J'observe Kieran sauter de la voiture quasiment en marche pour s'enfuir à l'intérieur du hall des expositions. Je ne vais pas mentir en disant que son empressement n'a rien à voir avec moi, j'ai été tellement clair sur le fait que je pouvais le pourrir auprès de son boss que j'ai dû lui faire peur. Je suis bien conscient d'avoir été un parfait petit con ce matin, mais j'ai l'impression de lui avoir laissé la vie plus simple cette après-midi. Je n'ai demandé que le strict minimum nécessaire à ma survie. Et puis, notre discussion m'a laissé une sensation étrange, comme si j'étais un peu plus léger d'avoir mis des mots sur mon avis. Sur pourquoi je déteste cet endroit. Et il s'est un peu confié aussi alors je me dis qu'on doit être un genre de super-meilleurs-amis maintenant, non ? J'exagère à peine franchement.
J'observe l'extérieur, les yeux dans le vague, lorsque je sens une vibration sur le siège. Après un regard à mon téléphone, je me rends compte que ça n'est pas lui qui sonne, je ne mets pas longtemps avant de trouver un smartphone sur le siège en cuir du van. Après un regard au rétroviseur, j'observe l'écran sur lequel quatre lettres s'affichent : Sage. Je comprends que j'ai entre les mains le téléphone de Kieran et un sourire machiavélique étire le coin de mes lèvres. J'ai envie de l'embêter un peu. Après tout, on est amis maintenant, je l'ai même invité à dîner ! J'attends que l'appel bascule sur la messagerie avant de chercher l'application Instagram.
Je ne mets pas longtemps à la trouver et à l'ouvrir. J'ignore les abonnements et les nouvelles actualités et clique directement sur le petit « + » près de sa photo de profil. D'ailleurs, celle-ci attire légèrement mon regard, sa photo de profil est simplement une silhouette en contre-jour sur un ciel de crépuscule encore baigné des rayons du coucher de soleil. J'enregistre un boomerang, une vidéo légère où je tire la langue et fait le V de la victoire avec les doigts - dans le bon sens pour ne pas insulter tous les Britanniques de ses contacts - avant de rajouter quelques lignes de texte. Ça apprendra à Kieran à abandonner son téléphone déverrouillé sans surveillance. C'est pas méchant, ça peut même lui permettre de faire un peu le buzz sur le réseau social. Je veux vérifier quand même ce que j'ai fait avant de laisser son téléphone - et je dois bien avouer être un peu curieux de la nature de son profil. C'est quand je clique sur l'affichage du feed que mon cœur loupe un battement.
Falling Dawn.
Je connais ce pseudo. Je sens mon sourire se tarir et une boule se loger dans ma gorge. C'est une blague, ça doit obligatoirement être une putain de blague. De manière mécanique, je retourne sur la story que je viens de publier et la supprime. Je ne veux pas qu'il sache que j'ai trouvé son téléphone, que j'ai découvert son identité.
Parce que c'est évident que lui sait exactement ce qu'il fait. Je sens une douleur dans la poitrine, vous savez cette douleur désagréable qui survient après une trahison ou une dispute avec quelqu'un qu'on apprécie. Je lance le téléphone à la place où je l'avais pris et reporte mon attention sur l'extérieur. Mon esprit cogite tandis que mes doigts tapent nerveusement sur mon genou. Je n'arrive pas à croire que je me sois fait avoir comme ça. J'ai comme l'impression d'être dans une caméra cachée, une mauvaise téléréalité où on retrouve les fantômes de son passé. Quel enfer. Ça a dû le faire bien rire le petit Kieran, de me voir dans ce rôle d'acteur lambda. Ce genre d'acteur qui ne serait plus assez bien pour le toucher. Je fulmine silencieusement, même si je sens dans le fond naître un subtile sentiment d'espoir. Celui d'avoir des réponses à des questions que je me suis posées pendant si longtemps, d'avoir une explication valable sur les raisons de son silence. De pouvoir comprendre pourquoi j'ai soudainement été ghosté sans que je n'ai jamais vraiment su ce qu'il se passait. Je sais que c'est un fléau du XXIe siècle, que l'avènement des réseaux sociaux et des systèmes de messagerie encouragent les gens à être lâche et à ne pas assumer la fin d'une relation, amoureuse ou amicale. Et ça n'était pas la première fois que ça m'était arrivé et je me demande toujours aujourd'hui pourquoi cette fois-là en particulier m'a autant retourné.
Mes élucubrations internes s'arrêtent lorsque l'objet de mes pensées grimpe dans la voiture, tout essoufflé et transpirant. Il s'installe sur le siège, s'asseyant sur son téléphone en annonçant au chauffeur qu'on pouvait y aller. Il dépose la sacoche d'ordinateur à ses pieds en m'adressant un nouveau sourire désolé.
— C'est tout bon pour cette fois, on peut retourner à l'hôtel.
— Merveilleux, marmonai-je entre mes dents.
Le reste du voyage se passe dans un silence pesant. Je ne fais rien pour arranger la situation, je n'ai même pas à essayer. Je captais de temps à autre un regard du chauffeur dans le rétroviseur et, même lui semblait un peu perdue face à ce changement d'ambiance. Je sentais le regard de Kieran couler vers moi de temps en temps, mais j'ai fini par baisser ma casquette sur mes yeux pour faire comme si je dormais. Je n'avais aucune envie de sociabiliser avec lui. Il n'était pas étonnant qu'ils se posent des questions, la première partie du voyage avait été presque cordiale tandis que, depuis son retour, je jouais la Reine des Glaces. Elsa n'avait qu'à se rhabiller.
Lorsque la voiture s'immobilise devant l'hôtel, je redresse ma casquette et attrape ma banane. Je me tourne brièvement vers lui et plante mon regard dans le sien. J'espère qu'il est suffisamment clair qu'il ne faut pas me taper sur le système ce soir.
— Finalement, oublie cette histoire de dîner. J'ai mieux à faire.
Je ne lui laisse pas le temps de répondre et je descends du véhicule pour m'engouffrer dans l'hôtel. J'entends sa voix derrière moi, mais je ne relève pas, je suis ravi de voir un ascenseur au rez-de-chaussée et je monte dedans, appuyant sur le bouton de mon étage.
Je respire enfin, parce que je sais que je vais pouvoir être tranquille. Aldo n'est pas là ce soir, Kieran n'osera pas pointer son nez dans ma piaule et le garde du corps ne reste pas devant ma porte toute la nuit. Quand je referme la porte derrière moi, je mets le panneau "ne pas déranger" sur la poignée et je m'écroule sur mon lit. Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé avant que je ne décide de me redresser pour aller prendre une douche, parce que je me sens poisseux. Je ne peux pas dire que c'est d'être au contact de tous ces gens, mais je pense que c'est exactement ça. Plus la propreté de ce genre de lieu qui n'est jamais optimale. C'est souvent des hangars plein de poussière qui te colle à la peau. Je reste sous le jet plus longtemps que je ne l'imaginais, profitant de la chaleur de l'eau. J'essaie de laisser partir les pensées désagréables dans les égouts, mais ça ne marche jamais correctement.
Alors, une fois propre, j'enfile une nouvelle tenue. Jean noir, t-shirt noir, rangers, casquette et lunettes. Je jette un œil dans le couloir pour être sûr que personne ne soit là et je prends la direction de la réception. J'ai besoin de sortir, d'aller faire la fête, de boire. Surtout de boire. J'ai besoin d'oublier toute cette histoire.
Alors je saute dans le premier taxi qui passait près de l'hôtel et je lui demande de m'emmener dans le meilleur pub de Londres. Ou le meilleur bar. Bref, un coin branché et sympa. Un endroit où je peux m'oublier et oublier le monde.