Je sens la tension pointer derrière mes yeux, la pulsation de la douleur dans ma tempe et la nausée qui retourne mon estomac. Je devrais être habitué aux gueules de bois depuis le temps, mais c'est toujours un mauvais moment à passer. Je m'extirpe du lit bien trop tôt pour aller me jeter sous la douche, je mets le jet d'eau sur la température la plus froide pour tenter de réveiller mon corps et de faire fuir la douleur. Je ne me sens pas très bien et malgré sa morsure sur ma peau, la fraîcheur soulage un peu le martèlement qui résonne dans ma tête. Le ruissellement emporte avec lui la moiteur de ma peau et me fait paraître comme un homme neuf. Je réchauffe peu à peu l'eau pour ne pas finir gelé avant de sortir de la douche, ça serait dommage de tomber malade.
Je n'ai aucune idée de l'heure qu'il peut bien être et le soleil n'a pas l'air décidé à se lever. J'enfile un col roulé noir et un jean bleu avant de m'affaler sur le canapé. J'ai besoin de café. Je devrais probablement prendre un vrai petit déjeuner, mais rien que l'idée d'avaler de la nourriture me donne la nausée. Je finis d'enfiler mon t-shirt lorsque les lumières de la ville s'illuminent peu à peu, j'en déduis qu'il doit à peine être six heures et que je suis levé bien plus tôt que prévu. J'enfile ma veste en cuir et ma casquette et décide de quitter l'hôtel.
J'ai besoin de marcher, parce que la gueule de bois s'accompagne souvent des souvenirs de la veille. Ceux qu'on a tenté d'oublier dans le fond d'un verre de spiritueux sont ceux qui réapparaissent encore plus forts. Je n'ai pas envie de m'attarder plus que de raison sur les motifs qui ont poussé Kieran à m'ignorer. À vrai dire, je crois que je m'en fiche. À l'heure actuelle, j'ai plus envie de me venger que d'essayer de comprendre. La culpabilité devrait lui revenir à lui et non à moi et j'espère bien que c'est le cas. Je n'aime pas cette partie de moi qui bouillonne dans le fond de mon estomac, cette partie qui me crie de le faire souffrir autant que j'ai souffert. Parce que la colère ne mène jamais à rien de bien, que la vengeance est un cercle vicieux et que je dois être meilleur que ça. Et si dans mon for intérieur, je n'ai pas envie de fomenter tout un plan pour le prendre à son propre piège, j'ai bien envie de le coincer pour lui tirer les vers du nez. Mais j'ai conscience que ça ne soulagera en rien mon propre mal-être.
Alors je repousse ces pensées et je me laisse porter par les prémices du jour londonien, il ne pleut pas, mais on sent que l'air est humide, qu'il a probablement plu dans la nuit. J'aime ces moments de levé du jour où tout le monde dort encore, où les personnes sont tellement pressées d'aller travailler qu'elles ne font pas attention au reste du monde. Ce sont ces moments privilégiés pendant lesquels je peux profiter des villes sans être dérangé. Sans craindre d'être reconnu. Je ne peux pas dire que je n'aime pas ça, j'adore discuter avec mes fans. Ce qui m'ennuie, c'est que la plupart des personnes qui m'arrêtent dans la rue ne connaissent même pas mon nom, dans le meilleur des cas, ils m'appellent par le prénom du personnage que j'incarne. Dans le pire, ils savent juste que mon visage est celui d'une personne connue.
Je n'ai aucune idée de mon itinéraire, je marche au gré des envies, lorsqu'une rue m'appelle ou que je la trouve jolie. Je m'éloigne de plus en plus de l'hôtel alors je surveille l'heure. Je sais que je dois être à l'hôtel à huit heures et demie, grand maximum. Et qu'Aldo me tuera si je ne suis pas à l'heure. L'hôtel est situé au cœur de Londres, à seulement dix minutes à pied de Buckingham. Alors je marche en direction du Palais-Royal, parce qu'il paraît que c'est un incontournable à Londres, et je dois bien avouer que c'est majestueux. On se sent petit à côté, et pas seulement en taille. Je continue mon chemin en décidant d'aller me balader dans Hyde Park. Je suis content de trouver la grille ouverte en y arrivant, et je profite du calme avant la tempête. J'écoute le bruit des oiseaux qui commencent à s'éveiller, des voitures qui passent au loin à un rythme encore assez calme, le bruissement du vent dans les arbres, le clapotis de l'eau du lac. Je suis fatigué, je sens la fatigue dans les moindres cellules de ma peau.
Et pourtant, je suis content de m'être levé aussi tôt, d'avoir pu profiter de ce moment. J'ai l'impression d'avoir pu mettre mes idées au clair. Je suis en colère contre lui et je ne vais pas me priver pour être encore plus exigeant qu'hier sur mes demandes. Parce qu'il a déconné et qu'il me doit au moins ça. Il est à peine huit heures quand je rentre à l'hôtel, j'attrape un croissant dans la salle de petit-déjeuner et je monte dans ma chambre. Je suis surpris de le trouver là, devant ma porte. Il a son sac sur une épaule et observe sa montre d'un air inquiet.
— Monsieur Tucker, si vous n'ouvrez pas, je vais revenir avec un membre du personnel.
— Je suis sûr qu'il sera ravi d'ouvrir une chambre vide, répondis-je froidement.
Son regard se tourne vers moi, un peu désorienté. Il observe un instant la porte, puis ma personne à nouveau.
— Où étiez-vous ?
— Ce ne sont pas vos affaires.
— Monsieur Tucker, soupira-t-il d'un air agacé, il s'agit de mes affaires puisque je dois vous suivre partout où vous allez.
— Je vais chier, vous voulez venir ?
Je déverrouille la porte de la chambre, le forçant à s'écarter pour me laisser entrer.
— Sans façon, merci, répond-il d'un air clairement agacé. Nous partons dans trente minutes.
— Je sais. Je serais en bas.
Je lui ferme la porte au nez sans lui laisser le temps de répondre.
Je ne la rouvre qu'une demi-heure plus tard, il m'attend au niveau de l'ascenseur, ce qui me fait lever les yeux au ciel. Vraiment, c'est insupportable. J'ai l'impression d'avoir six ans et d'être obligé de supporter une nounou. Nous partons à l'heure et je remarque que le véhicule fait un détour, je ne dis rien vu que tout semble normal pour eux. D'ailleurs, ce matin, Kieran est monté à l'avant du véhicule. Je suppose qu'il doit être très copain avec le chauffeur maintenant, et qu'il préfère sa discussion à la mienne. Je comprends où nous sommes lorsque le véhicule s'arrête devant un Starbucks. Kieran se tourne vers moi avec un sourire de circonstance aux lèvres.
— Même chose qu'hier matin ? Latte Macchiato au lait d'avoine avec deux shots de vanille ?
— Non, je n'en veux pas pour le moment.
Je vois ses sourcils se froncer légèrement et il m'observe quelques secondes en silence.
— Vous êtes sûr ? Nous avons un peu de temps pour...
— Certains, le coupai-je.
— Très bien.
Je le sens dubitatif, et il n'a pas tort. Il va y retourner au Starbucks, mais je n'ai pas prévu d'attendre devant dans la voiture comme un gamin qui attend que ses parents lui apportent son McDo. Nous nous remettons en route et rejoignons finalement le parc des expositions.
Il est à peine neuf heures lorsque je me tourne vers lui entre deux interviews pour lui demander mon latte. Je vois tout son corps se tendre et son regard se faire plus dur. J'ai bien cru qu'il allait m'envoyer paître, mais l'apparition de son patron dans notre champ de vision a dû l'en empêcher. Il s'éclipse et ne revient qu'une bonne quarantaine de minutes plus tard, le latte dans les mains. C'est Aldo qui le réceptionne avec un regard emprunt de dédain et de pitié pour le jeune homme. Je connais assez mon agent pour comprendre qu'il sait à quel jeu je joue et que je vais me prendre une remarque très bientôt. Et ça ne tarde pas à venir.
— Qu'est-ce que tu fais, Bree ?
— T'occupes pas de ça.
— Je te demande pardon ?
— J'ai dit : ne t'occupe pas de ça.
— Alors écoute moi bien mon bonhomme...
Je vois le corps d'Aldo se placer devant moi, me bloquant dans le coin de la pièce dans lequel j'avais décidé de m'installer. Il fait facilement une tête de moins que moi, mais son aura et sa présence me cloue au mur, comme toujours. Je déglutis, mais ne me démonte pas, ancrant mon regard dans le sien.
— Je ne sais pas ce qui t'arrive, mais tu ne recommences pas ton cirque d'hier. Il reste neuf heures de boulot et après t'es en vacances pendant deux jours alors tu vas prendre ton mal en patience.
— Je serais un vrai petit ange, cinglai-je en le fusillant du regard.
— Bree...
— Je me fiche de ce que tu as en tête, j'ai mal dormi et je suis là, alors ils ont intérêt à faire ce que je leur demande sinon je me tire, t'as compris Aldo ?
— Tu sais que j'ai dû négocier toute la nuit avec l'organisateur pour qu'il ne te vire pas après ta petite escapade d'hier ? Je t'ai sorti le cul des ronces encore une fois alors que Monsieur avait décidé d'aller lever toutes les petites pétasses de cette ville. J'espère que t'as bien pris ton pied hier parce que je peux t'assurer que la prochaine fois que tu me fais un coup pareil Bree, je te lâche et tu te démerdes pour faire marcher ta carrière.
Je sens mon ventre se tordre sous la menace d'Aldo. J'ai besoin de lui, et il le sait. Il le sait tellement bien qu'il adore utiliser cette excuse pour me garder dans le rang. Mais cette fois, je serai plus têtu que lui. Et il doit le voir dans mes yeux parce qu'il recule d'un pas en se passant une main sur la nuque.
— Écoute, c'est pour toi que je fais tout ça. J'ai pas envie qu'ils ruinent ta réputation alors que c'est même pas toi.
— Je me fous de ma réputation. Je suis désolé, mais j'ai pas envie de faire des efforts aujourd'hui.
Je le bouscule pour me rendre à ma table de dédicace. Si j'avais réussi à calmer un peu ma colère, l'intervention d'Aldo n'avait fait que raviver les flammes. Alors, quand Kieran arrive à ma table avec mon latte, je le goûte et le lui remets dans les mains.
— C'est froid. Et où est le plaid ?
L'expression surprise qui s'installe sur son visage à ce moment-là vaut tout l'or du monde, et je pense qu'il comprend à cet instant très précis qu'il va en baver toute la journée. Il repart avec mon café à l'arrière et je prends une seconde pour entrer dans ce rôle que je déteste tant : l'acteur affable et aimable. Il revient quinze minutes plus tard avec le même gobelet fumant et le plaid proprement plié. Je finis mon échange avec une fan un peu trop enthousiaste et je me tourne vers lui avec un air dégoûté.
— C'est réchauffé ? Je ne vais pas boire ça, va m'en chercher un autre.
— La route sera aussi longue que tout à l'heure, il sera à la même température.
— Débrouille-toi. C'est ton job.
Il ne veut rien laisser paraître, je le sais, je le sens. Pourtant, je le vois dans ses yeux, qu'il est déconfit. Il s'éloigne en gardant la face et je me demande comment il va gérer la chose. Est-ce qu'il va aller hurler auprès de sa collègue, la fameuse Sage dont j'ai entendu si souvent le nom depuis hier ? Où va-t-il courber l'échine comme l'attend son patron ? Je ne l'imagine pas me tenir tête alors je pencherai pour la deuxième solution. Je pourrais dire que j'ai changé d'avis, qu'il n'a pas les épaules pour ce genre de job. Et en soi, c'est vrai. Mais à la base, je ne suis pas certain que ce soit son boulot, justement.
Lorsqu'il revient, vingt minutes plus tard, le Latte est brûlant et n'a pas l'air d'avoir été réchauffé. Je lui coule un regard en coin entre deux signatures alors qu'il patiente à côté de moi, attendant mon verdict.
— Tu attends quelque chose ?
— Non, rien, souffle-t-il.
Je sais pas s'il a l'air soulagé ou agacé, mais je reprends mon activité.
Lorsque vient la pause bien méritée, je m'avance vers Aldo qui est en pleine discussion avec Kieran. De ce que je comprends, ils passent en revue le planning du lendemain. Je fronce les sourcils. Ils pourraient me demander ce que j'ai envie de visiter avant de prévoir un emploi du temps de ministre pour des choses dont je me fiche éperdument ? Alors je m'interpose sans aucun remord, les mains dans les poches de mon jean.
— J'ai faim.
Ils m'observent, tous les deux, surpris. Aldo consulte sa montre d'un air absent et hoche la tête en fermant son ordinateur.
— Allons déjeuner, tu as un peu d'avance, on devrait pouvoir se poser un peu ensuite.
— Je veux manger des sushi.
Un silence me répond, le geste d'Aldo étant resté suspendu dans l'air. Il lève les yeux vers moi, me fusillant du regard, alors que Kieran sort son téléphone en soupirant.
— Des sushi ?
— Des sushi. Y'a de la culture japonaise dans ce foutu événement, doit bien y avoir des sushis.
— Non, on n'en a pas sur place, rétorqua Kieran en continuant de pianoter sur son smartphone.
— Eh bien, trouvez-en. Je ne retourne pas dans votre pub miteux d'hier.
C'est un peu pitoyable comme attaque, mais elle a le mérite de lui faire lever les yeux. Je plonge dedans, cherchant les failles sur lesquelles je pourrais rebondir, en vain. Je détourne le regard, l'estomac en vrac. Je ne peux pas me laisser aller à ça, alors je me détourne.
— Je vais pisser.
— Ravi de le savoir, tu veux que je vienne avec toi pour te la tenir ? grinça Aldo.
— Sans-façon, je suis un grand garçon.
— Alors conduis-toi comme tel.
Je haussai les épaules d'un air nonchalant avant de me diriger vers les toilettes, m'y enfermant un moment. Heureusement que je n'avais pas avalé grand-chose, parce qu'il y avait une chance non-négligeable que tout soit repartie dans l'autre sens si ça avait été le cas.