La voiture se gare devant le Borough Market et j'observe la bâtisse depuis l'intérieur. Kieran n'a pas rouvert la bouche depuis mon dernier conseil et je n'ai pas osé en rajouter. Je suppose qu'il est tout à fait au courant de sa situation et qu'il n'avait pas besoin que j'en rajoute, mais ça m'a tellement agacé de le voir ainsi... Je n'ai pas résisté à la perche qu'il m'a tendue.
— Alors c'est un marché, je sais qu'il y a des échoppes à l'intérieur qui vendent de quoi manger et boire mais ça n'est pas un endroit où on va s'installer pour deux heures de repas. Donc si jamais ça ne t'intéresse pas ou qu'on a trop vite fait le tour, n'hésite pas à me le dire. On pourra faire la promenade sur la Tamise avant, passer le London Bridge et si on a le temps on peut même aller jusqu'à Camden Market.
— C'est un autre marché ?
— Non. Enfin, si, c'est le principe. Mais c'est plus des vêtements, des friperies, des petits créateurs. C'était un lieu très underground pendant un temps, mais il devient branché et touristique donc j'ai préféré t'amener ici qui est plus... Typiquement du coin ?
Je hoche la tête, remets ma panoplie pour passer inaperçu et on quitte la température agréable de la voiture. Franchement, Londres n'a pas volé sa réputation. Le temps est vraiment mauvais. Vous savez ce temps gris et sombre avec de la pluie, mais pas une vraie pluie. Une petite bruine qui s'applique partout et humidifie tout sur son passage.
Kieran se précipite à ma rencontre pour passer le parapluie au-dessus de ma tête et je finis par lui prendre l'objet des mains pour qu'il puisse venir se glisser dessous aussi.
— Si tu ne te mets pas dessous, tu vas choper la crève.
Il m'observe, interdit, et j'avance sans un mot de plus. Je ne peux pas le blâmer de ne pas trop savoir où il en est. Je souffle le chaud et le froid depuis quelques jours, et je n'ai toujours pas digéré son histoire. Mais je crois que je suis heureux de le retrouver un peu. Même si c'est différent, même si on marche sur des œufs, c'est agréable de voir qu'il m'a peut-être ignoré mais qu'il a tout de même fait en sorte de me faire plaisir pour cette journée. Et je n'ai pas l'énergie de me battre avec lui aujourd'hui.
On entre dans le marché et j'observe chaque recoin. C'est une immense verrière art déco qui passe sous les voies de chemin de fer, l'ambiance y est bonne malgré le temps de chien qui règne sur la ville. L'endroit est incroyable, vraiment. Les marchands interpellent les passants pour leur proposer les meilleurs prix pendant que les traiteurs préparent sur place des plats aux odeurs envoûtantes qui pourraient me donner l'eau à la bouche. Et tout le monde à l'air d'être heureux, c'est amusant. Peut-être que c'est mon esprit qui extrapole - et c'est probablement ça - mais j'entends des éclats de rire qui retentissent sur les vitres, les sourires barrant le visage des clients qui repartent avec leurs courses. Et je me revois gamin, accroché au bras de mon frère, vagabondant dans des allées similaires. Nous étions envoyés par mon père pour rapporter à la maison chaque élément d'une liste qui nous semblait immense. Je me revois sourire à la boulangère qui nous donnait toujours un petit pain à partager sur le chemin du retour, ou piquer des cerises ou du raisin sur l'étable du primeur qui faisait semblant de ne pas me voir. Ça fait une éternité que je n'ai pas mis les pieds dans un marché, ou simplement fait mes courses. Je crois qu'Aldo embauche quelqu'un pour ça quand je suis chez moi, et sur les plateaux de tournage les repas sont pris en charge. Je ne m'étais pas rendu compte que ça pourrait me manquer.
— Qu'a-t-il de spécial, ce marché en particulier ?
— C'est un des plus vieux marchés du monde. Et il est magnifique.
— C'est vrai, la verrière ça lui donne un certain cachet.
Il hoche la tête avec un léger sourire.
— Tu viens ici souvent ?
— Jamais. Les produits vendus ici sont de très, très bonne qualité. Mais du coup il s'est embourgeoisé et je n'ai pas les moyens de venir ici. Et puis c'est un peu loin de chez moi.
— Tu vis où ?
— Whitechapel.
— Ah ! Je connais. C'est là où...
— Oui, c'est le quartier de Jack l'éventreur, me coupa-t-il en roulant des yeux vers le ciel.
— Faut pas résumer ce quartier à ce bon vieux Jack, c'est ça ?
— C'est fou quand même, on se souvient de son nom mais je suis sûr que tu n'es pas capable de me citer le nom d'une seule de ses victimes.
Je ne m'attendais pas à ça. Je l'observe et je le vois s'agacer un peu, même si ça n'est pas dirigé spécialement contre moi.
— Il y a tellement de jolies choses à Whitechapel, ça m'agace qu'on s'arrête à résumer ce quartier à un vieux trouduc qui tuait des gens d'une manière absolument horrible. Et en plus ça m'agace de voir qu'on se souvient toujours des noms des tueurs en série mais pas de leurs victimes.
— D'accord, répondis-je en laissant le « a » trainer un peu. Et pourquoi le sujet te tend comme ça ?
— « Ce bon vieux Jack ». On dirait que tu avais envie de voir un vieil ami. On glamourise tellement ce genre de personne alors qu'on devrait plutôt les oublier.
— Peut-être qu'on ne les oublie pas pour se souvenir qu'on est capable de les arrêter. Pour se rappeler d'être prudent parce que ces gens-là existent.
— Peut-être...
— T'as eu une mésaventure avec un tueur en série depuis qu'on a cessé de se parler ? Parce que t'as l'air très impliqué.
— Non, rit-il un peu gêné. C'est le genre de discussion qui nous entraîne avec Cat. Du coup je réagis au quart de tour sur tout ça maintenant.
— T'as au moins sensibiliser toute la file d'attente de ce poissonnier.
Il lève soudainement les yeux vers le stand devant lequel nous nous sommes arrêtés pendant son monologue. Les yeux sont tournés vers lui, curieux et surpris. Il rougit instantanément et je ne peux pas m'empêcher de trouver ça adorable. Il s'excuse et avance d'un pas rapide pour quitter l'allée en question. Je peine un peu à le suivre et fini par le rattraper.
— Bon du coup on mange quoi ? Demandai-je pour détourner son attention.
Je n'ai pas faim pour le coup mais ça lui permettra d'éviter de se torturer pour rien. Parce que je vois les rouages de son cerveau tourner tellement vite que je m'étonne qu'il ne surchauffe pas déjà.
— Tu veux déjà manger ?
— On n'est pas là pour ça ?
— Il est à peine onze heures, je pensais qu'on se baladerait avant.
— Il y a autre chose à voir dans les environs ?
— Une chapelle, quelques musées et le London Bridge.
— Le London Bridge alors. C'est loin ?
— Non, on y est dans un quart d'heure.
— Alors allons-y !
Je n'avais pas particulièrement envie de voir ce pont mais, c'est un incontournable de Londres alors pourquoi pas ? Et je n'avais pas envie de mettre Kieran en difficulté mais, le marché était facilement visité en moins d'une demi-heure, je n'ai pas spécialement envie d'acheter des légumes donc autant aller visiter les alentours. Je le vois hocher la tête et se tourner vers le type qui nous sert toujours de garde du corps. Je ne sais pas combien il est payé pour ça mais ça m'a l'air d'un job assez pourri quand même. Et pourquoi ça n'est pas lui ma baby-sitter finalement ? Ça aurait été aussi efficace pour eux vu qu'il nous a littéralement suivis partout. Ça leur aurait évité de mettre Kieran sur ce genre de rôle. Je garde cette idée dans un coin de ma tête afin de la ressortir à Aldo plus tard tout en suivant mon guide du jour à l'extérieur du marché.
Le chemin n'est pas très long, je pense qu'il a surestimé la distance car nous arrivons aux abords du pont assez rapidement. Nous nous arrêtons près de l'entrée un moment et je suis surpris de ne pas voir les deux tours emblématiques. C'est à cet instant que je me rends compte que j'ai confondu les deux ponts, mais on aperçoit l'autre bâtiment au loin. Je dois bien avouer que ça permet de profiter du paysage un peu plus facilement qu'en étant dessus, la tête en l'air. Il est magnifique et, je suis sûr que c'est une prouesse architecturale pour l'époque. Même si un beau ciel bleu ne serait pas de refus. Si la pluie a cessé pendant notre marche, l'humidité dans l'air fait doucement boucler mes cheveux et s'insinue sous nos vêtements.
— Tu veux traverser ? On pourra revenir sur nos pas ensuite.
— Pourquoi pas oui.
Après tout, on a le temps. Je n'ai pas précisément envie de manger. J'aspire plus à une bonne douche et un whisky pour me réchauffer qu'autre chose, mais je garde mon avis pour moi pour le moment. Je marche à ses côtés, les mains dans les poches, et je l'observe du coin de l'œil.
— Alors du coup, l'événementiel, hein.
— L'événementiel ?
— T'as réussi ce que tu voulais faire, c'est plutôt un bon point.
— Ah, oui ! La plupart du temps je suis content de ce que je fais.
— On a tous des tâches qu'on déteste dans nos métiers...
— Comme participer à des conventions ?
— Par exemple.
— J'ai du mal à comprendre pourquoi, je dois bien avouer.
— Parce qu'on est considéré comme du bétail ?
— Je suis sûr que tu exagères... On vous accueille du mieux qu'on peut, on respecte toutes vos demandes au maximum, que voudrais-tu qu'on fasse de plus ?
— Je n'en sais rien.
Je lève les yeux vers le ciel, observant les nuages gris filer sous le souffle du vent.
— Je crois que c'est le concept qui me gêne. Je n'ai jamais mal été accueilli mais je ne comprends pas tout ça. Aldo continue à me dire que ça créer du lien avec mes fans mais, ils ne me voient pas moi. Ils voient Malachi, mon personnage.
— Je sais qui est Malachi, oui.
— C'est pesant.
— Peut-être devrais-tu faire une distinction ? Je suis sûr que certaines personnes viennent pour toi, pour ta personnalité et ta carrière.
Un rire jaune quitte mes lèvres alors que je pose mon regard sur lui. On prend le temps de s'arrêter, d'observer le pont et la Tamise. Je m'accoude à la balustrade, le regard perdu sur l'horizon.
— Quelle carrière ?
Un silence me répond alors qu'il me rejoint, un peu perdu. Il pose une main sur la barrière et me fixe longuement, les sourcils froncés.
— Tu as fait plusieurs films, plusieurs séries... Pourquoi tu te dévalorises ?
— Parce que je n'ai que deux ou trois noms sur mon CV avant Small People. Et que personne n'a jamais entendu parler de ces films qui sont mille fois meilleurs que cette foutue série.
— Tu n'aimes pas jouer dans cette série ?
Je me rends compte que mes mots sont sortis plus vite que je ne l'aurais voulu. Je jette un œil paniqué autour de nous mais personne ne fait attention à moi. Je ne suis pas supposé dire ce genre de choses, à personne. Aldo me l'a fait promettre, parce que si ça arrivait ça pourrait compromettre complètement ma carrière et mon contrat avec la chaîne.
— Si, si bien sûr, mens-je éhontément. Mais je suis fatigué de n'être résumé qu'à ça.
— Alors fais autre chose.
— Je n'ai pas le temps, et pas de proposition. Où ça ne finit jamais bien.
— Ce n'est pas le rôle de ton agent de te trouver ces contrats ? Missionne Aldo pour ça.
Je souris un peu. Il est gentil, et un peu naïf. Il pense que si je demande, j'aurais. Pourtant, j'ai déjà assigné cette tâche à Aldo qui revient toujours avec la même réponse : "Ils ont choisi un autre profil". Je pense que c'est ce qui me déprime le plus, quand on choisit quelqu'un d'autre face à moi. Surtout quand je suis sûr d'avoir tout donné pendant mon audition. Je me répète les mêmes choses en boucle ensuite, et ça n'est pas bon pour mon moral.
— Ouais, bref, et toi alors. Tu n'as pas une autre boîte en vue ?
— Non, notre milieu est assez bouché tu sais.
— Ça va les conventions existent partout.
— Oui, mais pas à Londres. Et pour le moment je n'ai pas prévu de déménager.
Dommage, ça aurait été sympa de l'avoir sur le même fuseau horaire que moi. J'aurais pu soumettre son CV à quelques organisateurs qui m'en doivent une. Mais ça n'est pas facile de changer complètement de vie. Je me remets en marche, le dépassant en enfouissant mes mains au fond de mes poches. Comme quoi, il y a des sujets de conversation qui craignent des deux côtés. Je n'ai pas envie d'insister, j'ai l'impression d'avoir constamment cette discussion avec tout le monde et que personne ne comprend. Et c'est pesant de voir à quel point je ne suis qu'un objet pour les gens et pour mes fans. Ils sont nombreux à ne pas nous voir comme des êtres humains et simplement comme le divertissement qu'on leur apporte. Et je suis loin de la carrière de personnes comme Jensen Ackles ou David Tennant qui peuvent sans hésiter repousser du monde sans risquer leur réputation.
Arrivé au bout du pont, je me retourne pour faire demi-tour. Je prends le temps d'apprécier une nouvelle fois le paysage et je mesure la chance que j'ai d'être ici. Combien d'Américains rêveraient de venir en Europe pour visiter cette ville ? Je soupire pour chasser la boule d'anxiété qui s'est formée dans ma poitrine et je me promets de profiter au maximum de ces prochaines visites.
— Tu veux marcher jusqu'au Tower Bridge ou on retourne dans l'autre sens ?
J'hésite un instant et pèse le pour et le contre. L'avoir vu d'ici est bien mais la réalité est qu'on ne peut pas profiter des détails si on ne le traverse pas réellement. Et puis je suis là pour ça.
— Ouais, ça pourrait être cool.
— Il y a un chemin qui longe la tamise pour rejoindre le pont, il paraît que c'est assez sympa à faire.
— Tu n'es jamais monté sur ce pont ?
— Si, quand même. Mais je n'y viens pas par ici les trois quarts du temps.
— Alors faisons de toi un touriste dans ta propre ville.
J'aime l'idée qu'il m'entraîne là où il aime passer du temps, mais je ne suis pas sûr qu'on ait le temps dans les prochains jours de faire ça. J'espère avoir une audition demain, j'ai révisé mon texte dans l'avion pour venir jusqu'ici et il faudra que je me remette le nez dedans cette nuit. J'espère vraiment que ça va passer. Autant en profiter aujourd'hui.
On se met en route et le trajet est un peu plus long. On prend le temps, on discute, on rit, on échange. Et je peux vous assurer que ça me fait un bien fou. Je ne sais pas comment vous expliquer ça, mais j'ai l'impression d'avoir retrouvé la personne qui m'a manqué toutes ces années : un ami, un confident. Aldo et moi avons beau être proches de toutes les manières que ce soit, il reste mon employé. Il est payé pour être avec moi. Et si j'espère que ça ne justifie pas sa présence ponctuelle dans mon lit, je ne pourrai pas parier dessus sans avoir un léger doute. Alors que Kieran, il a l'air tellement à l'écoute que j'ai l'impression qu'il m'aiderait réellement à chercher des solutions. Alors je profite de cette promenade pour renouer contact, toujours un peu sur mes gardes. Parce qu'il m'a quand même déjà fait le coup une fois de m'ignorer pendant plusieurs années et que je n'ai pas envie que ça recommence. Faire le deuil d'une amitié est terrible et me touche beaucoup plus que ça ne devrait. Alors je prends des pincettes, je ne lui dis pas tout ce que je ressens et pense parce que c'est bien trop douloureux quand tout s'effondre.
Arrivé devant le pont, je prends le temps de m'imprégner de sa présence. Il est immense et nous surplombe avec aplomb. Je suis impressionné par la mécanique de l'ouverture des deux pans pour laisser passer un bateau, et je reste figé devant le spectacle comme un enfant de cinq ans au cirque. Franchement, on a beau dire ce qu'on veut, si les lieux deviennent des "attractions touristiques" c'est qu'il y a une raison. J'adore cet endroit. Alors on a fini par monter dessus doucement, observant et discutant.
— Bon, je commence à avoir faim maintenant. Marcher ça ouvre l'appétit.
Je me fige un peu et l'observe doucement. Je n'ai aucune envie de manger mais je hoche la tête avec un sourire sur les lèvres.
— On a encore un moment pour retourner au marché, non ?
— Justement, on aura bien faim en arrivant comme ça. Tu as une idée de ce que tu veux manger ?
— Une soupe ?
— Sérieusement ? Me demande-t-il, un peu surpris.
— Tu as vu le temps qu'il fait, sérieusement ? J'ai froid, une soupe sera géniale.
— Non mais sinon on va manger un tandoori, c'est plein de sauce bien chaude ça va te réchauffer.
— Je ne digère pas la nourriture épicée, mens-je à nouveau.
Indien est un type de nourriture que j'adore mais qui est bien trop riche caloriquement parlant. Je vois un peu de questionnements passer sur son visage et il hausse un sourcil.
— Tous les plats indiens ne sont pas épicés...
— Bien, va pour l'Indien alors.
Je souris un peu et profite du chemin pour chercher le plat le moins calorique sur mon téléphone de la cuisine indienne. On trouve de tout et n'importe quoi sur internet et je me dis qu'il sera plus simple de regarder directement sur le menu en arrivant au restaurant.