— 𝐼𝑋 —
Entre Lumière et Ombre
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Le vent s'est levé dans la nuit, léger mais insistant, comme un souffle invisible, errant entre les arbres, effleurant la hytte avec une douceur glaciale. Ce n'est qu'une brise, une caresse ténue, mais elle suffit à faire craquer les vieilles planches de bois, émettant des sons aussi légers que des murmures, comme si la hytte elle-même était en train de respirer. Un frisson. Une plainte. Un mouvement. Les ombres dansent et se contorsionnent sur les murs, presque vivantes, une valse macabre entre la lumière faible des lanternes et cette demie-nuit qui les enserre, les enrobe. Tout semble plus grand dans ce silence. Tout semble plus lourd.
Je n'arrive pas à dormir. Pas vraiment. Quelques heures volées, fragmentées, accrochées à des pensées qui glissent entre mes doigts comme du sable fin. Le souffle court, la tête noyée sous une mer de souvenirs et d'incertitudes. C'est comme si je me noyais, un peu, dans cet océan de battements de cœur trop rapides, trop présents, martelant mes tempes avec une insistance presque cruelle, un tambour dans la poitrine que je ne peux pas arrêter.
Je fixe le plafond. Une fissure juste au-dessus de moi, comme une cicatrice que l'âge a laissée. Mes bras sont repliés sous ma tête, mes doigts cherchent la chaleur que je ne trouve pas. C'est un vide palpable, ce vide d'une nuit sans sommeil où le monde extérieur semble s'éteindre peu à peu, mais où l'intérieur, lui, se fait de plus en plus lourd. Chaque respiration que j'aspire cherche à se poser sur un rythme plus calme, plus lent, mais il y a ce tiraillement, ce déséquilibre en moi que rien ne peut apaiser. Et pourtant, ça ne s'arrête pas. La brise continue de siffler, de jouer avec la nuit, et moi, je ne peux pas m'empêcher de me tendre, de sentir chaque frisson courir le long de ma peau.
Il y a cette sensation étrange, cette certitude sourde qui m'étreint, qui me glace. C'est comme si quelque chose en moi avait bougé, lentement, presque imperceptiblement, comme une plaque tectonique qui se déplace sous la surface. Un frémissement, une vibration, qui n'est ni une pensée ni un geste, mais quelque chose de plus fondamental, de plus profond. Un déplacement, si minuscule, mais qui semble annoncer un bouleversement qui ne peut plus être arrêté. Le frisson s'étend dans tout mon être, comme si un souffle invisible venait de perturber l'équilibre de mon monde intérieur, une secousse légère avant un tremblement que je sens déjà dans mes os. Tout est calme, mais tout est sur le point de basculer.
Ørjan.
Je ferme les yeux, mais il est là, toujours là, comme une présence que je ne peux chasser, un fantôme doux, presque tangible, suspendu sous mes paupières. Son visage se dessine, net et clair, ses traits familiers et pourtant étrangement distants. Son regard, profond et intense, et cette ombre fugace d'un sourire au coin de ses lèvres, comme un secret murmuré dans l'air, m'enveloppent. La chaleur de ses doigts sur ma peau... Un frôlement. Une promesse. Juste une ébauche, un début de nous. Ces pensées, suffisantes pour me tenir éveillée, me rendent fragile et me donnent une clarté apaisante. C'était comme si cet instant suspendu avait jeté une lumière nouvelle sur mon âme, me poussant à envisager ce qui pourrait suivre, avec une lucidité rassurante. Sauf que, en réalité, ça me fait l'effet d'une tasse de café trop forte à trois heures du matin. Pas vraiment ce que j'avais en tête pour un apaisement. Mais bon, c'est peut-être le prix à payer pour avoir un cœur qui se prend pour une montagne russe émotionnelle.
Je me redresse lentement, mes muscles engourdis par la fraîcheur qui s'est faufilée dans la hytte, envahissant chaque recoin comme une morsure d'hiver qui n'a pas encore trouvé son plein pouvoir. Un coup d'œil furtif à l'extérieur me confirme que l'aube est encore bien loin. Mais ici, en plein été, la nuit semble se prolonger indéfiniment, une sorte de rêve suspendu entre deux mondes. Elle n'est jamais tout à fait noire. Elle a cette teinte étrange, ce halo d'ombre et de lumière qui se mêle sans jamais s'engloutir. Un reste de clarté effleure encore l'horizon, une lueur pâle, d'une douceur irréelle, qui semble suspendue dans le temps. Elle étire les ombres sans jamais les avaler, comme si la nuit elle-même hésitait à lâcher prise. Les arbres, silhouettes mouvantes, semblent être les seuls témoins de ce crépuscule figé. La forêt qui entoure le campement reste immobile, comme en attente. Un silence épais, presque palpable, l'enveloppe dans une étreinte de solitude que seule la nuit sait imposer, et tout semble suspendu à ce souffle, prêt à éclater. Prêt à changer.
Je devrais dormir. Je devrais m'enfermer dans l'étreinte de l'inconscience, faire taire les pensées qui tourbillonnent dans ma tête. Mais la réalité s'impose, insistante. Mes pas, sans que je ne les contrôle, me mènent déjà vers la porte. Mes doigts, frôlant le bois rugueux de la poignée, effleurent sa surface avant même que j'aie eu l'idée consciente de sortir. L'air nocturne m'attaque de plein fouet dès que je franchis le seuil. Il est doux, légèrement frais, mais étrangement vivifiant. Pourtant, je n'hésite pas. Je ne rebrousse pas chemin. Mon corps semble avoir pris la décision avant moi, et mes jambes me portent hors de la hytte, dans l'obscurité effleurée de lumière. Une pulsion inexplicable. Une nécessité. Et moi, je suis là, à la lisière de tout, entre le sommeil et la réalité, entre la chaleur de l'intérieur et la fraicheur de la nuit, dans cette attente sans fin.
Je respire profondément. L'air frais s'engouffre dans mes poumons, remplissant mon être d'une fraîcheur douce et piquante, comme si je venais de plonger la tête la première dans un seau d'eau glacée – mais d'une manière gentille, presque maternelle. Je suis brutalement ramenée à l'instant présent. Là, sous ce ciel immense, où le jour et la nuit se battent comme des enfants capricieux qui ne veulent pas partager, tout semble plus net, plus réel. Les arbres se dessinent en ombres nettes, leurs formes presque palpables, comme des géants timides. Le monde entier semble suspendu, sur le point de vaciller, entre deux mondes. Un équilibre précaire entre la fin et le commencement..
Et dans cette lumière incertaine, une seule pensée s'impose à moi : qu'est-ce que je suis en train de faire ?
Un craquement, net et soudain, déchire le silence.
Mon cœur rate un battement, suspendu dans un instant d'incertitude. Mes muscles se tendent instinctivement, prêts à fuir ou à réagir, mais je reste là, figée, dans cette attente glacée. C'est probablement qu'un animal, un renard un peu trop audacieux ou un élan perdu entre les hyttes. Rien de plus. Pourtant, un poids étrange me maintient sur place, l'adrénaline qui picote la peau comme une promesse de chaos à venir. Mes sens s'éveillent, sur le qui-vive. Mon souffle ralentit, comme si l'air autour de moi devenait une matière solide, presque palpable, prêt à m'étouffer dans son silence.
Un autre bruit, plus proche cette fois.
Mon corps se tend davantage, et l'instant s'étire comme une blague qu'on attend depuis trop longtemps. Je me retourne lentement, mes yeux cherchant les ombres sur le sol, allongées et déformées par la lumière persistante du ciel. Un petit jeu de miroirs entre l'ombre et la lumière, mais avec un peu plus de suspense que ce à quoi je m'attendais. Et là, quelque chose — ou plutôt quelqu'un — capte mon regard.
Ørjan.
Il est là, debout, immobile, à quelques mètres à peine de moi, juste devant sa hytte. Il ne bouge pas. Moi non plus. Un frisson glisse le long de ma colonne vertébrale, comme une promesse d'imminence. Pendant un instant, je me demande s'il me regarde depuis longtemps, s'il m'a observée sortir, m'étudier comme un animal dans son milieu naturel. Mais l'expression sur son visage me dit que non. Il est aussi surpris que moi, comme s'il n'avait pas anticipé cette rencontre — ce face-à-face aussi inattendu qu'un coup de tonnerre au milieu de la nuit. Ses yeux, grands ouverts, cherchent à percer l'obscurité, mais ils semblent presque aussi perdus que les miens dans cette bulle suspendue où tout se tait, sauf l'écho de nos respirations.
Ses cheveux, légèrement en bataille, tombent en mèches désordonnées autour de son visage, comme s'il venait de se lever. Ses épaules se soulèvent avec une respiration un peu trop rapide, trop agitée, comme s'il venait d'effectuer un effort ou... comme s'il luttait contre quelque chose à l'intérieur de lui-même, quelque chose de plus fort que la nuit. Il n'a pas l'air d'avoir dormi. Pas vraiment.
Je pourrais dire quelque chose. Briser ce silence lourd et étouffant, qui pèse comme un secret qu'on garde trop longtemps. Trouver une phrase, une réponse, n'importe quoi pour combler l'espace entre nous. Mais je ne fais rien. Rien du tout. Parce que parfois, les mots sont comme des invités indésirables, prêts à s'imposer là où le silence a trouvé son propre confort.
Je le regarde, et il me regarde. Le temps semble suspendu, chaque battement de cœur est amplifié, chaque respiration devient un écho dans le vide. Puis, dans un souffle, presque imperceptible, il finit par lâcher, comme s'il avait attendu un moment propice :
— Toi aussi, t'arrives pas à dormir ?
— Non, pas vraiment.
Rien de plus. Pourtant, ces simples mots suffisent à faire naître un instant d'intimité fragile entre nous. C'est suffisant pour rendre cet échange moins étrange. Il s'avance légèrement, son corps encore figé dans une hésitation palpable. Ses doigts se glissent dans ses cheveux dans un geste machinal, presque instinctif, mais maladroit.
— T'as froid ? demande-t-il enfin, brisant à nouveau le silence.
Je secoue la tête, mais la vérité, c'est que je ne suis même pas sûre de ce que je ressens. Le froid, la chaleur, l'étreinte de la nuit ou l'étouffement du jour, tout se mélange en moi, un cocktail d'émotions qui n'a ni nom ni visage. Ce n'est ni l'un ni l'autre, mais peut-être un peu de tout ça à la fois. Mais je ne dis rien, parce que parfois, les mots ne suffisent pas à décrire ce qui gronde là, au fond.
Ørjan lève les yeux vers le ciel, cette lumière qui ne parvient jamais à se décider entre le jour et la nuit, un éternel flirt entre l'obscurité et cette lueur fragile qui semble s'accrocher à la terre comme un dernier soupir. Il inspire profondément, comme s'il espérait y trouver quelque chose d'important — une réponse, peut-être, ou cette vérité insaisissable qui se cache juste là, dans cette lumière qui persiste obstinément. Puis, ses yeux redescendent vers moi, cherchant sans doute une résonance à ses pensées dans mon regard.
— Ça fait bizarre, hein ? Cette lumière qui s'accroche. Comme si la nuit refusait vraiment d'exister. Je crois que je m'y habituerai jamais...
Je hoche la tête, comme une évidence. Il a raison. Ici, la nuit n'est jamais totalement là. Elle hésite, s'effleure, comme si elle avait des choses plus importantes à faire. Elle est entre deux, un peu comme cet espace où on se trouve avant de faire un choix, un souffle suspendu dans l'air.
Tout reste en équilibre, entre deux mondes.
Un peu comme moi.
Un peu comme nous.
Nous.
Et là, soudain, j'ai l'impression qu'il n'y a pas de meilleure métaphore pour ce qu'on vit. Une nuit qui refuse de se coucher, un jour qui peine à se lever... Un peu de chaos, un peu d'espoir. Et pas mal de confusion aussi, mais ça, on s'y fait.
— Tu veux marcher un peu ? demande-t-il soudainement, la voix plus douce, plus incertaine.
Il ne me force pas. Il ne me presse pas. Il me laisse le choix, comme si chaque décision lui appartenait autant qu'à moi. Je le regarde un instant, l'éclat pâle du ciel se reflétant dans ses yeux, une lumière étrange et irréelle, comme si le ciel et la terre se confondaient dans une danse délicate entre l'aube et la nuit. Et avant même que mes pensées n'aient eu le temps de se poser, sans vraiment réfléchir, je réponds :
— Oui.
Il esquisse un sourire, un léger mouvement, presque timide, comme si le monde entier pouvait s'arrêter dans ce geste. Puis, sans un mot, il commence à marcher, et je le suis. Nous marchons côte à côte, nos pas résonnant doucement sur le sentier forestier. Le silence entre nous n'est pas lourd, pas gênant. Non. Il est rempli de non-dits, de choses qui se sont effleurées sans jamais se dire, de tous ces possibles suspendus dans l'air, et de tout ce qui pourrait encore se dire, sans qu'on ait le courage de l'avouer. C'est un silence qui en dit plus que n'importe quel mot.
L'air est frais, presque électrique, et chaque souffle semble se fondre dans la quiétude profonde de la forêt. Les rayons de la lune et du soleil se battent en silence, effleurant les cimes des arbres, projetant des ombres longues, presque irréelles, sur notre chemin. La lumière, cette lumière douce et dorée, se mêle à l'ombre, et enveloppe tout d'une brume légère et onirique, comme si le monde entier était suspendu dans un entre-deux. Tout paraît plus net, plus vivant. Ørjan est là, juste à côté de moi, et c'est étrange comme cela semble... naturel.
Il ralentit légèrement, comme s'il s'ajustait à mon rythme, comme si chaque pas était une synchronisation imperceptible entre nos corps. Puis, sans un mot, il tend la main. Une invitation discrète, mais pleine de sens. Mon regard glisse lentement vers ses doigts, hésitant, une fraction de seconde, comme si le temps s'arrêtait pour me laisser décider. Et dans ce flottement, sans réfléchir davantage, ma main s'y pose. C'est une évidence, un geste instinctif, comme si le monde entier avait attendu ce simple mouvement pour continuer à tourner. Sa prise est douce, mais sûre. Une chaleur subtile contre ma paume, un frisson qui me parcourt, se logeant dans chaque fibre de mon être. Un geste simple, et pourtant tellement bouleversant. Comme un monde en soi, tout entier contenu dans la douceur de sa main.
Nous avançons ainsi, main dans la main, et ce geste, ce petit geste, suffit à tout sceller, à effacer tous les doutes. Il n'y a plus d'incertitude, plus de cette frontière floue entre deux âmes qui hésitent. Tout autour de nous semble se suspendre, le monde figé dans l'attente, laissant place à ce moment suspendu, parfait. Ce n'est pas juste un moment parmi d'autres. Ce n'est pas une simple promenade dans la nuit. Non. C'est une promesse sans voix, une déclaration muette mais puissante, un « je suis là » chuchoté dans l'obscurité. C'est une officialisation discrète, mais totale, de ce que nous sommes. Pas un « lui » ou un « moi », mais un véritable « nous ».
Le sentier s'élève légèrement, et Ørjan me guide, ses pas assurés et lents, vers un promontoire rocheux qui surplombe le lac. L'eau, en contrebas, miroite sous les dernières lueurs du jour, sombre et argentée à la fois, ondulant sous la brise légère. L'immensité du paysage m'étreint, me serre, m'apaise. C'est comme si tout autour de nous s'effaçait, ne laissant que ce moment, cette connexion fragile et profonde.
— C'est beau, soufflé-je.
— Comme toi.
Sa voix se fait plus basse, plus intime, comme un secret suspendu entre l'air et la terre, un murmure que seul ce moment pouvait contenir. Et quand je me tourne vers lui, je me retrouve happée par ce regard. Ce regard qui me traverse, qui m'enveloppe, et qui, dans son silence, trouve une manière de m'apaiser et de m'embraser tout à la fois. Un regard qui dit tout sans prononcer un mot, qui murmure des vérités invisibles, qui dépasse tout ce que ses lèvres pourraient exprimer. Il n'a même pas besoin de parler pour que je le ressente dans chaque fibre de mon être. Je devrais être intimidée. Après tout, il y a tellement de choses dans ce regard. Un mélange d'espoirs silencieux, de fragilité et de désir, de mots non dits, de promesses effleurées. Mais je ne le suis pas. C'est comme si, dans cet instant suspendu, tout ce qui comptait, c'était cette simplicité pure, cette vérité non formulée qui flotte entre nous, légère, mais tellement présente.
— J'aime bien être avec toi, dit-il simplement.
Une évidence, presque banale. Et pourtant, c'est là que tout se joue. Une confession sincère, qui me touche plus profondément que n'importe quel discours. Chaque mot résonne en moi, comme une caresse, comme une promesse silencieuse, un engagement fragile mais intense. Il n'a pas besoin de dire plus. Ses gestes, sa simple présence à mes côtés, font que tout le reste devient insignifiant. Alors, sans un mot, et sans jamais lâcher sa main, je me rapproche de lui. Chaque mouvement est lent, presque suspendu, mes pas hésitants mais sûrs de ce que je ressens au fond de moi. Son bras frôle le mien, et dans cette nuit qui semble à la fois présente et absente, entre la lumière douce et l'ombre qui se fait complice, nous sommes là, ensemble. Deux âmes dans un espace où il n'y a plus rien d'autre que cette tension palpable, légère comme un souffle. Comme si le monde avait cessé d'exister, s'effaçant derrière l'écho doux de cet instant fragile et parfait.
Un souffle léger fait frémir la surface du lac en contrebas. Le silence qui nous entoure est d'une profondeur presque palpable, une mer calme où chaque petit bruit semble déformer l'instant. Les feuillages murmurent, l'eau s'écrase doucement contre les rochers, tout est suspendu, l'univers replié sur ce moment fragile où même le vent semble hésiter. Chaque seconde s'étire, comme si le monde entier, dans un souffle commun, retenait son souffle avec nous.
Ørjan ne bouge pas. Mais moi, je le sens. La tension dans ses doigts, toujours entrelacés aux miens, légère mais insistante. Un tremblement infime, comme un secret qu'il cache derrière cette peau trop calme. Je sais que ce n'est pas facile pour lui, cette proximité, cette vulnérabilité qu'il laisse transparaître malgré lui. Ce lien, fragile mais fort, qui se tisse doucement entre nous.
Je l'observe, mes yeux cherchant un reflet de ce qu'il ne veut pas dire. Dans la lueur pâle du ciel, je vois ses iris clairs, aussi nets que l'aube, se poser sur moi, capturant chaque mouvement, chaque respiration. Il passe de mes lèvres à mes yeux, puis revient, une sorte de combat silencieux entre ses désirs et ses doutes, entre ce qu'il veut et ce qu'il craint.
— Tu es en train de réfléchir, dis-je dans un murmure, presque comme un constat.
— Oui.
Un rictus furtif effleure ses lèvres, un sourire si bref qu'il semble presque irréel. Comme un secret qui aurait glissé par accident avant qu'il ne puisse le rattraper. Je penche légèrement la tête, une curiosité douce s'éveillant en moi.
— À quoi ?
Il inspire profondément, son regard se perd un instant dans le vide, comme s'il pesait chaque mot avant de les laisser s'échapper. Puis, d'une voix plus basse, comme un murmure qu'il n'aurait pas vraiment prévu de partager, il finit par dire :
— À comment ne pas tout gâcher.
Mon cœur rate un battement.
Le monde autour de nous semble se suspendre, figé dans cette fraction de seconde trop pleine de tout. L'air devient plus épais, comme si chaque particule portait le poids de ses mots. Je devrais dire quelque chose. Trouver une phrase rassurante, quelque chose de léger, de fluide. Lui dire que moi aussi j'ai peur. Que moi aussi, j'avance à tâtons. Mais rien ne vient. Les mots restent coincés quelque part entre ma poitrine et ma gorge, trop fragiles pour briser ce silence. Alors, je fais la seule chose qui me semble juste : je serre un peu plus fort sa main. C'est un geste simple, presque banal. Mais ici, maintenant, dans cet instant suspendu, il prend une autre dimension. Il devient une promesse silencieuse, une ancre dans un océan d'incertitude.
Ørjan baisse les yeux vers nos doigts entrelacés. Je m'attends presque à ce qu'il se rétracte, qu'il prenne du recul, qu'il se réfugie derrière cette pudeur qui lui colle à la peau. Mais au lieu de ça, son pouce effleure ma peau dans un mouvement si léger qu'il en devient presque irréel. Un geste inconscient, mais chargé de tout ce qu'il ne dit pas. C'est comme s'il me laissait sentir qu'il est là, tout près, sans qu'il n'ait besoin de plus.
— Je veux essayer, finit-il par souffler, à peine plus fort qu'un soupir.
— Moi aussi.
Les mots s'échappent de moi avant même que je n'aie eu le temps de les peser. Ils glissent, simples, évidents. Et pourtant, quand il relève brusquement la tête, son regard accroche le mien avec une surprise brute, presque incrédule. Il y a cet éclat, fugace, une question suspendue entre nous, qui ne franchit pas ses lèvres.
— Vraiment ?
Je laisse échapper un petit rire, ce genre de rire qui n'est qu'un souffle, aussi fragile que la certitude que j'essaie d'afficher.
— C'est si difficile à croire ?
Il marque un temps, comme si les mots luttaient en lui pour prendre forme. Son silence est un champ de bataille, et je le regarde se débattre contre ses pensées invisibles. Puis, enfin, il lâche, d'une voix si basse qu'elle pourrait se fondre dans la brise nocturne :
— C'est juste... que tu es toi.
Rien de plus. Pas d'explication, pas d'argumentaire. Juste ça. Et pourtant, je comprends. C'est juste moi. Moi, qu'il n'aurait peut-être jamais imaginé là, à ses côtés. Moi, avec mes contradictions, mes doutes et mes maladresses. Moi, qui devrais probablement avoir un millier de raisons de me défiler, et qui pourtant reste là, ancrée dans son regard, l'écho de ses mots vibrant encore dans l'air.
Un silence s'étire alors, doux et léger, comme un voile qui se pose entre nous, un souffle suspendu dans l'air nocturne. Je sens la chaleur de sa main dans la mienne, une chaleur discrète, à peine là, et pourtant si présente. Une connexion silencieuse, qui, malgré la fragilité du moment, me donne l'étrange sensation d'être plus entière. Puis, lentement, prudemment, Ørjan se rapproche. Juste un peu. Suffisamment pour que je perçoive la retenue dans ses gestes, ce mélange d'hésitation et de certitude. Nos souffles se mêlent, hésitants, comme une danse que nous ne savons pas encore mener, une exploration timide d'un inconnu que nous voulons pourtant effleurer du bout des doigts. L'espace entre nous s'amenuise, imperceptiblement. Mais il attend quelque chose. Un signe, un mot, un mouvement.
Alors, doucement, avec cette certitude tranquille qui s'est ancrée en moi depuis que mes doigts ont trouvé les siens, je ferme les yeux. Je laisse le monde autour s'effacer. Et je comble le dernier centimètre qui nous sépare.
Le froid nocturne glisse sur nous, léger mais bien réel, nous rappelant au mouvement. Un dernier regard échangé, un silence chargé de mille pensées, puis, sans un mot, nous reprenons le chemin de la hytte d'Ørjan. Nos pas crissent à peine sur l'herbe sèche, avalés par la nuit. Le vent se faufile entre les branches, jouant avec les feuilles comme une mélodie trop discrète pour être saisie, et tout semble suspendu, fragile, comme un rêve dont on craint le réveil. Comme si, en y pensant trop fort, il pouvait s'effacer.
Il ouvre la porte sans un bruit, dans un geste mesuré, presque révérencieux, comme s'il ne voulait pas briser ce qui nous entoure. Il me laisse entrer en premier. L'air à l'intérieur est plus chaud, enveloppant, une caresse contre la fraîcheur de la nuit. Une odeur familière flotte autour de moi, un mélange de bois, de linge propre, et de quelque chose d'indéfinissable, mais qui, à cet instant précis, semble n'appartenir qu'à moi.
Je me dirige presque instinctivement vers le lit, une place unique, étroite, mais qui, à cet instant, ne me semble plus du tout insuffisante. Ce petit espace semble avoir été conçu juste pour nous, pour nous réunir, même si cela paraît étrange. Ørjan referme la porte derrière lui et me rejoint, un peu hésitant, comme si, à chaque mouvement, il cherchait à ne pas trop perturber ce fragile équilibre.
— Tu es sûr que ça ne te dérange pas ? murmure-t-il en désignant le lit, sa voix presque une caresse, effleurant l'air entre nous.
Je souris, me sentant soudainement plus calme, et m'assieds sur le matelas avant de remonter mes jambes sous la couverture, cherchant la chaleur, une chaleur que je n'avais pas anticipée mais qui me réconforte.
— Si ça me dérangeait, je ne serais pas déjà installée.
Il reste un instant figé, ses yeux à la fois inquiets et hésitants, avant qu'un souffle amusé ne lui échappe, et sans un mot, il me rejoint. Il s'allonge à côté de moi avec une prudence exagérée, comme s'il avait peur de prendre trop de place dans ce petit univers clos. Je le sens tendu, comme s'il n'osait pas encore se laisser aller à cette proximité.
Ce n'est qu'à ce moment-là que je remarque une petite ombre entre les draps, nichée contre l'oreiller. Une chauve-souris en peluche, usée par le temps, mais précieusement conservée, comme un secret d'enfance trop doux pour être abandonné. Un sourire naissant au bord des lèvres, et j'indique la peluche du menton, sans un mot.
— Nocturne, soufflé-je, une tendresse étrange dans la voix.
— Oui.
Un battement de silence. L'instant est fragile, suspendu entre nous comme un fil tendu au-dessus d'un vide que ni l'un ni l'autre n'ose nommer. Je tends la main et du bout des doigts, j'effleure le tissu doux, légèrement élimé, un vestige d'innocence qui semble porter en lui toute une histoire.
— Je peux ?
Il hésite, à peine une seconde, un flottement imperceptible où je devine l'enfant qu'il a été, l'enfant qu'il est peut-être encore, quelque part sous la surface. Puis, dans un souffle presque résigné, il acquiesce. Je prends Nocturne avec une délicatesse involontaire, et sans vraiment réfléchir, je la glisse entre nous, comme un minuscule talisman, un pont silencieux qui dit plus que n'importe quel mot.
Ørjan l'observe, une lueur indéfinissable dans le regard, comme s'il la voyait pour la première fois sous cette lumière. Puis, lentement, son attention remonte vers moi. Il semble chercher quelque chose dans mes yeux, une réponse, une permission peut-être. Quelque chose serre légèrement ma poitrine – ce regard, cette hésitation, cette pudeur presque enfantine.
Alors, sans y penser, je me rapproche. Ma tête trouve naturellement sa place contre son épaule et, d'un coup, tout devient plus simple. Plus doux. Le monde extérieur se brouille, s'efface dans l'arrière-plan. Il ne bouge pas tout de suite, figé dans cet instant où l'on hésite à briser un équilibre trop parfait. Puis, lentement, précautionneusement, ses bras viennent m'enlacer. Un geste timide, mais sincère. Une chaleur discrète, mais enveloppante. Quelque chose d'infiniment tendre, d'infiniment réel.
— Bonne nuit, murmure-t-il enfin, sa voix douce, à peine plus forte qu'un souffle.
Je ferme les yeux, me laissant porter par cette chaleur tranquille, cette sensation rare d'être exactement là où je devrais être. Son corps tout près, son souffle paisible, et ce battement sous ma joue, régulier, rassurant, comme une mélodie que je pourrais écouter toute la nuit. Je pourrais rester ainsi des heures, me fondre dans cet instant, suspendre le temps, oublier que le reste du monde existe.
— Bonne nuit, Ørjan.
Et pour la première fois depuis longtemps, alors que mes pensées s'effacent doucement, je m'endors sans peur du lendemain.
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Chers lecteurs, chères lectrices,
J'espère que vous allez bien ! ✨
Si ce chapitre vous a enveloppé(e)s dans une bulle douce et suspendue, c'était exactement l'intention. Ce moment figé entre Ørjan et Amalie, c'est cette parenthèse où le temps s'étire, où les non-dits résonnent plus fort que les mots. Un instant de chaleur avant que la réalité ne vienne frapper à la porte (ou qu'Henrik débarque sans prévenir 😆).
Dites-moi, est-ce que vous aussi, vous avez déjà vécu un de ces matins où vous auriez voulu appuyer sur "pause" juste un peu plus longtemps ? Où le monde extérieur pouvait bien attendre, tant que cet instant restait intact ? 💭🌙
Un immense merci pour votre soutien, vos réactions et vos messages. Vous êtes incroyables ! 🤍 Hâte de lire vos réponses en commentaire !
On se retrouve la semaine prochaine... et la tranquillité risque de ne pas durer. 👀🔥
A.E. 💖