Assis en face de Bree dans ce boui-boui indien que j'aime tant, je l'observe tripatouiller son assiette sans jamais n'apporter plus d'un grain de riz à ses lèvres. Je ne dis rien, je mange en discutant de tout et rien, Ian est à notre table également et je n'ai pas envie de mettre le rouquin mal à l'aise. Alors je me contente de manger, dégustant chaque saveur de ce Butter Chicken de qualité. Franchement, je ne sais pas s'il y a de meilleur plat dans ce monde. Bree a pris un Biryani aux légumes et ça a l'air carrément bon, mais il a dû manger, en tout et pour tout, trois cuillères.
Ça n'est pas la première fois que je remarque qu'il ne mange pas. Il passe son repas à discuter avec Ian, et je pense que je ne m'en serais pas rendu compte s'il n'avait pas été là. Enfin, pas autant que là. Il a pris une petite assiette dans laquelle il éparpille la nourriture aux quatre coins, on a l'impression qu'il s'est servi généreusement alors qu'il a dû mettre deux cuillères à soupe dans le fond de l'assiette. C'est comme lorsqu'on était au pub, je ne m'en suis pas inquiété sur le moment mais il n'a presque rien mangé de sa soupe finalement. Et les sushis, dimanche midi. Je me demande si ça n'était pas un peu fait exprès. Je ne peux pas juger les habitudes alimentaires de quelqu'un sur trois repas mais, ça me fait tiquer.
Parce que j'ai fait des crises d'hyperphagie toute mon adolescence et une partie de ma vie de jeune adulte, que ça m'arrive encore d'en faire. Et qu'on s'était renseignés sur tous les TCA possibles et imaginables avec Cat à l'époque. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un atteint d'anorexie, mais on a regardé des dizaines et des dizaines de documentaires à l'époque pour essayer de comprendre si je n'étais qu'un gros fainéant qui mangeait trop ou si j'avais réellement un souci. Et son attitude me fait beaucoup penser à celle que j'ai pu voir décrite dans ces reportages. C'est comme ce matin, cette course inopinée après laquelle il n'a bu qu'un café. Je n'étais pas dans sa chambre pendant qu'il se changeait mais, j'ai du mal à imaginer qu'il ait pris un petit-déjeuner en quinze minutes.
Je n'ai pas envie qu'il change de comportement avec moi pour le moment, j'ai appris qu'on ne pouvait pas rentrer ce genre de chose dans la tête de quelqu'un qui n'avait pas envie d'en entendre parler. Je n'aurais jamais pensé qu'il puisse avoir ce genre de problème et, en même temps, comment aurais-je pu le penser ? Je n'ai pas parlé à Bree depuis des années, l'homme qu'il était alors n'est plus celui qu'il est maintenant. Et puis, si ça se trouve, il avait déjà ce genre de maladie à l'époque. Parce que le milieu dans lequel il évolue est tellement horrible sur ces sujets qu'il s'est peut-être entêté là-dedans.
Ça me coupe l'appétit, si bien que je ne termine pas mon plat. Je repose mes couverts alors que la conversation continue d'aller bon train entre les deux hommes. Je suis surpris de les voir s'entendre aussi bien après le week-end qu'on a passé. J'aurais pensé que Ian aurait peut-être été un peu rebuté à l'idée de converser avec Bree. Pourtant, ils se sont trouvé des points communs dans le sport, et malgré son assiette toujours pleine, Bree semble avoir retrouvé l'étincelle qui brille dans ses yeux lorsqu'il joue. Ils parlent d'un championnat de basket et je comprends rapidement qu'ils évoquent la NBA et les championnats universitaires américains. On est moins fan du ballon orange au Royaume-Uni alors je ne comprends pas la moitié de ce qui est raconté par les deux hommes. Mais l'échange est agréable parce que, comme le restaurant est à moitié vide ce lundi midi, on peut observer Bree se détendre un peu et laisser libre cours à ses pensées.
Ça le rend beau.
Pas qu'il n'était pas beau avant, je crois qu'on a déjà suffisamment établi que son physique était clairement avantageux. Mais ça lui donne une certaine liberté qu'il ne s'autorisait pas avant, pas avec moi du moins. Et ça me fait un pincement au cœur, parce que je me demande si c'est quelque chose que j'ai instauré moi-même. Je ne pourrais même pas lui en vouloir si c'était le cas. J'ai pris la décision moi-même de couper tout lien avec lui et, malgré ce que j'aurais pu penser, il n'a pas ignoré ça comme si j'avais été n'importe quelle personne présente sur ces fichus réseaux sociaux. Peut-être qu'au fond de moi j'espère retrouver le lien qu'on avait commencé à se forger à l'époque, même si au fond je n'y crois pas. Bree est toujours acteur, il a toujours des centaines de milliers de fans à travers le monde et il aime toujours ce métier malgré tout. Et moi je ne suis qu'un fan parmi des centaines de milliers qui n'avait jamais osé trop fort que son acteur favori l'apprécie ne serait-ce qu'un peu.
— Allô Mars, ici la Terre1, s'exclame Bree en me claquant deux doigts devant les yeux.
— Mais oui Veronica, je t'entends, râlai-je plus pour la forme.
— Quelle culture, ironise-t-il avec un petit sourire en coin.
Un sourire en coin qui révèle sa fossette. Il faut sérieusement que Bree rentre dans son pays avant que je ne me fasse des idées et que je ne laisse mon cœur - et mon corps - vagabonder dans une voie sans issue. Je m'ébroue légèrement avant de lever la main pour interpeller un serveur.
— Vous voulez autre chose ?
— Non merci, ça ira.
Je hoche la tête doucement et souris au serveur.
— Pourriez-vous nous préparer des doggy-bags2, s'il vous plaît ?
— Pour quoi faire ?
— On va pas jeter tout ça quand même ! Je suis sûr qu'on a de quoi manger encore ce soir ou demain midi.
Je sens Bree se tendre imperceptiblement, il a besoin de manger. Réellement, et pas juste un peu de temps en temps pour faire plaisir aux gens. Et si je dois lui faire manger quelque chose par des biais détournés je le ferai.
L'après-midi se déroule dans les mêmes hospices que la matinée, on se promène, on discute, on visite. Chaque endroit apporte son lot de surprises et, même moi je me prends à redécouvrir cette ville dans laquelle je me suis installé il y a une dizaine d'années maintenant. On clôture notre visite avec la Tour de Londres, véritable icône de la cité. Je trouve ça toujours impressionnant de voir ce genre de palais au milieu de toutes ces bâtisses modernes et ces gratte-ciel grisâtres. Quand on pense qu'ils ont traversé les siècles, les guerres et les épidémies et qu'ils sont toujours debout. La Tour de Londres a été utilisée en prison, en forteresse, en arsenal, tout dépendant de l'usage qu'ils avaient. Et on sent dans ses vieilles pierres une ambiance chargée d'histoire. Je ne crois pas aux fantômes, mais je crois à l'énergie qu'on produit, qu'on laisse dans les bâtiments à notre passage sur Terre. Alors ça n'est pas étonnant que j'ai l'impression de sentir les siècles d'Histoire sous mes pieds, sous mes doigts. Je suis aussi assidu à la visite que Bree et, je me dis que j'ai quand même de la chance. Je ne me serais jamais payé une visite privée pour moi tout seul de cet endroit. Cette tâche n'a pas que des inconvénients.
Lorsque nous quittons les lieux, Ian nous attend devant avec la voiture. Il est près de dix-huit heures et je passerais bien à l'hôtel prendre une douche avant de dîner, c'était sans compter les bâtons que l'agent de Bree avait décidé de me mettre constamment dans les roues.
— Aldo nous propose de le rejoindre dans un pub... The George Inn.
— Un pub ? Demandai-je, surpris.
Aldo n'était-il pas supposé le garder aussi sobre que nous afin de ne pas nous retrouver dans une situation délicate ? Emmener Bree dans un pub c'était comme mettre un ours dans un magasin de miel : une catastrophe assurée.
— Ouais, il a rencontré plusieurs agences ici et il veut débriefer.
— Et ça ne peut pas se faire à l'hôtel ?
— Pourquoi donc ? C'est sympa de découvrir les pubs du coin. Et il a l'air moins glauque que celui où tu m'as emmené.
Je hoche la tête et échange un regard entendu avec Ian à travers le rétroviseur. Le pauvre ne va pas rentrer chez lui tout de suite, et je vais encore me coltiner une soirée épouvantable. Je soupire discrètement pendant que Ian se met en marche. Nous mettons une demi-heure à rejoindre le pub pendant lequel nous somnolons tous les deux. Nous avons passé un week-end intense et la journée n'a pas été de tout repos non plus. Je pense que cette petite sieste était bien méritée.
Lorsque nous arrivons, je donne comme consigne à Ian de rentrer chez lui afin qu'il puisse commencer son service à 8h le lendemain matin. Nous sommes au cœur de Londres, ça ne devrait pas être dur d'attraper un Uber ou un taxi. Je lui demande s'il veut bien conserver au frais les plats du midi et les rapporter le lendemain, on a un réfrigérateur dans les chambres mais je ne sais pas à quelle heure on va rentrer.
Une fois dans le pub, Aldo hausse un sourcil en m'apercevant. Bree s'installe et me jette un œil surpris.
— Tu ne vas pas rester debout toute la soirée !
— Pourquoi êtes-vous là, Monsieur Parker ?
— Je dois suivre Monsieur Tucker peu importe où il se rend jusqu'à son départ.
— Vous n'êtes pas obligés de rester, il est entre de bonnes mains avec moi. Et puis, le salon est terminé, ça n'est plus vraiment votre problème.
— Je vous laisse en discuter avec mon directeur, quand il m'en donnera l'ordre je pourrais rentrer chez moi. En attendant, vous êtes bloqués avec moi.
Je n'aime pas cet homme. Je ne sais pas comment l'expliquer, ni pourquoi. Il y a des personnes, lorsque vous les rencontrez, vous ne vous méfiez pas d'elles. Elles vont pouvoir naturellement entrer dans votre bulle et se lier avec vous, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Et il y a des personnes qui ont des auras particulières. C'est souvent positif, elles attirent les gens autour d'eux et sont agréables et sociables. Et puis il y a ceux qui, dès qu'on les croise, nous donnent une sensation désagréable. Aldo est de ceux-là. La première fois que j'ai échangé avec lui à l'aéroport, je l'ai trouvé mielleux. Vous savez, comme s'il voulait me mettre dans sa poche en quelques minutes en jouant mon jeu. Sauf que j'ai déjà eu affaire à ce genre de type et je ne me fais plus avoir. Je soupçonne cet homme de jouer avec la carrière de Bree comme on jouerait au poker dans un casino, et de ne pas souvent gagner. J'espère réellement me tromper, mais quand je vois les différents aspects de la personnalité de mon ami alors qu'il était beaucoup plus joyeux et positif lorsque nous avions commencé à échanger, je me demande si ça n'est pas dû à l'équipe qui l'entoure.
Je m'installe en silence lorsque la serveuse s'approche de nous. Elle a visiblement reconnu Bree car elle lui lance de grand sourire et papillonne des yeux dès qu'il la regarde. Elle revient quelques instants plus tard avec notre commande, deux whiskies sans glace et un coca zéro. J'ai l'impression d'être l'adolescent privé d'alcool par ses parents mais, je n'aime pas ça. Je peux parfois avoir envie d'un cocktail, mais la plupart du temps je me contente d'un soda et ça me va parfaitement.
— Alors, cette visite de Londres ?
— C'était bien, on a vu des choses qui sortaient un peu du cadre, c'était intéressant. Kieran a très bien organisé ça.
Je me sens rougir, je ne m'attendais pas à de tels compliments devant son agent qui semble aussi surpris que moi. Je plonge mon nez dans mon verre, tentant de m'effacer. Je pourrais aller m'installer à une autre table, ça leur permettrait de parler sans qu'ils n'aient l'impression de se sentir écouter. Mais ça aurait l'air étrange maintenant je suis installé.
— Tant mieux, tant mieux.
— Alors, ces auditions ?
— J'ai pu t'en avoir deux, une demain matin à 9h et l'autre à 14h.
— Deux ? C'est génial Aldo ! Je ne savais pas qu'on avait un autre dossier sous le coude, s'exclame Bree, malgré la petite dose d'anxiété que je sens dans sa voix.
— Tu penses pouvoir apprendre ton texte dans la nuit ?
— Je ferais de mon mieux, écoute. C'est quoi comme rôle le deuxième ?
— Le grand frère un peu bad-boy d'une lycéenne dans un film pour ado. Tu serais le Lead Male Caracter, le tournage ne devrait prendre que deux ou trois mois donc c'est compatible avec Small People et les rôles se ressemblent donc tu n'auras pas un gros travail de composition.
Un silence envahit soudain la table et, lorsqu'il s'éternise un peu trop, je lève les yeux vers Bree. Il fixe Aldo, un peu désemparé. L'un de ses yeux reflète la colère qui bouillonne doucement en lui tandis que le second est plus emprunt à l'incompréhension.
— Je t'ai dit que je ne voulais pas jouer ce genre de rôle au cinéma... On va me cantonner aux comédies pour ado après.
— C'est ce qui marche en ce moment, c'est un bon point pour ta carrière. Si on te voit partout, on pourra penser à toi pour de plus grands rôles.
— Mais si je joue toujours la même chose, personne ne pourra voir de quoi je suis capable !
— Bien sûr que si, enfin ! Tu sais bien que même quand deux personnages se ressemblent, ils n'ont rien à voir si tu décides d'en faire autre chose. Allez, c'est une grande chance de jouer dans ce film, ils ont choisi Alisson Tagarth pour l'héroïne, je suis sûr que le courant passera parfaitement entre vous en plus.
— Je ne connais Alisson que de loin, comment peux-tu savoir si ça passera bien ?
— Parce que je te connais, je connais ton talent. Ce rôle, il est fait pour toi. Et je suis sûr qu'il va ravir tes fans et que tu vas solidifier ta communauté.
Je fronce les sourcils doucement lorsque je vois Aldo appeler la serveuse pour lui demander la bouteille de Whisky. Je reporte mon attention sur Bree et ses épaules voûtées. Comment a-t-il réussi à lui faire passer cette histoire aussi facilement ? Son regard s'est un peu éteint malgré son sourire et je me sens désemparé, un peu inutile. Je ne peux pas m'immiscer dans leur conversation comme ça, et en même temps j'ai envie de l'envoyer chier avec son adolescent rebelle, là. Pourtant, je vois sa main glisser sur les épaules de Bree, jusqu'à sa nuque, et lui sourire à pleine dent.
— Fêtons ça comme il se doit !
— Avec plaisir !
— Kieran, vous en prendrez bien un coup ?
— Non merci, je ne suis pas certain que ce soit raisonnable.
— Bien, comme vous voulez.
C'est comme ça que j'ai passé la fin de la soirée à les regarder descendre la bouteille d'alcool. Ou plutôt, que j'ai regardé Aldo resservir souvent Bree. Je me demande même s'il a bu plus de deux verres de la bouteille tellement son client était complètement ivre. Et ça me fend le cœur, parce que c'est moi qui l'ai ramené dans son lit, et que les derniers mots qu'il a prononcés avant de s'endormir étaient littéralement : « Je ne veux pas y aller ». Je suis de moins en moins sûr que son équipe soit là pour l'aider, je pense qu'ils profitent surtout de sa notoriété. Mais allez prouver une chose pareille...
1 : Réplique de la série Veronica Mars
2 : Façon qu'on les Britanniques d'appeler les "restes à emporter