À la voir se trainant là, jusqu’au portail, vêtu d’un simple pyjama pour ramasser une gerbe de fleur, Mona ne pouvait s’imaginer la douleur qui la rongeait. Perdre sa fille. Une partie d’elle. Personne ne devrait avoir à vivre ça.
Un accident de voiture, une maladie, une chute, il y avait tant d’imprévu qui conduisait un parent à survivre à son enfant. Si l’évènement restait horrible et traumatisant, il n’en restait pas moins dû à une certaine forme de hasard, de destinée. Derrière, il y avait une compréhension de la situation, une explication rationnelle, quelque chose à expliquer ou à pardonner. Mais lors d’un enlèvement ou un meurtre, que reste-t-il sinon un « POURQUOI ! » qui se joue en boucle dans la tête. Que reste-t-il sinon l’abattement ?
Comment cette femme trainant son fardeau et sa gerbe supportait-elle l’ignorance du destin de sa fille ? Et comment lui annoncer qu’elle savait ce que la pauvre mère redoutait ? Comment lui annoncer que sa fille était déjà morte ? La mère claqua la porte.
— Je ne peux pas faire ça, soupira Mona.
Sur le siège passager, Lucie répondit :
— Tu crois que l’ignorance est pire que savoir que sa fille est morte ? Moi, si j’étais elle, je préférerais savoir. Au moins, elle saura que sa fille ne souffre plus.
— Mais, je ne peux pas lui annoncer comme ça.
Elle changea sa voix.
— Bonjour, Madame. Toutes mes condoléances, mais votre fille est morte. Voilà, au revoir.
— Si sa fille est venue à toi, c’est que tu as un rôle à jouer.
— Une lettre ? Je pourrais lui écrire une lettre.
Lucie secoua la tête.
— Il doit y avoir un nombre de vautours incroyable qui tournent autour d’elle en lui promettant ce genre de chose. Quand il y a de l’argent à se faire, certaines personnes sont sans scrupules et n’hésitent pas à profiter de la souffrance des victimes.
— Imagine qu’on me croit coupable ?
Lucie posa sa main sur l’épaule de Mona.
— Si tu ne le sens pas, on peut rentrer. On trouvera une autre solution.
Soudain, trois coups contre la vitre. Les deux filles sursautèrent. L’homme leur fit signe d’ouvrir la fenêtre.
— Que faites-vous là ?
Pris d’un courage soudain, Lucie rétorqua :
— Et vous alors ?
L’homme sortit sa plaque de police.
— Officier Laurent. Je répète ma question : que faites-vous ici ?
Lucie paniquée se tourna vers Mona.
— Nous avons peut-être des infos, répondit-elle.
Le visage de l’officier remplaça sa lassitude par de l’attention.
— Soyez plus clair.
— Je… Enfin… balbutia Mona.
— Elle a vu la petite, coupa Lucie.
Mona aurait pu entendre le bond que venait de produire le cœur de l’agent avant que Lucie n’ajoute :
— Elle a eu une apparition.
Laurent grimaça.
— Vous vous croyez drôle ? Vous savez que des personnes souffrent de cette histoire tandis que d’autres essaye de les aider. Déguerpissez immédiatement.
L’officier s’éloigna de la fenêtre. La clé entre les mains, un simple tour et Mona partait pour ne jamais revenir. Ce fut la poignée que sa main rencontra.
— Attendez !
Mona se plaça devant le policier.
— Je ne demande rien. Je veux juste aider. Je ne veux pas d’argent, pas de reconnaissance. Laissez-moi juste le temps de vous expliquer.
— Il y a un café plus bas dans la rue et une boulangerie à côté. Si vous me payez un café long et un croissant et je veux bien vous écouter.
Elle fit signe à Lucie de la suivre.
Le café était presque vide. Des habitués lisaient le journal ou regardaient la télé. Certain même discutaient. Au comptoir, l’un d’entre eux fixait une pile de ticket à gratter. Mona et Lucie faisaient face à l’officier Laurent. C’était un homme, dans la quarantaine, brun. Il y avait quelque chose de lasse dans sa posture.
— Alors, racontez-moi.
Mona expliqua toute la situation. Ses multiples rencontres avec la fillette jusqu’à la course effrénée au travers de la forêt.
— Je vous promets que j’ignorais tout de cette histoire avant qu’Élodie ne me montre l’affiche. Je n’essaye pas de profiter d’une quelconque faiblesse, je veux seulement aider, conclut Mona.
Elle attendait la réponse de l’agent, car son regard demeurait inexpressif. Un raclement de gorge gras coupa le blanc. L’homme au comptoir s’étirait, suite à son étude scrupuleuse de ses tickets à gratter. Il les tapota contre le bois, puis recommença à les observer un par un.
— Tu m’as l’air sincère.
— Je le suis, coupa Mona.
L’agent bût une gorgée de café.
— D’après toi, pourquoi as-tu ces visions ?
Sa grand-mère, le pendentif, Ian. Elle hésitait à lui raconter tout ça. Sa confiance ne tenait à rien et tenir des propos extravagants maintenant la desservirait davantage que l’aiderait.
— Je pense avoir un don.
— Un don… Et ce don comment se traduit-il ? Avez-vous souvent des visions ? Entendez-vous des voix ?
— C’est la première fois que ça m’arrive.
— Donc vous ignorez si ce genre de vision sont réels ?
Mona chercha de l’aide dans le regard de Lucie, qui semblait vouloir s’éclipser. Elle rencontra cependant celui de l’homme au comptoir qui avala son verre de vin d’un trait avant de se retourner sur ses tickets.
— Je ne serais pas comment vous expliquer. Je le sens, c’est tout. Je suis certaine que cette vision n’est pas le fruit de mon imagination.
— D’accord. Comment vous êtes vous rencontrez toutes les deux ?
— Lors d’une séance de reconnexion et d’harmonisation d’énergie.
— Des séances payantes bien sûr ?
— Oui. C’est normal. Elle a son entreprise et elle aide des personnes dans le besoin à se sentir mieux. Elle est bien moins payée qu’un médecin. Pourquoi ces questions ? Je ne vois pas le rapport.
— Pour ma culture personnelle. J’essaye de comprendre. Que faisiez-vous dans cette forêt le soir où elle est apparue ?
— Une cérémonie wicca, répondit Lucie. De sorcière, précisa-t-elle en voyant la mine dubitative de l’agent.
— Vous êtes des sorcières maintenant ?
— Ce n'est pas ce que vous croyez. On se reconnecte à la nature.
— À l’aide de drogue ?
— Non !
— êtes-vous nombreux ?
— On s’éloigne du sujet, reprocha Mona. Pourquoi doit-on subir un interrogatoire alors que nous essayons simplement de faire avancer l’enquête ?
— Je ne pense pas que vous sachiez comment faire avancer une enquête sinon vous ne seriez pas venu avec juste des sentiments comme piste. Des gens comme vous, j’en croise souvent alors parfois, j’essaye de les comprendre.
— Vous ne nous croyez pas ?
Laurent termina sa tasse et se leva.
— Non. Merci pour le café et le croissant. Bonne journée.
Il fit quelques pas avant de se retourner.
— Ça va de soi mais je préfère me l’assurer. Défense formelle de vous rapprocher de la famille par quelque moyen que ce soit. Oubliez cette affaire et retournez faire vos trucs dans la forêt.
Mona désespérait. Elle venait de gâcher son unique chance d’accomplir quelque chose. Au comptoir, l’homme, buvant un énième verre de vin, gratta enfin sa pile de ticket.
— On fait quoi maintenant ? demanda Lucie.
— On rentre chez nous et on oublie tout ça ?
— Tu pourrais oublier ?
— Non. Encore moins si je continue à la croiser.
Au même instant, elle croisa son regard. Elle se trouvait là. Derrière la vitre. Son sourire troqué contre une grimace larmoyante. Ambre. Autour d’elle, le monde se brouillait. Au comptoir, l’homme grattait toujours ces tickets. Les bruits de verre, les discussions et rires, il n’y avait plus rien sinon les sanglots de la gamine.
— Viens me chercher, parla-t-elle enfin. Il va me faire du mal. Il est méchant.
La joie de l’entendre fut submergé par les implications de ses propos. Elle s’était trompée. Elle n’était pas morte. Ambre vivait toujours et elle était en danger. Mona s’en voulut de ne le comprendre que maintenant alors qu’elle venait de laisser passer sa chance de convaincre le policier. Mona n’eut pas le temps de répondre avant que le brouhaha du café revienne et chasse la fillette. L’homme au comptoir ne s’y trouvait plus, elle ne l’avait pas vu partir. Lucie la fixait. Lui avait-elle parlé sans lui prêter attention ?
Mona courut à l’extérieur, espérant que la fillette réapparaisse pour lui fournir plus d’indications. Sous le vent, elle ne trouva qu’une trainée de ticket à gratter perdant.