Son approbation est une victoire en soi mais je note dans un coin de prévenir son agent s'il décide de nous fausser compagnie et de retourner à l'hôtel. Le reste du trajet se fait dans le calme, la voix d'Ed Sheeran nous berçant lentement le temps que nous arrivions jusqu'à notre première étape.
En quittant l'habitacle, j'ouvre un parapluie et attends qu'il vienne s'abriter dessous. Je sens la pluie mouiller ma veste mais je ne dis rien. Je l'emmène jusqu'à l'entrée dérobée sur le côté du musée à laquelle je frappe. Ça ressemble à un guet-apens et dans un sens, ça me fait sourire. Ian nous accompagne alors, nous ne risquons rien et quand la porte s'ouvre, nous nous engouffrons dans le couloir mal éclairé.
— Salut ! Le musée est droit devant, s'exclame une voix que je reconnais aussi, et je peux dire sans mal qu'il sourit. Je suis navré pour l'arrivée en catimini mais c'était plus sécurisé pour tout le monde.
— Pas de souci, merci pour le service Danny, lui soufflai-je discrètement.
Les mains dans les poches, Bree attend que nous avancions. Je ne saurais dire ce que je lis dans son regard, j'avais pourtant l'impression d'être plutôt bon à ce jeu-là. Mais il observe l'échange entre Danny et moi sans un mot, sans un geste.
— À charge de revanche, me lance mon ami en fermant la porte. La route a été bonne ?
— Comme un matin à Londres, soufflai-je dans un demi-sourire.
La circulation à Londres, comme dans toutes les capitales du monde, est globalement mauvaise. Surtout le lundi à 8h30. Danny rit un peu et passe devant pour nous guider jusqu'au musée, puisqu'aucun de nous ne semble prendre la décision d'avancer. Il nous fait entrer dans une pièce étroite dans laquelle un bureau est posé contre le mur, surplombé de nombreux écrans de sécurité. Les images du musée désert défilent sous nos yeux et je dois avouer être plutôt satisfait. Je coule un regard de côté à Bree qui dépose son manteau et sa casquette sur le portemanteau que Danny lui a indiqué.
Nous nous mettons ensuite en marche pour rejoindre le grand hall, les yeux grands ouverts. Nous n'aurons pas de guide, Bree pourra déambuler dans les expositions à sa guise et découvrir les salles qui l'intéressent. Il ne tarde d'ailleurs pas à prendre la direction de la salle de la visite temporaire, celle où sont exposées les œuvres de Joseph Mallord William Turner. Un léger sourire ourle mes lèvres et je le suis sans un mot. Je n'ai jamais été passionné d'art, ça ne m'a jamais intéressé. C'est beau, oui. Ça apporte de la beauté dans notre monde, je le conçois. Mais je pense qu'on accorde trop d'importance à des œuvres qui n'ont parfois pas plus d'informations que ce qu'on n'aimerait bien croire. C'est un peu comme lorsqu'on dissèque un roman pour lui prêter des intentions que l'auteur lui-même n'avait peut-être même pas. Je ne comprends pas les personnes qui passent des heures à observer une toile. Vraiment. Enfin, je sais que j'ai un discours de vieux con quand je parle ainsi, alors je garde souvent les commentaires pour moi. Je dis simplement que ça ne me parle pas, que ça ne touche pas mes cordes sensibles.
Pourtant, je reste là pendant une heure à observer Bree regarder ces toiles. Et quand je dis « observer », c'est bien ce que je fais. Je le quitte à peine des yeux, déterminant tout ce qu'il peut penser du tableau qu'il voit, de la scène qui se déroule sous ses yeux. Je regarde sa pupille émeraude s'illuminer lorsqu'il observe l'aube se lever dans un tableau, la détresse dans la pupille céruléenne lorsque le bateau se dirige droit vers l'orage. J'observe son corps flotter de toile en toile comme s'il craignait de déranger d'éventuels visiteurs, alors qu'il est seul dans cette pièce. Et je l'observe faire tout ça comme s'il était lui-même une œuvre de cette exposition. Je ne sais pas si c'est dû à la lueur dans ses yeux, à l'intensité avec laquelle il regarde ces tableaux ou le sourire sur ses lèvres lorsqu'il en découvre un nouveau, mais c'est à mon tour d'être obnubilé. Il y a quelque chose qui se passe dans ma cage thoracique que j'étouffe immédiatement. Je sais à quoi ça ressemble et je refuse que ça revienne dans l'équation. J'ai beau m'être expliqué, je ne peux pas laisser ça arriver à nouveau.
Après plus d'une heure dans la salle de l'exposition temporaire, Bree prend un peu de temps pour faire le tour des salles jusqu'à ce que nous devions partir. Le public commence à arriver, ce qui veut dire que Bree est interpellé lorsqu'il est reconnu. Comme il a laissé sa casquette dans le bureau de Danny, ses lunettes ne suffisent pas à dissimuler son identité. Il signe quelques dédicaces, fait quelques photos avant que mon ami n'intervienne avec Ian pour le guider jusqu'au PC Sécurité.
Nous récupérons nos affaires et je remercie Danny une fois de plus, lui offrant une accolade bien méritée. Cet homme est une crème, je m'en suis toujours voulu de ne pas avoir réussi à craquer pour lui mais je crois que c'était réciproque, alors nous sommes devenus bons amis. Je ramène ensuite Bree à la voiture en jetant un œil au timing. Nous sommes juste à l'heure pour aller voir la relève de la garde, alors je le propose à Bree qui acquiesce et nous prenons la direction de Buckingham Palace. Lorsque la voiture se gare, nous sortons à nouveau tous les trois pour observer le manège des hommes en rouge. Il a remis sa casquette et ses lunettes de soleil pour passer inaperçu et pourtant, je discerne un léger sourire en coin sur son visage. Je hausse un sourcil. Il me surprend et hausse les épaules.
— C'est quand même un peu ridicule d'en faire autant pour un changement de service.
Je n'ai jamais été très pro royauté ou pro république mais j'écarquille quand même les yeux en voyant quelques personnes se tourner vers lui en le fusillant du regard. Je me pince l'arête du nez et soupire légèrement.
— C'est traditionnel.
— Ça évolue, les traditions.
— Dis ça aux dindes de Thanksgiving.
Je sens son regard amusé sur moi, mais je refuse de le soutenir. Je préfère fixer le spectacle devant moi sans réellement le voir, savourant la douce victoire d'avoir pu lui rabaisser son caquet. On a passé une bonne demi-heure devant le palais avant que la foule ne s'évapore. J'allais prendre la direction de la voiture lorsque je l'ai vu se diriger vers un garde en particulier. Super, le voilà parti pour faire le pitre voir s'ils ne bougent réellement pas. Quel enfer. Je le suis, essayant de le rattraper pour l'arrêter, mais je ne le rattrape que devant l'homme qu'il détaille entièrement avant de sourire, un peu désolé.
— Bon courage pour rester là des heures avec ce temps de chien.
Je lève les yeux vers le ciel en grimaçant. Je ne peux pas lui retirer ça, la bruine tombe toujours et nous enveloppe tous d'une humidité désagréable pour la plupart des êtres humains. Lui semble ne pas trop apprécier le temps londonien, et pourtant j'ai tenu un parapluie au-dessus de sa fichue tête pendant toute la cérémonie. Dans la voiture, le chauffeur pousse légèrement le chauffage pour nous permettre de nous sécher et nous laissons tomber nos manteaux.
— La visite te plaît jusqu'ici ?
Il tourne la tête, ancrant à nouveau ses yeux dans les miens pendant un instant. Je suis happé par ces yeux vairons si particulier. Comme si les deux reflétaient des sentiments différents. Le marron est ombragé, le vert pétille un peu. Ou peut-être est-ce les reflets des voitures. Je baisse les yeux.
— Je sais que tu n'es jamais venu à Londres avant.
— C'est vrai, c'était... Instructif. Le musée était sympa. J'aime beaucoup Turner.
— Je me souviens, oui.
Un silence envahit l'espace, il n'est ni confortable ni agréable. Bree me fixe, il a l'air de celui qui ne sait pas s'il doit être agacé ou heureux. Alors je sens ma tête se pencher un peu sur le côté pour le questionner.
— Tu te souviens.
Je sens qu'on va à nouveau partir sur ce terrain-là. Ce terrain duquel je ne suis pas encore sorti, celui dans lequel il ne m'aime pas beaucoup en ce moment. Je ne peux pas lui en vouloir, j'aimerais simplement passer à autre chose.
— Tu t'es servi de nos discussions pour monter tout un programme de visite ?
— Oui, je me suis dit que tu apprécierais, désolé si j'ai dépassé les bornes.
Je m'attends à me prendre une nouvelle vague de reproche mais il se contente de passer une main dans ses cheveux alors que ses lèvres s'étirent en un léger sourire en coin.
— C'est pas le cas, ça m'étonne c'est tout. Tu as retenu des détails infimes à mon propos.
— C'est pas faux, soulignai-je en haussant les épaules. J'ai une propension à emmagasiner des informations inutiles, pour une fois qu'elles me servent à quelque chose.
Je ne peux pas lui dire que ces échanges ont tellement compté pour moi que j'ai tout mémorisé. Parce que ça serait contradictoire avec mon comportement. Je suis le genre d'homme qui note mentalement les choses que les gens qu'il aime apprécient. Parce que ça me sert à leur faire des surprises parfois, des cadeaux qu'on n'a pas demandés, des attentions qui leur parlent. Et j'ai simplement reproduit la même chose avec Bree.
— Je peux te poser une question ?
— Bien sûr.
— Comment t'as fait pour ouvrir le musée juste pour nous ?
Je tourne la tête vers lui, surpris. Je ne m'attendais pas à ce que les éléments purement logistiques l'intéressent.
— Je savais que Danny bossait là-bas depuis un moment, c'est lui qui a négocié pour nous.
— Et ça ne vous a pas coûté un bras ?
— Une donation raisonnable au musée. Franchement presque rien.
— Et tu le connais depuis longtemps ?
— Ça commence à faire quelques années maintenant, oui.
— Je me souviens que tu m'avais beaucoup parlé de ton amie, Cat. Et d'un autre type, Donovan ? C'est lui ?
— Ah non, j'ai rencontré Danny après avoir rompu avec Donovan. Je crois que je me suis un peu servi de lui pour aller mieux mais on a préféré rester amis.
Bree m'observe en silence. Je me demande ce que j'ai pu dire pour le couper ainsi avant de me rendre compte que c'est probablement qu'une histoire d'orientation sexuelle. Je sens mes joues chauffer, signe que le rouge y monte, et je me mords l'intérieur de la joue. J'étais tellement content qu'il décide de ne pas se murer dans un mutisme gênant que je n'ai pas vraiment réfléchi en parlant. Je ne cache plus vraiment ma sexualité dans ma vie de tous les jours, je n'avais pas pensé que ça pourrait être un problème.
— Désolée, c'est pas vraiment tes affaires. Disons que je l'ai rencontré il y a un ou deux ans quelque chose comme ça.
— Ne t'excuse pas, c'est moi qui aie posé la question. Je ne savais pas que tu étais gay.
— Et c'est un souci ?
— Non, absolument pas ! S'exclame-t-il d'un air alarmé. Mon Dieu non, je suis juste surpris de ne pas l'avoir su à l'époque.
— Ah, ouais. Je n'étais pas aussi libéré sur le sujet qu'aujourd'hui. Et je me voyais mal balancé à un type que j'appréciais en ligne que j'étais gay. On ne sait jamais vraiment qui on côtoie sur les réseaux sociaux, et malgré ta notoriété, je n'étais pas sûr de ta position sur le sujet.
— Ça fait sens, oui.
Je dois bien avouer que je respire un peu mieux. Pendant un instant j'ai cru que ça allait rallumer la tension entre nous. Franchement, je crois que s'il m'avait fait des remarques sur le sujet j'aurais définitivement enterré une quelconque discussion avec lui.
— Et du coup, tu as quelqu'un ?
— Pourquoi parle-t-on de ma vie privée tout d'un coup ?
— Ne t'énerve pas, j'essaie juste de savoir ce que tu es devenu depuis...
— T'aurais pu me poser des questions sur mon job ?
— Oh, oui. Bien sûr. Pourquoi tu te laisses marcher dessus comme ça par ton patron ?
— Célibataire, je suis absolument célibataire.
Son sourire en coin s'accentue et je le fusille du regard. Pourquoi a-t-il choisi de mettre les pieds dans absolument tous les plats qu'il croise ? C'est insupportable sérieusement. D'autant qu'il est absolument craquant avec ce sourire et je ne suis pas vraiment capable de m'énerver contre lui. Je détourne le regard pour le fixer à l'extérieur, faisant mine de faire la tête. Même si je ne boude pas vraiment, je n'aime pas la tournure que prend cette conversation. Je l'ai suffisamment avec Cat pour ne pas la supporter encore plus avec Bree. D'autant plus qu'il a vu en direct la manière qu'avait Graham de me traiter donc son avis doit être encore plus tranché.
— Plus sérieusement, tu ne devrais pas être ici, Kieran.
— Pourquoi, je ne fais pas l'affaire ?
— Au contraire, tu es surqualifié. Je suis certain que tu avais autre chose à foutre de ton week-end que de me coller au cul.
Je ravale la boule qui s'installe petit à petit dans ma gorge et je soupire lourdement, venant glisser mon pouce dans ma bouche. Je suis surpris quand il n'y arrive jamais. Je sens la main de Bree sur mon poignet, écarter mon doigt de mes lèvres.
— Je ne vais pas insister sur le sujet alors ne va pas torturer ton ongle, mais penses-y. Le programme que tu as concocté cette semaine prouve à quel point il n'aurait pas dû t'enfermer dans cette tâche.
Je hoche la tête doucement en l'écoutant, un peu remuer par ses paroles. Comment est-on passé d'un Bree Tucker colérique qui veut en découdre dès le matin à un Bree adorable qui essaie de me rassurer ?