Je ne dirais pas que Kieran n'a pas l'air sportif parce que ça pourrait être entièrement faux, mais il n'a pas l'air enchanté à l'idée de courir. C'est ce qui me fait dire que ça n'est pas sa tasse de thé et qu'il préférait être n'importe où ailleurs qu'ici avec moi. Et puis, si je me souviens bien, il avait dû me confier qu'il était admiratif à l'époque, parce qu'il n'aimait pas ça. Et ça me tend un peu, sans que je ne comprenne pourquoi. Je débute ma course, enfonçant ma paire d'écouteurs sans fil dans mes oreilles. Il ne perd pas de temps pour me suivre à petites foulées et je me fais la réflexion que je pourrais le perdre à tout moment tellement son rythme est lent. Alors j'accélère un peu. Suffisamment pour rester une cadence acceptable pour moi et pour l'obliger à allonger le pas.
Pourtant, au bout d'une dizaine de minutes, le sifflement de sa respiration parvient à mes oreilles. Il m'aura fallu dix minutes pour l'épuiser, un nouveau record personnel. Je ne sais pas ce qui est passé par la tête de son patron pour le nommer lui à cette position, il est clair qu'il ne fait pas l'affaire sur ce plan-là. Et Aldo précise toujours qu'il est possible que je sorte courir. Mais j'ai pitié, alors je ralentis légèrement, essayant de faire croire que j'observe le paysage. Snow des Red Hot Chili Peppers résonne et je cale mon pas sur ce rythme. C'est le genre de chanson un peu calme que j'aime bien écouter, elle me donne des vibes d'été et de road trip, et ça permet à mon cœur de se calmer un peu. Ça ne m'empêche pas de réfléchir à tout ce qu'il se passe. Passer encore trois jours avec lui m'agace déjà. Vu que l'événement est passé, je devrais pouvoir retrouver ma liberté. Sauf qu'ils ont tellement peur pour la réputation de leur petit événement qu'ils refusent de voir leur nom accolé à mes soi-disant frasques. Ce qui est à la fois insultant et vexant. D'autant qu'en plus je dois me taper un sacré connard à cause de ça.
D'habitude, quand je cours, j'arrive à me vider l'esprit, à laisser mes pensées de côté pour me concentrer sur mon environnement. La musique qui joue dans mes écouteurs, l'air frais qui contraste avec la chaleur de ma peau, l'odeur de la circulation ou de l'herbe fraîchement coupée. Aujourd'hui, je n'ai qu'une idée en tête : Kieran. Il ferait une course sans bruit et sans difficulté, ça serait différent. Mais il est clair qu'il est en difficulté.
Je fini par m'arrêter sur une pelouse et je le laisse rattraper les plusieurs mètres d'écart qui nous séparent. Je serais un mauvais bougre si je n'acceptais pas que chacun ait sa propre affinité avec le sport. J'ai une sœur qui ne peut pas vivre sans bouger dans tous les sens, pratique six sports de combat différents et qui a besoin de ça pour se défouler. J'ai un père qui aime le sport et qui en fait son cheval de bataille, sa carrière. Et j'ai une mère qui déteste ça et qui préférerait se couper une jambe plutôt que de venir jouer au basket avec nous. Et un frère qui ne comprend pas qu'on s'inflige ça par plaisir. Alors je ne vais pas juger le fait que Kieran n'aime pas le sport. Est-ce que ça m'agace à l'heure actuelle ? Oui. Est-ce que ce sentiment est décuplé par la haine que je ressens pour lui en ce moment ? Probablement. Est-ce que j'ai pitié de ce que je lui fais subir ? Aussi.
Alors je m'assieds, sans enlever mes écouteurs, et j'observe la tamise qui s'étend devant moi. Il me rejoint péniblement et je finis par poser un regard mauvais sur lui.
— Sérieusement, faut te mettre au sport, mate1. On n'a à peine fait un kilomètre sérieux.
— Je suis désolé, balbutie-t-il, plié en deux et les mains sur ses genoux.
Sa performance est loin d'être de sa faute, mais ça m'énerve et ça a tendance à faire remonter la colère en moi, celle que j'essaie d'étouffer depuis un peu plus de vingt-quatre heures. Je soupire lourdement et je le vois qui fronce les sourcils. Il inspire de manière profonde avant de se redresser et de me fixer d'un air agacé. Je vois la colère qui gronde en moi danser également dans le fond de ses yeux. Je vois qu'il a atteint sa limite.
— Ça suffit.
— Pardon ?
— Tu me reproches de ne pas avoir parlé, alors parlons.
— Je n'ai pas envie de te parler.
— Moi, j'en ai besoin. Parce que je peux pas passer les trois prochains jours dans cette ambiance, et pour notre santé mentale à tous les deux ça ne peut pas faire de mal.
Je reste muet. Je ne m'attendais pas à ce qu'il veuille revenir sur tout ça. Je ne suis pas sûr de comprendre ce qu'il y a de plus à dire ? J'ai bien compris à quel genre de personne, j'avais affaire et je n'ai pas besoin d'en savoir plus.
— Je suis désolé.
Je lève les yeux vers lui, surpris. Je le sonde un instant pour chercher une once d'hypocrisie, mais je vois bien qu'il se sent mal. Alors je reste muet, incapable de prononcer le moindre mot. Je ne sais pas si je suis capable de lui pardonner comme ça. Ça peut sembler puérile de ma part, des enfantillages d'adolescents. Mais la blessure qu'il a laissée en moi est encore très vite, même toutes ces années après. Il prend mon silence comme un signe d'apaisement parce qu'il continue.
— Je n'aurais pas dû disparaître sans un mot, j'en ai conscience. Je ne pensais pas que ça aurait pu avoir un impact sur toi à ce point et je voulais me protéger.
— Te protéger ?
Il soupire et enfouit sa main dans ses cheveux humides. Je me prends à vouloir à mon tour enfouir mes doigts dans les mèches brunes. Je me reprends un peu et le vois détourner les yeux en soupirant. Il n'est pas fier de ce qu'il va dire et je comprends assez bien que ça ne va pas me plaire.
— On ne faisait pas autant de prévention à l'époque, mais, aujourd'hui, on sait que le visage de quelqu'un sur les réseaux sociaux peut être très différent de la réalité. Et je pense qu'à l'époque, j'en ai pris conscience violemment en entendant les rumeurs sur toi. Je ne dis pas que c'est bien, mais, hésitai-je un instant, j'avais peur. Parce que je commençais à m'attacher à toi de mon côté et que je n'avais aucune envie de me retrouver dans une situation qui me ferait te détester.
Je l'écoute sans dire un mot. C'est vous ces moments où vous êtes persuadé d'être la victime, où vous êtes sûr que si les choses se sont mal passées ça n'est pas de votre faute. Si je dois être lucide et honnête, sa réaction a probablement été la plus sage. Quand on sait ce qui sort sur les influenceurs à présent, vouloir se protéger est vraiment la chose la plus intelligente qu'il ait fait. Mais ça me tue que ça soit moi qui en aie payé les pots cassés. Parce que je l'aimais vraiment bien, j'appréciais vraiment me sortir de mon quotidien pour lui parler.
— Je sais ce que c'est d'être ghosté, et je me borne à le faire le moins possible dans ma vie. Je l'ai trop subi. Et je suis navré que ce soit tombé sur toi en particulier.
Je reste encore silencieux, prenant le temps de digérer ce qu'il me dit. Je finis par détourner le regard, les yeux fixés sur la surface de l'eau. Je n'ai aucune envie de tourner la page, parce que c'est encore trop douloureux. Mais ses explications me crient que je ne peux pas le détester pour ça.
— Ça n'empêche pas le mal d'avoir été fait, finis-je par dire sans quitter l'eau des yeux.
— Je sais. C'est pour ça que je m'excuse. Et pour ce que ça vaut, je pense qu'avec ou sans les rumeurs, j'aurais fini par prendre mes distances. La situation était trop surréaliste pour qu'un type comme moi continue de discuter avec un type comme toi.
— Comme moi ?
— Une star, Bree. Tu es une star, que tu le veuilles ou non, ton statut importe. Et je sais que ça ne devrait pas, et dans la plupart des cas ça ne devrait même pas importer. Tu n'aurais pas été acteur, je ne t'aurais peut-être pas ghosté.
— Tu ne m'aurais même pas contacté.
— C'est possible, oui. Mais on se serait peut-être rencontré autrement.
Je hausse un sourcil dubitatif. Je sais que ça ne devrait pas me toucher qu'il me dise ça, parce que je suis américain, qu'il est britannique, qu'on vit sur deux fuseaux horaires différents et que si je n'avais pas été acteur, mon métier ne m'aurait probablement jamais mené jusqu'à Londres. Mais ça fait quand même mal à entendre. Parce que c'est une des nouvelles choses que ce métier m'a donné pour me le reprendre violemment derrière.
— Écoute, commence-t-il prudemment. Je comprends que tu ne puisses pas juste passer à autre chose. Je voulais juste m'excuser. Je ne te demande pas de tourner la page, de me pardonner ou quoi. Je voulais juste te donner des explications qui ne soient pas sous le coup de la culpabilité.
— Tu ne te sens pas coupable ?
— Si, bien sûr que si. Depuis que je sais que tu es invité sur le salon, tous les jours.
— Et pas avant ?
— Avant, je n'y pensais pas autant. Ça fait un moment alors j'avais un peu enfoui ça.
— J'aurais aimé que tu me l'expliques avant de disparaître.
— J'aurais aimé le faire.
Mais on ne peut pas réécrire le passé. J'entends les mots que sous-entendent les siens et je soupire. Je me redresse et époussette mon jogging. J'ai envie de continuer à le haïr, mais je ne peux pas. Je ne peux pas m'y résoudre. Parce qu'il a entièrement raison et que c'est légitime.
— Je suis seul. La plupart du temps. Ma famille vit loin de L.A, Aldo est un ami autant qu'un collègue alors ça n'est pas pareil, et je ne peux pas discuter avec quelqu'un sans qu'il y ait une part de moi qui se demande s'ils essaient d'abuser de ma célébrité.
Je n'avais pas prévu de me livrer, alors les mots qui quittent mes lèvres m'étonnent autant que lui. J'approche de la rambarde et m'y accoude, le regard porté sur la rive opposée.
— Quand tu m'as contacté, j'étais encore jeune acteur. J'avais moins ce souci, mais je me sentais un peu illégitime. Je venais de commencer Small People, je bénéficiais d'une popularité que je ne comprenais pas, et tu es arrivé en me parlant du seul film dont j'étais réellement fier. C'était une bouffée d'air frais pour moi. Parce que les trois quarts du temps on me confondait avec le personnage que je joue dans la série.
— Sérieux ? Questionna-t-il avec étonnement.
— Sérieux. Discuter avec toi était une fenêtre d'oxygène à ce moment-là. Et peut-être que tu ne peux pas comprendre pourquoi, et c'est normal. Mais tu n'étais pas "personne". Je te considérai comme un ami proche à qui je pouvais me confier. Du coup, ta disparition du jour au lendemain m'a d'abord inquiétée. Puis j'ai vu que tu postais des stories sur les livres que tu lisais. Et j'ai compris que t'étais juste passé à autre chose.
Je ne vais pas entrer dans les détails de la blessure d'abandon et du manque de confiance que ça a créé en moi. J'ai beau avoir travaillé dessus avec mon psy à l'époque, ça restait compliqué. Et ça l'est toujours.
— Alors, oui, tu importais. Et je ne peux pas passer outre le fait que tu as jugé sans savoir que tu n'étais pas impactant dans ma vie, Kieran. Tu n'es pas dans la tête des personnes qui t'entourent, tu n'as pas le droit de prendre pour eux une décision sans qu'ils n'en soient informés. Je comprends que tu aie voulu te protéger et même si ça n'est pas très agréable à entendre, le fait que tu te sois méfié de moi n'est pas anormal. Mais tu aurais dû me le dire.
— Je ne peux pas réécrire le passé Bree, tout ce que je peux t'offrir aujourd'hui, ce sont mes excuses. Et j'espère qu'elles pourront trouver échos en toi un jour.
Je hoche la tête avant de me redresser, main dans le fond des poches.
— Rentrons. Je crois qu'on a un programme chargé.
— Pas de souci. Prends de l'avance, je te suis. De loin.
Un léger sourire amusé ourle mes lèvres et je me mets en route. Je ne cherche pas à le semer, je ne cherche pas à l'attendre. Je sens son regard dans mon dos et je me doute qu'il soit toujours là. Une fois à la réception, j'attends qu'il me rejoigne en commandant un verre d'eau au bar. Il ne tarde pas à arriver, tout transpirant et essoufflé. Je ne pensais pas qu'il aurait continué à courir. Je pousse un verre d'eau vers lui et attends qu'il ait repris sa respiration.
— Quel est le programme ?
— On était supposés partir à 8h30.
— Ça va être juste, soulignai-je en observant mon portable.
— On peut se dire 45 ? Ça nous laisse une demi-heure pour nous préparer et partir.
— Sinon on passe le musée ?
— Tout est organisé, je peux prévenir d'un retard, mais annulé serait mal vu.
— Très bien. Alors rendez-vous dans trente minutes.
— Merci...
Je lui réponds d'un hochement de tête. Je file dans ma chambre pour me doucher et m'habiller. Ma tenue ne change pas grand-chose de d'habitude et je finis par descendre prendre un café au bar. Je vais avoir besoin de ça pour tenir éveillé une partie de la journée.
Kieran me rejoint assez rapidement et je finis ma tasse avant de nous diriger vers notre chauffeur. Il salue son collègue chaleureusement avant de nous ouvrir la portière arrière. Une fois la voiture en route, je me tourne vers le brun pour lui demander la suite du programme de la journée.
— Je pensais que Monsieur Ciccone te l'avait communiqué ?
— Je ne l'ai pas lu. On commence par quoi ?
— La National Gallery.
Je me redresse, surpris. J'avais envie de visiter la National Gallery précisément, mais je ne l'avais pas signifié à Aldo. J'essayais de jouer ma diva à ce moment-là, mais je me rends compte que, Kieran à garder des souvenirs de nos anciennes discussions.
— Il y a une exposition temporaire des œuvres de Joseph Mallord William Turner et j'ai négocié avec la sécurité pour que nous puissions entrer une heure avant l'ouverture afin d'éviter la foule.
Et j'adore Joseph Mallord William Turner. Son art est juste magnifique, ses tableaux me transportent à chaque fois dans un nouvel univers avec une émotion différente. J'aurais aimé avoir autant de talent que cet homme. Et j'ai soudain une bouffée de gratitude d'être tombé sur Kieran.
— Pourquoi entrer avant l'ouverture au public ?
— Éviter la foule, dans un premier temps. Et Monsieur Ciccone m'a donné tes désidératas pour les visites et relève de la Garde est à 11h. Pour être à l'heure, il ne faut pas trop tarder dans le musée. On devra partir à 10h45 si nous voulons être à l'heure.
J'ai jamais demandé à voir la relève de la garde, mais Aldo m'a bassiné avec ça. Je ne sais pas ce qui l'intrigue autant dans la présence de la royauté dans ce pays, mais ça lui monte clairement à la tête. Mais je ne dis rien, Kieran me prouve une fois de plus que ses compétences ont été sous-évaluées par son patron en le mettant à mon service. Si nos récentes discussions m'ont laissé un goût amer, je suis content que ce soit lui qui ait organisé ma journée.
— J'ai prévu deux plans pour le déjeuner. Comme tu voulais visiter un quartier typique, j'ai choisi le Borough Market. C'est une grande halle couverte dans laquelle vous pouvez faire des emplettes, mais également manger à plusieurs petits stands. Et si ça ne te convient pas comme type de repas, j'ai aussi une réservation dans un pub gastronomique non loin de là.
— Le market, ce sera très bien.
— Parfait, je vais annuler le pub alors.
— Et ensuite ?
— Ensuite, nous rejoindrons la Tour de Londres en longeant la Tamise. Nous finirons la journée à Covent Garden et à Oxford Street avant de rejoindre Monsieur Ciccone dans un pub du West End pour 19h.
— Ça va être intense.
— En effet, mais le programme peut-être adapté à tout moment si tu souhaites prendre plus de temps dans un endroit, où rentrer te reposer.
— À part peut-être la relève de la garde, c'est très bien.
Je vois un sourire naître sur ses lèvres et ça me réchauffe un peu le cœur honnêtement. C'est fou ce que ça peut faire un simple compliment. Il a l'air tellement soulagé que ça me tue. À quel point appréhendait-il ma venue ?
1 : "Mon pote" en argot britannique.