Mona, à bout de souffle, se laissa glisser contre un mur. C’en était trop. La pluie tombait toujours, et ses vêtements se gorgeaient d’eau. Le froid la tiraillait, mais elle ne bougea pas. Elle resta là, sur le bitume trempé, grelottante, essayant tant bien que mal de remettre de l’ordre dans son esprit. De tenter de comprendre ce qu’elle avait vécu ?
Il y eu du fracas. La porte tout d’abord. Un coup de pied d'Ian, une force qu’elle n’imaginait pas chez lui. Un tourbillon de poussière et une forte odeur d’humidité, de moisissures et de champignons. Des choses qui dévorent quand les Hommes ne sont plus là. Des choses toujours présentes, invisibles, en attente, jusqu’au moment propice où, abandonnés, elles peuvent sortir de l’ombre pour se nourrir, pour détruire. Parfois, elles surgissent en plein jour, au cœur d’un foyer, pour devenir un problème constant. La promesse d’un combat long et usant. Cette odeur, lui avait rappelé son enfance chez sa grand-mère. Dans cette vieille maison chaleureuse où elle jouait sous le regard bienveillant de sa mamie.
Sous la pluie, ce souvenir la réchauffa et la tranquillisait. Cependant, elle ne pouvait pas se réfugier dans ses beaux souvenirs, elle devait faire face à ce qu’elle avait vécu pour retrouver la force de se lever avant de mourir de froid.
Ses souvenirs étaient partiels, déjà fragmenté par la peur. Des éclats, comme les morceaux de verre éparpillés sur le sol qui craquaient sous ses pas. Il y avait des salles, à droite et à gauche. L’une d’entre elles était bloquée par de trop nombreux débris. L’autre, elle ne s’en rappelait pas. Il n’y avait que l’escalier. Le gigantesque escalier en colimaçon, sale et usé comme le reste de la maison. Une fenêtre, un peu plus haut, laissait passer les rayons de la Lune. Il y avait un côté irréel à ces marches délabrées irradié par une lumière blanche et douce. Il y eut le craquement du bois sous leurs pas. Et les échos du reste de la bâtisse qui s’éveillait et s’étirait.
Une personne courut à côté d’elle, le blouson au-dessus de la tête. Cette personne, cet illustre inconnu qui ne souhaitait que rentrer chez lui sans être trop trempé, ignorait que son passage avait suffi à faire la faire paniquer. Elle se mit à courir, elle aussi. Elle fuyait. Elle fuyait une menace toujours présence, mais surtout, elle voulait échapper à sa mémoire, à sa nouvelle connaissance qui elle le savait, ne l’abandonnerait jamais plus.
À l’étage, un hall sombre. Des bouteilles de bière et de vodka vides éparpillaient entre des boites de conserve moisies. Dans les coins, des morceaux de bois, des bouts de roche, arrachés du mur. Le toit fuyait par endroit. Un fin courant de l’air frais de la nuit s’infiltrait par le verre brisé de la fenêtre et la fit frissonner. La lumière se tarit, la pièce plongée dans l’ombre d’un nuage. Ian avançait sûrement et entra dans une pièce. Avant de le suivre, elle entendit un grognement.
Le crissement du tram l’effraya. Jamais avant cette nuit, elle n’avait remarqué le cri plaintif de ce transport. Les portes s’ouvrirent dans un soupir et elle cracha quelques badauds horrifiés par le temps extérieur. Elle entra et prit place dans un coin isolé. C’était un des derniers trams et il était presque vide. La plupart recroquevillé sur leur portable à écouter de la musique. Sauf un. Qui la fixait.
Un être avachit sur un matelas immonde, rongé par les moisissures. Il grommelait des propos incompréhensibles entre les peu de dents qui lui restaient. Il voulut se lever, mais sa tentative échoua, Ian s’approchait, la main brandit en direction de l’homme. Il se renferma sur lui-même, grognant sauvagement.
— Voici un démon, Mona. Celui-ci est fatigué, car je le traque depuis des jours en l’empêchant de commettre des méfaits. Tu n’imagines pas combien sont dissimulés dans notre réalité. Ils se camouflent, se font passer pour des gens bien mais dans l’ombre, ils se nourrissent de notre énergie, nous rendent la vie impossible. Ce sont des nuisibles qui mènent notre monde au chaos. Notre mission est de les arrêter, et de les supprimer.
Un moment d’égarement ? Une faiblesse ? En parlant, le bras d'Ian se rabaissa et le démon, une lueur malsaine dans les yeux, fonça sur Mona. Le tonnerre gronda et aussitôt un éclair fractura le ciel et éclaira la gueule abimée aux traits déformés qui s’approchait à grande vitesse. L’abîme de sa bouche édentée.
Dans le tram, la pluie cessa de se fracasser contre les vitres. À l’arrêt suivant, une personne se détacha de son écran pour sortir. Au fond, l’homme, un bonnet sur la tête et une grande barbe, continuait de lancer des regards dans sa direction. Au deuxième arrêt, personne ne sortit. Au troisième, deux personnes. Aux quatrièmes, ils n’étaient plus que trois dans la rame. Elle était encore trop loin de chez elle pour sortir maintenant. Le courage lui manquait pour affronter seule une heure de marche dans la nuit. Un arrêt de plus et il était toujours là. Elle sortirait au prochain. S’il la suivait, alors elle remontera aussitôt pour se rendre enfin chez elle. Elle se leva, puissant les dernières forces qui lui restait dans les jambes. Elle s’accrocha à la barre. De bref coup d’œil lui indiqua que l’homme restait à sa place. Une nouvelle fois, le crissement du tram et la sonnerie, l’arrêt enfin. Elle s’approcha de la porte et s'arrêta. Dehors, dégoulinante, une vieille souriait. Le bouton de la porte clignotait. Mona attendit, figée par le regard vide de ce spectre. Une nouvelle sonnerie et le tram repartit. Laissant la vieille sur le quai. Comme si de rien n’était, Mona se rendit au fond du tram. Elle souhaitait seulement s’éloigner le plus possible de l’inconnu. Son arrêt était le prochain et son plus grand désir était de voir ce bouton clignoter. Elle se sentait oppressée. Le tram freina et enfin, elle retrouva l’air frais à l’odeur de pétrichor. Elle voulut s’effondrer et pleurer d’être enfin libéré de ce trajet infernal, mais un regard à sa gauche, lui dévoila la silhouette de l’homme au bonnet.
Ian se jeta sur le démon et lui asséna un coup de poing. Il prit Mona par la main pour l’éloigner. Ses yeux bleus, confiants, la rassurèrent.
— Ils sont dangereux, mais nous avons des moyens de lutter.
Il présenta une fiole sortie de sa poche. Le démon se releva, titubant. Il grommelait des propos incompréhensibles. Une nouvelle fois, il se jeta sur eux. Lisa laissa échapper un cri tandis que Ian, sûr de lui, lança la fiole qui s’éclata sur le visage du démon. Immédiatement, des hurlements de douleur. Et la tête de l’homme se perdit dans un nuage de fumée blanc et opaque. Les cris, l’odeur et la pluie qui battait contre la fenêtre. C’en était trop pour Mona qui courut à travers la pièce pour dévaler les escaliers et se perdre dans la nuit pluvieuse.
Elle ignorait où elle trouvait encore l’énergie. Peut-être du pendentif qui crépitait contre sa peau ? Pour le deuxième fois cette nuit, elle courait pour fuir. L’homme au bonnet ne l’avait pas suivi mais le regain d’énergie lui permit de se rendre jusque chez elle sans ralentir. Jamais auparavant, elle n’avait été aussi heureuse de retrouver son petit salon. Elle prit son pendentif entre ses mains. Et tandis qu’une goutte s’éclatait sur la pierre centrale, Mona sanglota :
— Désolée mamie, je ne peux pas. C’est trop pour moi.