Je devrais changer la sonnerie de mon alarme. C'est la première pensée qui me vient à l'esprit lorsque j'émerge, encore clairement à moitié endormi. Des coups retentissent contre la porte, plusieurs fois, et je me maudis en sentant la migraine pointer le bout de son nez. L'individu qui s'amuse à jouer du tambour à l'entrée de ma chambre commence à me courir sur le haricot, je repousse les draps d'un geste rageur, une main sur les yeux pour les masser dans une tentative désespérée de chasser mes maux de tête. Je m'attends à trouver Kieran sur le pas de la porte, et si notre petite journée d'hier était bien sympa, il risque de pas aimé m'avoir sorti du lit.
Sauf que ça n'est pas Kieran qui m'attend sur le pas de la porte, mais Aldo. Il est tiré à quatre épingles et me fixe d'un air agacé.
— Tu n'es pas prêt ?
— Prêt ?
— Il est huit heures et demie, on part dans dix minutes pour ton audition.
— Pourquoi t'es pas venu me réveiller avant !
— Parce que je ne suis pas ta mère, Tucker.
La nouvelle me réveille d'un seul coup. Je n'ai pas le temps de prendre une douche, mais je passe quand même par la salle de bains faire une toilette sommaire. Je me recoiffe comme je peux, me brosse les dents avant d'enfiler un jean et une chemise noire que j'emporte toujours dans le cas d'un rendez-vous d'affaire. J'aurais aimé la passer un coup au défroisseur de l'hôtel avant de la porter mais je n'ai pas le temps. Je finis de lacer mes rangers sous le regard impatient d'Aldo. Je m'en veux, ce rôle me plaît vraiment. Je l'ai bossé comme un fou et ça me ferait vraiment chier de me louper à cause d'une panne de réveil. C'est le genre de rôle dont je rêve depuis des années, que j'espère décrocher à chaque fois. Je suis déjà ravi d'avoir l'occasion de présenter mon travail devant les agents qui s'occupent du casting, mais j'aurais aimé être en parfaite santé.
On quitte la pièce, j'embarque ma banane avec moi et je monte dans la voiture en saluant le chauffeur. Ian est un chic type, je suis content d'avoir été un peu plus ouvert avec eux hier et d'avoir un peu appris à le connaître. Il règle la radio sur une station qui diffuse les résultats du championnat de basket universitaire et je le remercie d'un sourire. Pourtant, je ne fais pas attention à ce qu'il se raconte dans mes oreilles. J'attrape une petite bouteille d'eau et m'enfile deux cachets de paracétamol pour calmer ma gueule de bois. Avant de finalement mettre le nez dans le script du rôle que j'ai potassé ces dernières semaines.
— Tu as pris le temps d'apprendre tes répliques pour l'audition de cette après-midi ?
— Pas vraiment... Tu sais à quelle heure je suis rentré, non ?
— Oui, et ?
— Et j'étais défoncé, j'ai rien pu apprendre du tout.
— Alors concentre-toi dessus, elle est plus importante que celle de ce matin.
— Pas pour moi.
— Bree, soupira-t-il d'un air las. On en a déjà parlé. Le rôle qui peut te faire avancer c'est celui-ci avec Alisson, pas celui de ce matin. Je ne veux pas te miner le moral, mais je ne suis même pas sûr que tu puisses le jouer correctement celui-ci.
— Qu'est-ce que tu sous-entends ?
— Il est trop complexe pour toi, le personnage à une profondeur un peu trop intense, tu t'en brûlerais les ailes.
Je suis sidéré. Aldo m'a toujours encouragé jusqu'ici, il a toujours été d'excellent conseil. Alors qu'il me trouve incapable de jouer ce rôle, ça me fait mal au cœur. On ne va pas se mentir, la confiance en soi c'est une qualité innée mais qui est aussi forgée par l'environnement. Un acteur ou une actrice construit sa confiance en obtenant des rôles qui lui tiennent à cœur et qui peuvent parfois le sortir d'une situation précaire. C'est ce qui s'est passé avec moi, signer ce contrat avec Small People fut, dans un premier temps, une libération. Mais j'ai compris très vite que ça n'était qu'une autre cage dans laquelle j'étais enfermé, et qu'il allait falloir que je prouve deux fois plus que j'étais un artiste à part entière, pas seulement capable de jouer ce type de personnage. La remarque d'Aldo me fait donc douter de mes capacités, et j'ai tendance à croire ce qu'il me dit parce que j'ai tellement révisé de scène avec lui, il m'a vu à l'œuvre de si nombreuses fois, comment pourrait-il se tromper ?
La voiture se gare devant l'entrée des studios que j'observe un instant. Je ne suis même plus sûr d'avoir envie d'y aller. Pourtant, il y a une petite voix au fond de moi qui chuchote comme une litanie : qui ne tente rien n'a rien. Alors je prends mes affaires, je quitte l'habitacle de la voiture. Aldo m'informe qu'il va m'attendre au Starbucks du coin et je hoche la tête pour signifier que j'ai compris.
L'attente est insupportable. Nous sommes plusieurs dans la salle, je reconnais quelques visages que j'ai déjà croisés en audition. On pourrait croire qu'avec ma notoriété j'aurais des rendez-vous fixes avec peu d'attente. Et dans un sens, c'est le cas. J'ai le privilège de passer parmi les premiers dans la liste, malheureusement les acteurs précédents ont pris du retard. Je jette un œil au deuxième script en soupirant lourdement. C'est mauvais, même moi je suis capable de le voir. Je n'ai aucune envie de faire cette audition, mais je veux être professionnel. Donner le meilleur de moi-même malgré la gueule de bois, le manque de sommeil et la migraine.
Dire que je suis déprimé en rentrant à l'hôtel ce soir-là serait un euphémisme. Ma première audition, celle pour laquelle je m'étais préparé, fut tellement laborieuse que je suis à peu près persuadé que je ne serais jamais rappelé par cette directrice de casting. J'ai été mauvais, alors même que je connaissais les répliques par cœur. Les circonstances ne m'ont pas aidée et je m'en veux de m'être laissé aller à boire hier soir. Si j'avais mieux géré mes émotions, j'aurais pu décrocher ce rôle, j'en suis persuadé.
J'ai envie de m'enfermer dans ma chambre et de ne plus jamais en sortir jusqu'à mon retour à L.A, mais je croise le regard de Kieran dans le petit salon de l'hôtel. Il a une tablette dans la main et semblait captivé par son contenu avant qu'il ne me voie. Je n'ai pas envie de l'ignorer, peut-être que passer un peu de temps avec lui pourra chasser cette sensation désagréable de mon esprit. Alors je me dirige vers lui, enfouissant les mains dans les poches de mon jean.
— Salut, me sourit-il.
Ce simple sourire pourrait me réchauffer le cœur. Depuis combien de temps personne ne m'a-t-il sourit aussi naturellement ? Pas un sourire forcé d'intervenants du milieu, pas un sourire éclatant de fan en furie, pas un sourire poli de membre de personnel. Non, juste un sourire pour moi, à mon niveau.
— Salut, lâchai-je en me laissant tomber sans aucune délicatesse à côté de lui.
— C'était si dur que ça ? Je croyais que tu étais un génie dans ton domaine.
— Si seulement.
— Tu ne l'as pas eu ?
— On aura les résultats la semaine prochaine, mais ils devraient m'appeler d'ici la fin de semaine si je suis pris.
— C'est super ça !
— Je ne serai pas pris.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que j'ai été une catastrophe. Pourquoi tu m'as laissé boire hier soir !
— Ah non, je refuse que ça devienne de ma faute, s'exclame-t-il en posant sa liseuse sur la table basse. C'est ton agent qui t'a fait boire, je n'avais pas vraiment mon mot à dire.
— T'as raison. Je pense que lui aussi je l'ai déçu, même l'audition de cette après-midi a été calamiteuse.
— En même temps, avais-tu envie de réussir celle-ci ?
— Pas vraiment. Mais celle de ce matin, oui.
Il pose une main compatissante sur mon épaule et ça devrait m'agacer. Je n'aime pas être pris en pitié quand je n'obtiens pas un rôle, pourtant la chaleur qu'il dégage est presque réconfortante. Je laisse ma tête partir en arrière, la nuque contre le dossier du sofa, et j'observe le plafond richement décoré de l'hôtel.
— J'étais surpris que tu ne viennes pas avec nous aujourd'hui.
— Aldo m'a dit que ce n'était pas nécessaire et mon patron m'a confirmé que je ne serais pas utile, j'ai pu gérer des soucis comptables en attendant.
— Comptable ?
— Retrouver des factures, demander des modifications si elles ne sont pas bonnes, pointer que ça correspond aux accords qu'on a passés, ce genre de choses.
— Ça avait l'air passionnant, ironisai-je.
— C'est clairement pas la meilleure partie du boulot.
— Passer tout ce temps privilégié avec moi, c'était ça la meilleure partie ! Lançai-je avec un énorme sourire plein de dent auquel il répondit par un haussement de sourcil.
— Ben voyons. J'adore faire des allers-retours au Starbucks ou dans des restaurants X ou Y sans raison.
— Au moins tu ne t'es pas ennuyé.
— C'est ça, je ne me suis pas ennuyé, me répond-il en levant les yeux au ciel.
— C'est quoi la suite du programme ?
— La suite ?
— Ce soir et demain ?
— Tu repars demain, me riposte-t-il.
— À minuit et demi... J'ai toute la journée devant moi.
— Je n'ai rien prévu de particulier, je pensais que tu voudrais une journée de liberté.
— Tu paniques.
— Oui je panique, Graham va me faire la peau si tu lui envoies un retour négatif, alors je vais travailler sur un programme pour demain ce soir. Qu'est-ce que tu veux faire ?
— Je veux une journée de liberté.
— Bree, il n'y a rien de drôle ! S'agace-t-il en attrapant un ordinateur portable dans le sac qui était posé à ses pieds.
— Mais je ne plaisante pas ! Emmène-moi dans un endroit que tu aimes bien, tiens. Découvrir l'Angleterre avec un Anglais.
— Ça ne m'aide pas vraiment.
— Eh mais détends-toi bon sang. T'es à deux doigts de faire une crise d'angoisse alors que je suis persuadé que tu as vécu des situations encore plus angoissantes ce week-end. Je suis pas difficile. On a joué aux touristes lundi, je veux juste un truc calme et relaxant, ou découvrir un peu ce que toi tu vis ici.
— Okay...
Il se mure dans un silence, reste même immobile un instant. Je crois l'avoir cassé quand je le vois pianoté rapidement sur le clavier, ses doigts s'envolant de touches en touches pour satisfaire sa curiosité. Il finit par m'indiquer que le temps sera au beau fixe le lendemain, pas très chaud mais ça nous permettrait d'aller faire un pique-nique en dehors de la ville. Je lui dis que c'est parfait et je m'étire.
— J'ai pas envie de rester ici, tu veux pas m'emmener découvrir le Tea Time à l'anglaise là.
— Oui, si tu veux. Je connais un endroit génial pour ça.
— Alors c'est parti.
— On peut se donner rendez-vous dans une demi-heure ? Je dois louer une voiture pour demain.
— Ian ne fait pas l'affaire ?
— Son contrat se terminait aujourd'hui, et il est parti rendre le van au prestataire dès que tu es rentré. Ce sera plus simple si je conduis.
— Ça marche, je vais prendre une douche et on se rejoint ici.
Il hoche la tête, déjà absorbé par l'écran de son ordinateur. Ça m'arrache un léger sourire avant que je ne grimpe dans l'ascenseur.
Je ne sais pas à quoi je m'attendais quand je lui ai demandé ça, mais certainement pas à voir une bonne femme muette derrière son comptoir. Elle est magnifique mais ses yeux me lancent des éclairs et je me demande un instant si elle espère me tuer. Kieran lui fait un petit signe de main et elle finit par slalomer entre les clients pour nous rejoindre.
— Qu'est-ce que vous faites là ? Pardon, qu'est qu'il fait là !
— Il voulait découvrir le Tea Time à l'anglaise alors je l'ai amené là où ils servent le meilleur...
— Kieran, grogna-t-elle comme si elle allait m'arracher la tête.
— Cat, lui rétorqua-t-il avec un sourire innocent.
Un échange silencieux semble passer dans leur regard et je décide de ne pas m'en mêler tout de suite. Je connais ce genre d'échange, mon frère et ma sœur l'ont constamment. Et j'ai bien vite appris à mes dépens que ça n'était pas une bonne idée de se mettre entre eux. Elle finit par soupirer longuement et se tourne vers moi, un sourire commercial sur les lèvres qui me fait hausser un sourcil.
— Enchantée de vous rencontrer. Suivez-moi, j'avais fermé la salle arrière donc vous y serez bien installés.
Cette nouvelle me ravie plus que je ne l'aurais voulu. Être tranquille quand on prend une pause, c'est un luxe que j'ai de moins en moins. Je suis Kieran dans l'étroit établissement et il me conduit jusqu'à une petite table au milieu de dizaines d'étagères qui menacent de céder sous le poids des centaines de livres qu'elles soutiennent. Je m'installe dos à la porte, afin qu'on ne puisse pas me reconnaître si on passe une tête dans la pièce, et Kieran prend place en face de moi.
— Le menu est disponible via le QR code qui est sur la table, nous n'avons plus de Cinnamon Rolls ou de roulé pécan caramel, je vous recommande les scones qui viennent de sortir du four ou une part de Carott Cake. Tout est fait maison, comme a pu vous le dire Kieran, et les produits viennent au maximum de producteurs locaux.
— D'accord, merci. Je vais prendre un scone alors.
— Et à boire ?
— Un thé ?
— Quelle sorte de thé ?
— Je ne sais pas, surprenez-moi.
Elle jette un œil à Kieran qui fait mine d'observer la tranche des livres qui nous entourent. Elle hoche la tête et fini par quitter la pièce.
— Tu ne commandes rien ?
— Elle sait ce que je prends toujours.
— Tu viens souvent ici ?
— Tous les jours.
— Sérieusement ?
— Je vis juste au-dessus, Cat est ma colocataire. Et ma meilleure amie.
Je fronce les sourcils. Je comprends mieux l'attitude peu avenante de la jeune femme. Si elle connaît un peu notre histoire et qu'il s'est fait plaisir en racontant notre début de week-end, elle ne doit pas me porter dans son cœur. La brune revient quelques minutes plus tard avec un plateau sur lequel trône une petite théière en porcelaine que seuls les Anglais savent rendre tendance, un mug fumant et deux petites assiettes. La mienne comporte un scone, un pot de beurre et un pot de confiture aux fruits rouges, celle de Kieran contient une part impressionnante de cake marbré au chocolat.
— Bon appétit messieurs.
— Merci Cat, lui soufflai-je pour me montrer aimable.
— Une dernière chose, si vous êtes là pour descendre mon travail dans le simple but d'être imbuvable avec mon ami, je vous étripe et je fais des abat-jour avec votre vieille carne.
Je cligne des yeux, surpris par la répartie de la jeune femme. Je finis par éclater de rire sous les yeux ébahis des deux amis. Je ne m'étais pas attendu à ça.
— Je suis parfaitement sérieuse.
— Oh je n'en doute pas. Pas le moins du monde.
— Alors pourquoi vous vous marrez comme si c'était la meilleure blague du monde ?
— Parce que vous m'avez surpris. Je n'ai pas prévu de descendre votre travail, soyez tranquille.
— Tout va bien, Cat. On s'est... Expliqués.
— Il s'est excusé au moins, this bawbag1 ?
— On en reparle plus tard ?
Elle hoche la tête en quittant la pièce, prenant soin de refermer la porte derrière elle. C'est un sacré bout de femme.
1 : Trou du cul, en gaélique écossais.