Il n’avait pas souvent l’occasion de la voir, alors il ne voulait en louper aucun bout. Du moindre regard aux éclats de rire, tout cela était important. Assis sur son banc, il gravait dans ses souvenirs l’image de sa fille qui achetait des boissons. Une scène banale qui lui aurait été facile de voir tous les jours, si seulement il avait été un meilleur père.
Bien sûr, il luttait contre sa vigilance de flic qui lui hurlait que cet homme était un pickpocket, que ces deux gamins fumaient un joint, qu’à n’importe quel moment un drame pouvait arriver. Et il y avait cette enfant, toujours disparue qui hantait son esprit. L’enquête n’avançait toujours pas. Sans aucune piste, pas moyen d’avancer. Il s’en voulait de prendre une journée de congé, mais il n’était pas seul sur l’affaire et, même si c’était regrettable d’y penser, la fille devait déjà être morte. Disparues depuis si longtemps, les statistiques n’étaient pas de son côté. À cause de son boulot, sa femme l’avait quitté, tache à lui de ne pas faire la même erreur avec sa fille.
Elle se retourna, les mains pleines. Heureuse. C’était une femme maintenant. Il devait se faire à cette idée. Pour lui, elle avait grandi par à-coups. Quelques jours par-ci, quelques jours par là. Grappillant quelques moments de vie, tout en laissant les meilleures parties à son ex. Il avait entendu dire qu’une fois l’enfant indépendant, il ne restait aux parents plus que 10 % du temps total qu’ils passeront avec lui. Des moments brefs qu’il voulait chérir et stocker dans sa mémoire pour le réconforter lors de sa future solitude. Celle qui l’attendrait après sa retraite.
— Tiens.
Elle lui tendit le grand verre en plastique.
— Il y a des trucs dedans.
Avec sa paille, il trifouilla les billes au fond du gobelet.
— C’est le principe des Bubble Tea. Sois pas grognon tout de suite, bois.
— Je ne suis pas grognon, je constate. Pourquoi mettre des billes là-dedans ? Comment je fais ?
— Ça te change du café. Aspire juste.
— C’est… étrange.
Le tram passa et arrivant près du quai, fit retentir sa sonnerie. Plus loin, un couple promenait leur enfant qui courait pour atteindre la fontaine en premier. Sa fille à ses côtés, un gout de fruits exotiques dans la bouche, il vivait pour des journées comme celle-ci. Loin du stress de son travail et de ces obligations. Assis sur son banc, il n’était plus une figure d’autorité, un exemple attendu au tournant, juste un badaud parmi d’autres, profitant d’une des rares journées ensoleillé qu’offrait Dijon.
— Alors les études ?
— Un peu dure, mais ça va, j’arrive à suivre.
— Tu sais que je suis fière de toi ?
— Oui, je sais papa, coupa-t-elle.
— Je suis sérieux. Tu ne peux pas savoir comme j’étais ravi quand j’ai appris que tu voulais te lancer dans des études de droit.
— Je n’ai pas fait ça par rapport à toi.
— Je sais, mais je suis heureux que tu aies conscience du rôle de la justice.
— Tu t’emballes là. Je vais déjà voir si ma première année me plait, puis j’aviserai.
— D’accord. Sinon niveau amour ? Tu as un crush ? C’est comme ça que vous dites, non ?
— Papa ! Je préfère encore que tu me bassines avec ton sens de la justice.
Elle rougissait. Quelques fois, il voyait toujours en elle sa petite fille joueuse et rieuse.
— On va se promener ? proposa-t-elle.
Ils descendirent la rue Jean-Jacques Rousseau à l’inverse du chemin de la chouette.
— Ça me fait plaisir que tu prennes du temps pour moi, loin du boulot. Je comprends que ça peut être difficile de se dégager du temps, donc merci de le faire malgré tout.
Elle lui fit une bise sur la joue.
— Attends-moi ici deux minutes, je rentre juste prendre mon thé.
À peine eut-elle franchi le seuil que son téléphone se mit à sonner. Naila, sa collègue. Il hésita à répondre, sachant très bien que ce ne serait pas une bonne nouvelle. Il était en congé et personne ne lui tiendrait rigueur s’il venait à ne pas répondre. Seulement, sa collègue savait très bien qu’il était en congé et pourquoi il l’était. Il se confiait souvent à elle et elle connaissait l’importance que revêtait une journée avec sa fille. Elle ne le dérangerait pas pour rien.
— Oui ?
— Désolée de te déranger. Je viens d’apprendre que la fille qui s’était introduite chez les Dubois a appelé la police, car elle est enfermée dans une cave. D’après elle, il pourrait s’agir du
— kidnappeur d’Ambre. Son amie est blessée. Une ambulance est déjà en route. Je serai bientôt vers toi. Tu viens ?
Sa fille discutait avec la vendeuse. Il tenta d’attirer son attention, gesticulant en lui faisant signe. Sans succès. Déjà les sirènes et les gyrophares.
— Je viens.
La voiture pila à côté de lui et alors qu’il ouvrait la portière, il croisa enfin le regard de sa fille. Dans la voiture à pleine vitesse, il ignorait encore ce qu’il avait vu à travers ses yeux. De la tristesse ? De la déception ? De la colère ? Il espérait que le message lui suffirait : « Désolé. C’est une affaire urgente. ». Par message, il ne pouvait pas en dire de trop. Cela pourrait lui valoir son poste. Et avec ce qu’il venait de faire, il ne lui resterait bientôt plus que ça dans sa vie.
— Elle comprendra, rassura Naila.
— Je sais qu’elle comprendra. Ma femme comprenait aussi. C’est seulement qu’elles finissent par en avoir marre des déceptions.
— Si on la retrouve. Elle sera fière.
— Où est-ce que l’on va ?
— Vers Source-Seine.
— Aussi loin ?
— Oui. Une équipe est déjà sur place. Ils ont trouvé une jeune femme dans la cave. En état critique.
— Mona ?
— Non. Son amie. Mona est toujours portée disparut. La conversation a coupé soudainement.
— Je lui avais pourtant dit de lâcher l’affaire.
— On va les retrouver. Toutes les deux.
Sur le chemin, ils croisèrent l’ambulance. Les alarmes retentissaient dans la campagne de naturel si paisible. Des promeneurs, des pêcheurs ou les habitants des maisons isolées se demandaient sûrement ce qu’il se tramait. Un évènement spécial qui les sortait du morne quotidien. Eux qui s’étaient isolées pour fuir le monde et ses habitants seraient bien vite rattrapés par leur pulsion de voyeurisme. Comme pour confirmer ses pensées, arrivé devant la maisonnette près du Lac, deux randonneurs attendaient devant une voiture de police.
Naila s’arrêta à hauteur de leur collègue.
— Encore aucune trace, dit-il. Nous fouillons les bois.
Antoine ne tenait plus en place. La route lui avait semblé interminable. Rester assis là alors que des vies étaient menacé, ce ne lui convenait pas.
— C’est un bon gars, interpella un des randonneurs.
— Le connaissez-vous ?
— Comme ça. Avec ma femme, on passe deux à trois fois par semaine. À notre âge, ça fait du bien de sortir. Comme on dit, faut s’entretenir et la marche, il n’y a rien de mieux. On le croise parfois. Il nous dit toujours bonjour. Ça nous est arrivé de discuter avec lui. De la météo surtout.
— C’est un pêcheur, ajouta la dame.
— Oui. Le lac appartient à sa famille. Entre nous, je crois qu’il est un peu handicapé. Vous savez de la tête.
— Naila, je te laisse avec eux. Prends leur déposition, ça pourra nous aider.
Il n’avait pas le temps pour ça. Quelque part dans ce bois, une jeune femme et probablement une fillette avait besoin de son aide et il ne pouvait les décevoir comme il avait déçu sa fille.