Oh, ma tête… Qu’est-ce que j’ai mal...
Je me masse les tempes, puis je tâtonne à la recherche de mon téléphone portable, pour consulter l’heure. Il doit être tard car, même à travers mes paupières closes, la lumière m'aveugle. Je devrais déjà être en cours. Pourquoi est-ce que personne ne m’a réveillé ? Si je me fie à la lumière, le majordome de la maison aurait déjà dû frapper à ma porte. Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui il tolère du retard ? Est-ce que Père est en déplacement ? Est-ce qu’il espère qu’ainsi je n’irais pas courir et que je serais moins musclé ? Est-ce qu’il faut vraiment que j’ouvre les yeux, bon sang ? Je n’ai jamais eu aussi mal à la tête, je crois. Et où est-ce que j’ai mis mon téléphone ?
À ma gauche, à l'endroit où devrait se trouver ma table de chevet, je ne sens rien que l’édredon, moelleux puis ferme, lisse et… chaud ?
Je crie. Je hurle, même, peut-être. Je me redresse d’un seul mouvement et j’ouvre les yeux, et…
— J… Ja… Jasper ?
Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Dans mon lit ? Ma tête va exploser. Qu’est-ce que j’ai fait hier soir ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Et… ce n’est même pas ma chambre, d’ailleurs.
Ma poitrine se resserre, j’ai du mal à respirer. Jasper s’est réveillé en sursaut, mais il a l’air beaucoup moins paumé que moi, cet imbécile. Beaucoup moins paumé, et tout à fait nu. Putain, qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce que je fais là ? On est où, là ?
Je me débats avec les draps, il faut que je sorte de là, il faut que j’efface ce qu’il vient de se produire, ce qui me revient par flashes alors que je me tortille pour me redresser, ce dont je ne dois surtout pas me souvenir, que personne ne doit savoir, jamais, sinon… Sinon je suis fini. Il faut que je rentre chez moi, que je… je…
— Markus ?
— …
— Markus, est-ce que tout va bien ?
Ça y est, je suis debout, et je tire brusquement la couette à moi, parce que je suis aussi nu que lui. Nu, et collant. Et j’ai mal partout. Est-ce que j’ai la grippe ? J’ai mal à la gorge, j’ai des courbatures aussi. Je me sens fiévreux, j’ai la migraine, et en plus je me suis levé beaucoup trop vite, je vois des étoiles et je me sens tout mou et…
— Markus !
***
Jasper dormait paisiblement. Étendu sur le dos, un bras replié sous la tête et un pied hors de l'édredon, il récupérait de sa longue nuit. Jusqu’à ce qu’un cri lui vrille les tympans. Il se redressa brusquement, dévoilant un ventre plat et bronzé.
Markus se tenait les tempes, bégayait, et surtout semblait complètement perdu. Il ne répondit pas à l’appel, pourtant paisible, de Jasper et bondit hors du lit, entraînant la couette avec lui. Il regardait partout autour de lui comme un lapin pris dans les phares d’une voiture, incapable de choisir dans quelle direction s’enfuir. Son partenaire d’une nuit essaya tant bien que mal de ne pas se laisser gagner par la panique qui semblait habiter son camarade. Il n’avait jamais paniqué dans ce genre de situation, et ce n’était clairement pas le moment de commencer. Il l’avait déjà fait. Il avait déjà eu affaire à des partenaire paniqués au petit jour. Il savait faire. Pourtant, quand Markus vacilla, Jasper mit une fraction de seconde à réaliser que la panique de son amant d’une nuit était violente à ce point-là.
Il se jeta en avant juste à temps pour empêcher la tête brune de se cogner au sol. Son jeune amant aurait probablement des bleus au flanc et à l’épaule, mais au moins il éviterait la bosse sur la tempe. Et puis ça n’était pas comme si la nuit qu’ils avaient passée ensemble n’avait pas déjà laissé des traces, de toute façon. Jasper sourit un peu en y repensant. Il n’avait jamais connu ça. Ses épaules étaient mordues, son dos strié de griffures et ses biceps portaient par endroits des marques bleutées, là où Markus l’avait serré trop fort.
Il glissa un bras sous le dos du jeune homme, un autre sous ses genoux, et le souleva aisément pour le déposer sur le matelas. Puis il le recouvrit du duvet qu’ils avaient partagé, puisque son amant d’une nuit semblait avoir quelques soucis avec la nudité au petit matin. C’était assez incroyable, compte tenu des récents événements, mais Jasper n’allait certainement pas s’en offusquer. Si Markus était pudique, il respecterait son besoin de rester caché. Sa panique n’était pas feinte, c’était certain : le jeune homme affichait toujours un calme olympien et une morgue qui dissuadait quiconque d’approcher. Rien ne semblait l’atteindre, ni le choquer, ni même l’intéresser, simplement. Alors le voir perdre tous ses moyens en découvrant ce qu’il s’était passé entre eux avait beaucoup surpris Jasper. Il s’était attendu à du mépris, de l’insolence ou de la froideur, pas à ce regard terrifié. Il ne comprenait pas ce qui avait pu se passer dans la tête de son amant, mais il n’était pas question que cela se reproduise.
Avec une moue amusée, le jeune homme chercha donc parmi les vêtements éparpillés au sol celui qui pourrait cacher la partie la plus saillante de son anatomie, afin de ne plus effrayer son camarade de promotion.
Ceci fait, il se rassit près du brun, et se surprit à lui caresser la joue. Les yeux clairs papillonnèrent un instant avant de s’ouvrir complètement. Jasper tenta un sourire ironique, en espérant que cela réactiverait les réflexes mordants de son camarade.
— Alors Princesse, on émerge ?
Le regard polaire qui lui répondit le dissuada de poursuivre sur ce ton. Il recula un peu, pour laisser à Markus la place de se redresser sur ses coudes. Il lui glissa même un oreiller sous la tête, mais ne fut récompensé que d’une bourrade.
— Éloigne-toi de moi !
La voix était aussi glaciale que les yeux gris. Jasper, pas surpris pour un sou, observait le jeune fils à papa se recomposer une contenance. Voilà qui était rassurant. Bientôt, Markus allait téléphoner chez lui pour qu'on lui envoie une voiture, pour peu qu’il sache où lui dire de venir. À moins qu'il ne dispose d’une application personnelle dans son mobile pour se faire géolocaliser par le GPS de leurs véhicules. C’était bien le genre d’une famille de ministre de la Défense.
— Tu ne te souviens de rien ? demanda quand même Jasper, devant l’air perdu que le jeune homme face à lui tentait désespérément de dissimuler.
***
— Eh bien, vas-y, éclaire-moi.
Je me redresse, et croise les bras sur mon torse. D’une part pour le cacher, mais aussi parce que je sais à quel point il faut être arrogant pour être écouté et obéi. Il faut donc que j’aie l’air absolument sûr de moi, voire un peu méprisant, que je me tienne droit, que ma voix ne tremble pas et que mon regard soit sévère. Que je sois ce qu’on attend de moi. Du fils cadet du Ministre de la Défense.
Des yeux, je cherche mon téléphone. Je remarque alors les vêtements. Il y en a dans tous les sens. Où diable ai-je pu abandonner mon appareil ? Et pourquoi le sac avec mon ordinateur et ma tablette pour les cours est-il posé dans l’entrée de la chambre d’hôtel ? Nous sommes à l’hôtel, pas chez lui, donc. Quel soulagement ! Au moins, les témoins de cette sordide affaire seront plus faciles à faire taire, si jamais l’un de nous a été reconnu. Chez lui, ça doit grouiller de journalistes en permanence !
— Tu as eu tes chaleurs à la fin du cours d’économie militaire. Tu émettais assez de phéromones pour retourner le cerveau de la moitié des Alphas de la classe.
J’ouvre la bouche pour répliquer, mais il me devance encore :
— Tu as fait exprès de ne pas prendre de suppresseurs ? C’est dangereux, tu sais ? Tu voulais te faire agresser ?
Il faut que je réponde. Et vite. Je cherche mes mots. Je ne sais pas. Il faudrait… Il faut qu’il se taise ! Oh, mon dieu, ma tête… La pièce se remet à tourner autour de moi et des points noirs dansent devant mes yeux. Je ne peux pas m’évanouir encore. Ce n’est pas possible. Il faut absolument que je tienne bon. Que je me contienne. Et surtout que je réponde à ses accusations !
— Je ne peux pas avoir de chaleurs. Je suis récessif. Plus que récessif même.
Invendable, à vrai dire. Je suis raté, loupé, l’échec de ma famille. Tout le monde le sait, cela se voit même à la forme de mon corps. Pourquoi est-ce qu’il essaie de me faire croire l’inverse, bon sang ? Je vais suffoquer. J’ai l’impression que l’air n’entre plus dans mes poumons. Il se rapproche, il va me toucher et j’essaie de le repousser, mais je me sens faible. Inutile, comme toujours. Bon à rien, mon corps cède et je me sens partir.
Une odeur délicate m’enveloppe et le brouillard se lève immédiatement dans mon cerveau. Jasper me tient dans ses bras. Je tente de me débattre à nouveau, mais il ne m’obéit pas. Je déteste ça. J’ouvre la bouche, mais il me coupe la parole :
— Laisse-toi faire et respire calmement.
Je me sens idiot, mais c’est moi qui cède et obéis. La fragrance délicieuse d’une gaufre au caramel en bord de mer m’envahit. C’est iodé, légèrement sucré, presque aussi piquant que le vent d’hiver autour de notre manoir en Bretagne. Et c’est lui qui produit cela.
Pour la première fois de ma vie, à vingt-sept ans, je sens les phéromones d’un alpha.
***
— Tu te sens mieux ?
Jasper relâcha légèrement son étreinte, pour observer le visage plus détendu de son vis-à-vis. Le jeune homme semblait plus calme, et était déjà en train de se recomposer un masque d’arrogance.
Lui faire admettre que des phéromones avaient pu agir sur lui et l’apaiser était assez improbable. Et pourtant.
— Oui. Lâche-moi maintenant.
Jasper ne put que s’exécuter.
— Tu te souviens, à présent ?
Markus secoua légèrement la tête, comme pour rassembler ses pensées.
— Juste que j’étais un peu fiévreux depuis le matin, mais que je ne voulais pas louper les cours. Pas envie d’aller chez le médecin subir des tests. Et j’avais un début de migraine.
Jasper se leva, pour laisser à son aîné le temps de reprendre ses esprits. Il ouvrit la bouteille d’eau en verre posé sur la table basse et en servit un gobelet qu’il apporta à Markus.
— Ce sont des symptômes courant à l’adolescence.
Un regard noir dissuada Jasper de poursuivre son exposé sur les tendres années des personnes alphas et omégas. Ces derniers différaient du reste de la population. Si à l’aube de l’Humanité, ce marqueur génétique avait pu avoir une utilité, cette dernière s’était perdue au fil des générations, et à présent cela servait surtout à diviser la société. La recherche médicale avait surtout avancé dans l’aide à la gestion des périodes de chaleurs des Omégas, car hommes comme femmes pouvaient porter un enfant. La contraception alpha était aussi un médicament à la pointe de la technologie médicale, car les accouplements pendant les chaleurs avaient un taux de fécondité proche de 100 % et certains pays protégeaient les Omégas en leur permettant d’exiger une pension alimentaire à l’Alpha qui était le père biologique de leur enfant. Pas la France, cependant. Markus était bien placé pour le savoir, son père était le bras droit de la Présidente à vie depuis trente ans. Pourquoi avait-il pris un risque aussi insensé ?
— Bref. À la fin du cours d’économie militaire, tu émettais assez de phéromones pour faire perdre la tête à la moitié des gens de la classe. J’étais pas loin, je t’ai couvert. Mes phéromones sont assez puissantes pour… disons dissuader même tes potes de venir voir ce que tu avais. Ensuite je t’ai juste conduit à l’hôtel, et quand j’ai voulu sortir pour aller t’acheter des suppresseurs, tu m’as… retenu.
Jasper eut une petite moue amusée, et une lueur égrillarde éclaira un instant ses yeux bruns, puis il ajouta :
— Ne t’inquiète pas, j’ai pris les précautions d’usage.
Du menton, il indiqua la plaquette de pilules contraceptives et la boîte de préservatifs sur la table de chevet. Il n’avait pas pu s’en empêcher. Bien sûr, Markus avait paniqué, mais il semblait avoir retrouvé son habituelle arrogance. Ou bien est-ce qu’il la feignait ? Il ne réagissait toujours pas. Était-il figé par la surprise, ou bien décidé à ne plus adresser la parole à son camarade, par mépris ? Jasper hésita un instant, car il avait bien compris que Markus ne souhaitait pas qu’il s’approche de lui. Pourtant, il le fallait bien : l’Oméga semblait perdu dans ses pensées. Alors il glissa le verre d’eau dans sa main, avant de ramasser le téléphone portable de son camarade sur le sol pour le poser près de lui.