Je sens le regard d'Aldo dans mon dos. Il n'est pas content. Ça fait vingt minutes que j'ai envoyé mon baby-sitter me chercher un plaid et je sais qu'il désapprouve, que dès ma prochaine pause, je serais blâmé pour mon comportement. Mais c'est pas de ma faute, ça me hérisse de le voir derrière moi à fixer mes moindres faits et gestes en quête d'une bavure. C'est bon quoi, sourire, parler et signer ça ne demande pas qu'on me surveille. Surtout que Aldo est déjà là pour ça. Il m'a dit qu'il avait un rendez-vous à 14 heures et qu'il ne pourrait pas rester toute l'après-midi, j'espère que ça va porter ses fruits parce que je vais me coltiner l'autre type pendant des heures.
Je continue de signer des photos sur lesquelles je ne me reconnais même pas, grimé en bad boy pour plaire aux fans. J'ai vraiment du mal avec cet exercice, je n'échange qu'à peine avec eux et ils ont l'air si contents, comme si j'avais changé la vie de certains. Et ça devrait me faire plaisir en un sens, je le sais. Mais ça ne fait que m'enfermer un peu plus dans le fait que je ne fais que des comédies pour midinettes et des séries pour adolescents. Pourtant, je garde le cap, ces gens sont venus pour me voir, ils ont payé pour me voir. Des dizaines de livres. Alors je n'ai pas le droit d'être désagréable avec eux.
Au bout de quarante-cinq minutes, je sens quelque chose se poser sur mes épaules. C'est Aldo qui pose un plaid noir sur mon dos, en profitant pour se pencher en avant et me chuchoter à l'oreille.
- Arrête de t'en prendre à lui avant que ça ne tourne mal.
Il me tapote gentiment l'épaule alors que le type de l'événement dépose, de l'autre côté, un gobelet Starbucks. Je l'observe, surpris. Je n'ai rien demandé, sur ce coup-là, alors je lui glisse une œillade dubitative.
- Puisque vous aviez froid, je me suis dit que ça vous réchauffera aussi.
Il marque un point. Un léger point. Il me sourit d'un air peu sûr de lui, comme s'il venait de jouer sa carrière sur un pari. Je lui rends son sourire, léger, et le remercie d'un hochement de tête. L'attention est sympa et puis, je suis en public, je ne peux pas non plus faire n'importe quoi. Mais je dois bien avouer qu'il entaille un peu ma carapace - et je n'aime pas ça. Alors je prends le café, le goûte et reprends mes dédicaces. Il me reste encore une quarantaine de minutes avant la pause-déjeuner et je me force un peu à me concentrer. J'essaie de m'intéresser à ce que disent mes fans. Pour certains, j'ai changé leur vie, je les ai empêchés de faire une bêtise, j'ai déclenché des vocations. J'ai encore du mal à accepter tous ces mots parce qu'ils ne me paraissent pas réels, bien trop gros pour un rôle dans une série télévisée. Je fais ce métier depuis si longtemps que j'en ai oublié les émotions que je ressentais petit lorsque j'étais vissé devant Star Wars ou X-Files. C'est fou comme l'Homme à la mémoire courte quand même. Je ne sais pas si c'est par défaitisme que j'ai oublié tout ça ou si c'est une question d'ego, mais ça ne me motive pas plus que ça a passé encore un jour et demi sur cette chaise.
Quand l'heure de la fin de la première session sonne, je dédicace une photo de moi dans l'un de mes tout premier film. Je suis surpris qu'on m'ait tendu cette image, je n'en ai vu aucune en deux heures. Je lève les yeux vers la jeune femme qui me l'a tendue. C'est une adolescente qui ne doit pas avoir plus de seize ans, elle porte un jean et un t-shirt trop grand pour elle, un bonnet noir couvre une chevelure blonde effilée et elle me fait penser à moi, quand j'étais môme. Peut-être est-ce dû à ses yeux, vairons qui me renvoient mon reflet, et je me sens soudainement proche de cette gamine qui vient ici pour avoir une dédicace. Je reste muet quelques secondes avant de la saluer, elle m'offre un petit sourire timide, les mains tremblantes. Je retiens un soupir presque agacé et je prends la photo. L'échange se passe dans un silence gênant jusqu'à ce que je lui rende le cliché dédicacé. Elle hésite, s'en va, et revient.
- Je... Je voulais vous remercier, lâche-t-elle d'une voix tremblante.
Je relève la tête, un peu surpris. Elle a les mains enfouies dans ses poches, mais j'imagine assez facilement qu'elles soient serrées, la mine basse, elle ne pose pas les yeux sur moi et fuit mon regard.
- Vous allez peut-être pas trop comprendre, en même temps c'est pas tout à fait étonnant vu que vous devez en voir passer des comme moi tout le temps, marmonne-t-elle comme si elle se parlait à elle-même.
J'ai eu du mal à tout saisir, mais oui, elle a raison. Et c'est ce qui me marque le plus. Qu'elle comprenne que je ne comprends pas. Je me disais bêtement que tous mes fans étaient persuadés que j'étais ravi d'être là et que je comprenais leur engouement, mais c'est à mille lieux de mois, tellement loin. Alors ça me fait quelque chose, ce petit bout de femme qui se plante devant moi avec l'air de savoir ce que je ressens.
- Mais vous m'avez permis d'être moi-même après que j'ai vu ce film et, je sais que c'est peut-être pas le film que vous préférez de vous... Mais il compte, vraiment. Pour moi en tout cas, je sais que vous êtes célèbre pour tout autre chose, et vous étiez très bon aussi dans Small People hein ! Franchement.
Elle se rattrape, comme si elle avait fait une bêtise en estimant que j'avais été meilleur dans le film que j'avais joué plus jeune. Elle n'a pas tort, moi aussi, je préfère ce film. De loin. Pour des dizaines de raisons différentes.
- Bref. Je voulais juste vous dire ça, merci d'être vous, ça me permet d'être un peu plus... moi.
Je suis un peu surpris, alors je ne dis rien quand elle s'enfuit en courant presque. J'observe sa silhouette s'évaporer dans la foule et je ne comprends pas ce qui vient de m'arriver. Elle me fait frissonner et je n'ose pas me retourner. Je ne veux pas affronter le regard amusé d'Aldo ou du baby-sitter, je veux garder ça pour moi. Au moins un moment. Juste pour moi. Pourtant, quand je finis par me tourner, je suis seul. Le staff vaque à ses occupations et je vois le type qu'ils m'ont attribué faire de grands gestes au téléphone en tournant en rond. Ça me rassure, j'ai un peu de temps pour me remettre de mes émotions. C'est étonnant qu'on me parle de ce film, ça n'arrive pas souvent. À sa sortie, il est passé inaperçu. C'était une production à petit budget qui n'a pas fait de vague. On a eu de quoi rembourser le film et c'est tout. Alors quand on m'en parle, je suis toujours un peu étonné. Ça n'est pas la première fois que ça m'arrive, au début du lancement de ma série, quand je traînais encore sur mon propre compte Instagram, j'avais échangé quelque temps avec un type qui m'avait fait des éloges sur ce film aussi. Ça avait fini par s'arrêter et j'ai supposé qu'il avait été déçu par mes prestations autant que je l'étais. Toujours était-il que j'étais toujours un peu surpris quand on m'en parlait, même si au fond ça me faisait plaisir.
Une fois que j'eus repris contenance, je me suis levé pour retourner en backstage. Le type du salon - il allait vraiment falloir que j'apprenne son prénom quand même ça devient un peu long de l'appeler "le type du salon" - m'a rejoint immédiatement, raccrochant son téléphone. Il semblait ennuyé et réfléchir à quelque chose, mais ça n'est pas mon problème. Et moi, j'irais bien manger.
- Tout s'est bien passé ? me demanda-t-il en plongeant son regard dans le mien.
C'est rare, ceux qui soutiennent généralement mon regard ne sont pas nombreux. Soit parce qu'ils sont intimidés, soit parce qu'ils me mentent. Alors je prends une seconde pour apprécier le chocolat chaud de ses yeux avant d'enfiler mon rôle d'acteur insupportable.
- Ça aurait pu être pire.
Je vois son visage se fermer. Je sais que je suis dur, mais je m'en fiche. J'ai gagné ce droit à la sueur de mon front et en faisant des sacrifices énormes. Enfin, énormes pour moi.
- J'ai faim. Où est-ce ce que je mange ?
- Nous avons un restaurant, suivez-moi.
J'enfouis mes mains dans mes poches, pose le plaid avec le reste de mes affaires. Je fais un signe de main à Aldo qui discute avec un autre agent et je suis mon baby-sitter. Je l'observe de dos, il a l'air de courir dans tous les sens alors même qu'il est collé à moi. Je ne sais pas comment il fait.
- C'est comment votre prénom déjà ?
- Moi ? me demande-t-il, perplexe.
- Non, le pape. Évidemment vous.
- Kieran, répond-il en serrant la mâchoire.
- Okay
- Pourquoi ça vous intéresse ?
- Faut bien que je sache qui vous êtes pour faire un retour à mon boss.
Je le vois blanchir et un léger sourire étire le coin de mes lèvres. Je pense que ça aurait été pareil avec n'importe quel mec qu'ils auraient mis à ce poste, mais ce type encaisse mes conneries sans dire un mot. Et j'avoue que j'ai envie de le faire sortir de ses gonds. Pour l'instant, il continue sa route sans un mot, mais je sais que ce sera l'objectif de cette journée : voir s'il est capable de réagir. Ce n'est pas drôle d'avoir une marionnette pour s'occuper de soi.
Quand on arrive au restaurant, je comprends qu'il s'agit d'une salle de restauration du parc des expositions. Je hausse un sourcil en voyant un Chef derrière un fourneau, préparant les plats sur commande. Je suis partagé entre l'admiration et l'envie de faire chier mon monde.
- Vous pouvez vous installer où vous le souhaitez. Un serveur viendra prendre votre commande, le menu est sur l'ardoise près du chef, mais vous pouvez aussi scanner le QR code sur la table. Nous avons aussi un bar à mocktail et à soft au fond de la pièce.
- Merveilleux, lâchai-je dans un râle ironique.
- Je vous attends à la sortie, bon appétit.
Il se détourne et j'essaie de me rappeler de son prénom tout en l'observant partir. Kieran. Il n'a rien d'une carrure de mode, il est même loin des standards de beauté traditionnels que je me borne à suivre sous peine de voir mes contrats m'échapper. Alors peut-être que je suis un peu jaloux, parce qu'il est beau. Il dégage une certaine confiance en lui qui me rend un peu dingue, je dois bien l'avouer. À un moment où ma vie n'est qu'un papier à musique sur lequel je n'ai plus aucun impact, voir ce type se démener pour régler des situations impossibles le rendrait presque attirant à mes yeux. C'est sur cette réflexion que je me redresse sur ma chaise, sourcils froncés. Presque attirant ? De qui je me moque ? Il est hors de question qu'il se passe quoi que ce soit avec ce baby-sitter qu'on m'a collé. C'est la meilleure manière de me retrouver avec un type qui me déteste qui me fait chanter pour ne pas dévoiler ma bisexualité. Je lance un regard circulaire à la pièce où d'autres invités sont installés, mangeant en discutant plus moins joyeusement. Je salue d'un geste de main un acteur que j'ai déjà croisé dans d'autres conventions avant de me lever pour observer le menu.
Il y a littéralement trois choix sur le menu : viande, poisson, végétarien. J'observe les propositions avec attention, mais, dans chacune d'entre elles, quelque chose me dérange. La viande est accompagnée d'une sauce aux champignons dont je déteste le goût, le poisson est servi avec du fenouil - quelle idée franchement -, et l'assiette végétarienne est à base de poivrons auxquels je suis allergique. Parfait donc. Un soupir agacé quitte mes lèvres alors que je déplore le fait que mes habitudes alimentaires n'ont pas été transmises. Je me dirige d'un pas décidé vers la sortie, j'aperçois Kieran au téléphone. Il raccroche tout de suite lorsqu'il me voit et penche la tête, dubitatif.
- Un souci ?
- Je ne mange ni champignons ni fenouil et je suis allergique aux poivrons. Que comptez-vous me faire manger ?
Il reste interdit un instant et je sens la panique monter en lui. Parfait. Il bosse mieux sous pression, j'en suis persuadé. Pourtant, la panique se transforme rapidement en colère. Il entre dans la salle et approche du Chef qui prépare les repas à la commande. Il s'entretient rapidement avec lui. Il fait de grands gestes et je crains plusieurs fois que le téléphone qu'il tient toujours à la main ne s'envole dans la sauce aux champignons. L'échange ne semble pas très long pourtant, quand il revient, le Chef à l'air dans ses petits souliers et Kieran semble excédé sur le retour. Son téléphone à nouveau greffé à son oreille, il se dirige vers moi.
- Sage ? Ouais, c'est moi. Agape n'a pas pris en compte les restrictions alimentaires de Bree Tucker, il faudra que tu le fasses remonter et qu'on récupère un geste commercial sur le sujet.
Je hausse un sourcil alors qu'il me fait signe de le suivre hors de la pièce. Je m'exécute, un brin perturbé par l'assurance de son geste. Il passe devant moi en écoutant ce que lui dit sa collègue et je le suis sans savoir où il m'emmène.
- Oui, je vais me débrouiller, j'ai la CB de la boîte, je vais l'emmener quelque part. Préviens les équipes qu'on aura probablement une demi-heure de retard. Tu pourras faire jouer ça dans la balance pour le geste chez Agape.
J'ai cru un instant que je n'allais pas déjeuner. Qu'on s'entende, je ne suis pas mort de faim et ça m'arrangeait bien de ne pas avoir quelque chose dans mon assiette : ça fait des calories en moins à compter. Je voulais jouer de mon statut pour l'emmerder, comme je le fais depuis ce matin. Mais ça n'a visiblement aucun impact et je me retrouve pris à mon propre piège. Je monte dans le véhicule qu'il me désigne alors qu'il raccroche et se tourne vers moi après avoir donné une direction au chauffeur.
- Monsieur Tucker, je suis absolument navré pour ce désagrément. Je vous propose deux solutions : un restaurant indien ou un pub typiquement de chez nous. Nous n'avons pas beaucoup de temps pour déjeuner, mais je suis sûr que ça ira.
Je ne réponds pas tout de suite, encore un peu sonné par la précipitation avec laquelle nous avons quitté les lieux et avec laquelle l'histoire s'est réglée.
- Le pub ça ira très bien, m'entends-je dire sans réellement y faire attention.
Je devrais bien trouver une salade ou un potage. Vu le froid qu'il fait, une bonne soupe ne serait pas de refus. Il hoche la tête et envoie un SMS, je suppose pour donner la position de notre déjeuner. Puis il me tend son portable avec le menu du pub. Je hausse un sourcil.
- Je vous invite à choisir votre repas maintenant, comme ça, on gagne du temps.
J'entends le sous-entendu d'ici. "Si tu n'aimes pas ce que je te propose mon vieux, il sera encore temps de changer de coin." Je prends son téléphone et parcours les différents plats avant de tomber sur les soupes du jour et les habituelles. Entre la soupe aux choux et la soupe de carotte, mon cœur n'hésite pas longtemps. Je lui rends l'appareil en lui annonçant mon choix, qui semble le surprendre, mais sur lequel il ne dit rien. Le reste du trajet se fait dans un silence à peine perturbé par la musique, je me laisse emporter par les mots de Melanie Martinez jusqu'à ce que la voiture s'immobilise devant un pub au coin d'une rue.