Combien, avant elle, avait fixé ce même plafond ? Sur ce même divan ? Des personnes qu’elle avait surement croisées et dont elle n’aurait jamais imaginé qu’ils promenaient avec eux des problèmes trop lourds pour être gérés seule.
— Et donc, ce Ian, l’avez-vous revu ?
— Je lui ai envoyé un message le lendemain de notre rendez-vous. Lui expliquant que je ne pourrais pas continuer de le suivre dans son aventure.
— Comment l’a-t-il pris?
— Plutôt bien. Il m’a dit qu’il me comprenait et que je pouvais le recontacter à n’importe quel moment.
— Pourquoi ne voulez-vous pas partager la nature de « l’aventure » dans laquelle il vous a entrainé ? Est-ce qu’il s’agit de quelque chose de nature sexuelle ?
— Non. Pas du tout. Je ne sais pas si je peux en parler.
— Pour que notre relation fonctionne, il faut qu’on puisse se faire confiance. Sans une totale honnêteté entre nous, je ne pourrais pas vous aider.
— Je sais. Disons que c’était une sorte de militantisme. Mais si je suis venue vous voir, c’est pour avoir de l’aide concernant mes troubles du sommeil. Mon ami m’a conseillé de consulter.
— Désolée. La séance touche à son terme. Nous en discuterons lors de la prochaine séance, disons, la semaine prochaine ?
— Oui.
Mona se redressa. Déçue. Elle n’avait même pas pleuré. Elle qui s’imaginait que la psychologue la comprendrait immédiatement et lui trouverait une solution tout aussi rapidement, désenchantait en notant le nombre de futures consultations qu’elle devrait suivre. « Le processus est très long », lui avait balancé derechef la psychologue.
Alors que sa psy sortait de quoi l’encaisser, Mona observa le cabinet. La décoration était minimaliste, quelques plantes vertes ici et là, un tableau abstrait aux couleurs vives et aux formes fondantes et surtout une bibliothèque garnie de livre à la couverture blanche et à l’aspect très professionnelle arborant de grands noms tels que Freud, Jung et Lacan. D’autres livres, une étagère plus bas, paraissaient plus accessibles. HPI, TDA, Autisme, Pervers-narcissique.
Autant de troubles et de maladies pour expliquer le problème de certains pour se lier au monde. En faisait-elle partie ? Si seulement. Si seulement, un livre pouvait lui expliquer la cause de son mal-être. Au moins, elle comprendrait ce qui lui arrivait. Elle pourrait alors agir en conséquence, l’accepter tout du moins. Mais non. Elle était seulement déglinguée dans sa tête. Cabossée comme un outil d’un autre temps.
— Voici le nom et le numéro d’une amie. Elle est ostéopathe. Parfois les terreurs nocturnes ne sont pas que d’origine psychologique. Il peut y avoir aussi un mal-être physique derrière. Je te conseille d’aller la voir.
Dans le hall, une fillette aux cheveux clairs et aux yeux bleus, lui sourit en balançant ses jambes sur la chaise trop haute pour elle. Elle remarqua son genou écorché et des boues pleines de terre, qui, par chance, n’avaient laissé aucune trace. Mona s’étonna de croiser une patiente si jeune et non accompagnée, mais elle se contenta de lui rendre son sourire avant de rentrer chez elle. Depuis une semaine et sa rencontre avec Ian, l’extérieur lui était devenu difficilement supportable. Elle ne sortait plus que pour les courses et les rendez-vous. Il y avait trop de gens étranges et si elle se persuadait que les propos d'Ian n’étaient pas la vérité, elle ne pouvait réduire sa vigilance devant tous ces inconnus qui passaient auprès d’elle.
Nouveau cabinet, nouveau rendez-vous. Allongée sur une table, Mona se laissa examiner par l’ostéo. Une main froide sur son épaule la surprit. La médecin s’excusa et reprit son palpage. De nature introvertie, Mona n’appréciait que très peu le contact physique. Plus encore quand cette personne était une inconnue. Une trop forte sensibilité ? Elle se demandait parfois si un contact était si anodin que ça. S’il n’y avait pas une sorte d’énergie, de force qui s’échangeait au travers des cellules de sa peau. Une poignée de main comme le baiser d’un vampire.
Il y avait le contact physique, mais aussi la proximité. Bien avant le choc qui avait accentué son mal-être, la foule était déjà pour elle une torture. Un tourbillon d’information, de pensées et de voix. Des visages, des émotions, comme le flot d’une rivière en crue. Quand elle rentrait chez elle, elle se sentait vidée de toute son énergie. Lasse de réfléchir, de ressentir. Il ne lui restait alors plus que sa couette et une boisson chaude pour retrouver sa force. Et si les démons d'Ian étaient responsables de ses pertes de force ? Et si dissimulés dans la foule, voguant dans les allées, les démons se nourrissaient. Les centres commerciaux le samedi, de gigantesques buffets pour des êtres maléfiques. Elle éprouva le désir d’envoyer un message à Ian pour confirmer ses pensées, heureusement, l’appui de l’ostéo qui lui craqua l’épaule lui passa l’envie.
Elle se concentra davantage. À côté d’elle, une bibliothèque. Cette fois uniquement des livres d’études. Des encyclopédies traitant de sujets comme les os, les organes, les muscles. Des livres chiants que jamais elle ne pourrait lire. Ce n’était pas sans raison qu’elle avait abandonné les études. Pourquoi se forcer à avaler tant de connaissances pondues par des inconnus ? Comment savoir si ces scientifiques défendaient une vérité générale ou simplement l’opinion d’un seul ?
À la fin de la séance, Mona se sentait un peu mieux. Elle paya sa séance et discuta avec la praticienne qui lui conseilla un ami naturopathe. Des rendez-vous, encore des rendez-vous. Elle qui n’aimait pas appeler, elle était servie. Seulement, ces rendez-vous lui offraient son unique échappatoire à sa triste vie enfermée et à force d’en prendre, elle s’habituait.
Elle marcha rapidement pour le retour. Depuis l’affaire du tram, les transports en commun l’angoissaient. Il y avait tant de monde. Tant de gens étranges. Quelques gouttes de pluie tachèrent le bitume. Son parapluie ! Elle l’avait oublié chez elle. Bientôt, les quelques gouttes se changèrent en averse. Plus loin, un arrêt de bus. Il n’était pas question de le prendre, mais elle pouvait toujours s’en servir comme abri. Seulement deux autres personnes patientaient. Des gens à l’apparence normale. Elle prit place sur le siège et une vague de fatigue l’envahit. Les effets de la séance. Dans le brouillard de pluie, les phares d’un bus approchaient. Celui qui menait jusque chez elle. Prenant son courage, elle se décida à monter. « Il n’y avait pas long, se rassura-t-elle. ». Une fois assise, elle vissa ses écouteurs sur ses oreilles et plongea son regard dans son portable. Tant qu’elle oubliait ce qui l’entourait, rien ne pouvait lui arriver. Son pendentif vibra de chaleur. Elle se risqua à lever les yeux. L’homme au bonnet l’avait-il retrouvé ou la vieille femme ou n’importe quel autre démon ? Rien d’anormal. Puis, elle remarqua une fillette au cheveu clair et aux genoux écorchés assise un peu plus loin. La même fillette que lors de son rendez-vous chez le psy. « Comme le monde est petit », pensa-t-elle. La fillette souriait et balançait ses jambes. Il n’y avait ni parents, ni grand-parents à ses côtés, alors Mona se leva pour s’assurer qu’elle ne voyageait pas seule. Le bus s’arrêta et une foule lui boucha le passage, et quand celui-ci repartit, la fillette n’était plus là.