’est de l’obsidienne à l’œil céleste. C’est une pierre très puissante qui se recharge lors de la pleine Lune. Elle a besoin d’un contact physique pour fonctionner. As-tu déjà ressenti ces effets ?
— Oui. Il lui arrive de chauffer.
— C’est une pierre protectrice. Mais pas seulement. Elle favorise aussi la clairvoyance. Je te conseille de faire attention. Si elle peut amplifier les énergies positives, c’est aussi vrai pour les énergies négatives.
Une fois leur tour terminé, Mona alla rejoindre Élodie qui, sécateur à la main, coupait du lierre.
— Je profite de mes sorties pour récupérer des ingrédients, expliqua-t-elle. De nos jours, la connaissance des plantes et de leurs effets s’est perdu avec l’arrivée de la médecine. Oui, il y a de plus en plus de naturopathes et de produits naturelles, mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir un effet de mode. Derrière des produits dits naturels, il y a parfois toute une industrie, de grands laboratoires pharmaceutiques qui exploitent le besoin des personnes de retrouver une médecine naturelle. Pour ça, ils imposent, d’une certaine manière, aux pharmaciens de vendre leur produit. Et ils ne lésinent pas sur la communication et le marketing. Comme pour les formations. Qu’est-ce qui nous prouvent que leurs formateurs sont compétents ? Comment être sûr que je serais moi-même compétentes après les cours ? Rien. J’ai parfois l’impression de payer pour un diplôme qui n’est rien d’autre qu’un bout de papier. Ce qui importe vraiment, ce n’est pas le titre, mais les connaissances, l’expérience. Nous sommes loin de l’expérience qu’avaient les sorcières de l’époque. À l’époque, ils n’ont pas eu besoin de bruler les livres pour détruire la connaissance, ils s’en sont pris directement à la plus belle bibliothèque du monde. Le cerveau des sorcières. C’est cet héritage que j’essaye de refaire vivre. Je suis en étude d’histoire et je souhaite tellement réhabiliter les connaissances ancestrales parties en cendre. Mais, avant tout, je pratique, j’expérimente. Le trajet est long, mais le voyage plaisant.
Durant tout son monologue, Mona n’avait pu se détacher du regard émeraude d’Élodie. Il y avait quelque chose d’envoutant, quelque chose de profond. Ses yeux paraissaient plus anciens que son âge, comme si elle portait en elle la sagesse des sorcières disparue.
Tandis que les derniers préparatifs se mettait en place, Mona s’approcha de la petite blonde, Camille.
— Café ?
— Tu connais ma drogue.
Elle ouvrit son thermos et servit le liquide fumant dans une tasse de métal. La boisson lui réchauffa les mains et la vapeur, le visage.
— C’est donc ta première cérémonie ?
Mona acquiesça.
— Tu verras, ça va bien se passer. Amandine est une très bonne guide.
— Je dois t’avouer que je craignais d’être un peu de trop. Mais, finalement, je me sens bien. Intégrée.
— On essaye. Nous étions tous comme toi au début. Nous étions souvent seules et avec les autres, on se dissimulait sous un masque de bonne apparence. En nous rencontrant, nous avons pu être vraiment nous-même. Alors, tu comprends que si on peut aider des personnes comme nous, on le fait volontiers.
Amandine appela le groupe à la rejoindre. Elles se disposèrent en cercle et Amandine annonça le début de la cérémonie.