J’ai le tournis.
Juan a une personnalité solaire, il donne l’impression de vivre toutes ses émotions avec une intensité incroyable. Il me subjugue.
Je n’ai rien pu dire, rien pu faire : il m’a entraîné dans toutes les enseignes qu’il jugeait utile de visiter, avec Jasper et Julie à la remorque. Puis, il me posait des piles de vêtements dans les bras et me poussait vers les cabines d’essayage.
À chaque fois, il tapait dans le mille. Il trouvait toujours la pièce qui me plaisait le plus, toujours dans la bonne taille, et le bon coloris. Noir, donc. Ou blanc, ou gris. Enfin, il a accompli l’exploit de me faire acheter une chemise rouge sombre « allez, un peu d’excentricité Markus, que diable ! ».
J’ai réussi à sourire. Et à lui être franchement reconnaissant, quand il a sélectionné des foulards pour assortir à chaque tenue, même le bermuda de bain – un chèche bleu marine –, même les vêtements de sport – un tour de cou anti-UV.
Mais maintenant, je suis fatigué. Une flopée de sacs gît sur la banquette arrière de la voiture de Jasper, et le moteur ronronne. Il roule à vive allure sur l’une de ses voies rapides qui traversent la Bretagne, en direction de la pointe Finistère. Je bâille. Je me pelotonne un peu dans le siège, sans parvenir à trouver une position confortable. Je me sens lourd. Ma tête, surtout. Le babil incessant de Juan m’a épuisé, même s’il était chaleureux et bienvenu. Distrayant. Pendant les quelques heures que l’on a passées ensemble, je n’ai pas pu penser à ma situation ni à la peau de mon cou qui me gratte plus que jamais.
Je presse mes doigts entre mes genoux, pour m’empêcher d’y toucher.
Je ferme les yeux. Je me cale contre l’appui-tête. Je somnole comme je peux. La grande main de Jasper englobe délicatement ma joue, il m’attire contre son épaule, sans lâcher la route du regard. Je me laisse faire, même si je crois que c’est bien moins confortable que l’appui-tête. Ou peut-être… pas…
Je me réveille parce que la voiture ralentit. J’ai dormi contre lui. Encore. Je me redresse. Il ne quitte pas la chaussée des yeux, ou alors un instant si bref que je ne le remarque pas, mais il murmure :
— Bien dormi ?
— Mmh oui. Désolé.
— Ne le sois pas. Tu en avais besoin, c’était crevant cette séance de shopping, pas vrai ?
Il profite d’être arrêté à un feu rouge pour se tourner vers moi, il glisse les doigts dans mes cheveux pour écarter une mèche de mes yeux.
— J’espère que tu ne m’en veux pas, j’ai abandonné la voie rapide un peu plus tôt que je ne l’aurais pu. J’aime prendre la route côtière pour arriver à la maison.
— Bien sûr que non. Je fais pareil lorsque je vais à Dinard.
Il me sourit, et redémarre. Nous traversons un village où toutes les habitations semblent de granit et bordées d’hortensias bleus, et bientôt nous apercevons la mer. Il coupe la climatisation et nous ouvrons grand les vitres, pour respirer l’odeur iodée de l’océan. La fin du trajet est douce,[1] et contemplative. Nous arrivons chez lui par le chemin des écoliers.
La maison est sublime. Plus petite que leur résidence parisienne, la villa Tahéal reste une belle propriété, perchée au-dessus d’une crique où l’Atlantique drape les rochers d’écume. Toute de bois, elle est discrète, on la devine à peine depuis la plage en contrebas. Elle a été conçue pour s’intégrer au paysage. Pratique et fonctionnelle, on sent que la famille vient là pour avoir une vraie coupure avec le quotidien parisien. Côté terre, de la lande, de la pierre, et un chemin goudronné qui rallie la route du village. Côté mer, une jolie façade de bois, sur deux étages, avec une grande terrasse et des balcons. Il doit être bon de boire son café face à l’océan au matin. Ou de regarder le soleil s’y coucher le soir.
En passant, Jasper m’indique le sentier côtier, qui par la gauche descend vers la crique la plus proche, belle et sauvage, et par la droite rejoint la plage communale à quelques centaines de mètres, où il se rend quotidiennement pour surfer.
Puis il m’entraîne à l’intérieur pour me faire visiter.
J’aime cette maison. On entre directement dans la pièce de vie, à la fois cuisine, salle à manger, et salon devant une baie vitrée. Je m’y avance pour regarder la vue. Jasper l’ouvre toute entière, et le vent du large, apportant un puissant effluve de varech, s’engouffra dans les voilages clairs. Je fronce le nez. Je n’avais pas senti cette odeur depuis longtemps, elle est lourde, un peu âcre, mais c’est celle de la mer que j’aime et… celle de Jasper, même si la sienne est bien plus délicate, et mêlée à celle du caramel. Je ferme les yeux. J’inspire à fond, les deux mains appuyées au garde-corps de la terrasse.
— Je vais faire le tour des chambres, pour aérer, je te laisse visiter ?
Je pivote brusquement sur mes talons, et me cogne presque dans mon Alph... camarade. Camarade, nom d’un chien, ce n’est pas mon Alpha ! Juste un ami qui m’aide et… oh bon sang, je ne veux pas réfléchir à ça maintenant.
— Je préfère te suivre, si ça ne t’ennuie pas. Je n’ai pas envie de… ça me met mal à l’aise de fouiner et…
Il rit un peu, et saisit un des sacs qu’il a déjà déchargé de la voiture.
— Alors viens, on commence par en bas !
Nous traversons le salon et le coin salle à manger. Derrière, un couloir dessert deux chambres et une petite salle d’eau. J’observe la pièce dans laquelle nous sommes entrés tandis que Jasper ouvre fenêtres et volets. Comme le reste de la maison, elle est meublée simplement. Les Tahéal semblent apprécier les matériaux nobles et les lignes épurées. Si leur demeure parisienne est toute de béton, de verre et d’acier, leur résidence de villégiature au contraire est de bois blanc et de tissus chaleureux. On sent que les lieux sont utilisés souvent, mais que l’on vient ici pour se vider la tête et rechercher du calme. C’est très apaisant. Je me tourne vers Jasper, qui ouvre le tiroir de la table de nuit et fouille dans le gros sac de plastique posé sur le lit pour en extraire des…
— Préservatifs, lubrifiant et contraceptifs d’urgence pour tous les genres.
Devant mon air interdit, il ajoute :
— Désolé si ça te heurte. J’ai toujours vu mes parents faire ça, depuis qu’on est adolescents, mes cousins et moi. Je crois que c’était une manière de nous faire comprendre que c’était à nous d’être responsables, quel que soit notre genre.
Il marque une pause, et me regarde d’une drôle de façon. Puis il ajoute :
— Ce qui ne les empêchait pas de mettre un petit coup de pression supplémentaire aux Alphas, parce que quand un Oméga est en chaleurs c’est à nous de veiller à ce qu’il ou elle ne coure aucun risque.
— Hein ?
Mince. Je secoue un peu la tête, parce que j’ai du mal à croire ce que je viens d’entendre. Il referme le tiroir de la seconde table de chevet, saisit le sac et m’entraîne avec lui dans son tour des lieux. Je cherche encore mes mots, pour exprimer plus convenablement ma pensée que par cet affreux borborygme, mais rien ne sort. Il a l’air de me comprendre néanmoins, car il reprend, alors qu’il recharge les tiroirs de la chambre suivante :
— Je sais que c’est quelque chose que tu n’as pas dû entendre souvent. Mais c’est comme ça que j’ai été élevé. Mes grands-parents maternels viennent d’un pays où les Omégas ont un statut bien plus égalitaire que chez nous, et ma famille paternelle est très progressiste, depuis toujours. J’ai beaucoup de chance.
— Moi aussi…
Le murmure m’a échappé sans que je ne puisse rien y faire.
— Ah ?
— Non, je veux dire… Pas ma famille, mais… Ahem. Toi. Je veux dire… que… que… de t’avoir rencontré.
***
— Ah.
Jasper détourna le regard, ne sachant que répondre à cette drôle de remarque. Il se sentait rougir, et franchement c’était inutile, et surtout pas le moment. Markus ne pensait qu’à l’amitié qui s’était nouée entre eux petit à petit, rien de plus. Et c’était déjà énorme, Jasper en était bien conscient. Markus n’avait pas d’amis. Pas d’aussi proches en tous cas, même en exceptant le sexe pendant les chaleurs. Alors il fallait se reprendre, et répondre.
— Merci.
Voilà. Simple et efficace. Jasper inspira une dernière fois et saisit le sac qu’il avait posé sur le lit. Tout comme lui, Markus semblait avoir été un peu dépassé par ce qu’il avait dit, mais il avait retrouvé une contenance bien plus vite. L’Alpha savait bien que son camarade était bien plus habitué que lui à taire toutes ses émotions, mais il en éprouva tout de même un peu de culpabilité. C’était lui l’Alpha. C’était lui qui devait gérer, protéger, être fort et infaillible.
Enfin, ça, c’était ce que la société véhiculait comme idée depuis toujours. Heureusement, Jasper avait appris à accepter ses faiblesses depuis longtemps, et même si son instinct le dominait parfois, il reprenait très vite le contrôle.
— Viens, passons aux étages, à présent.
Le premier accueillait les visiteurs avec un grand palier en mezzanine où l’on trouvait canapés, bar et billard et, plus au fond, un dégagement desservant deux chambres, où Jasper répéta le même rituel avant d’entraîner Markus au second.
— La chambre de tes parents ?
La suite, décorée avec bien plus de soin que les autres, semblait surtout un peu moins impersonnelle. Elle était composée d’abord d’un petit bureau simplement occupé par une table de travail sous la fenêtre, devant l’océan, et un canapé convertible. La chambre elle-même était grande, meublée d’un lit queen size, face auquel trônait une baignoire sur un espace carrelé (« Mes parents ont toujours adoré bavarder pendant que ma mère est dans son bain », expliqua Jasper). On y trouvait également un bureau, et un cabinet de curiosités qui renfermait quelques coquillages et bois flottés agencés avec goût. On accédait à une salle d’eau par le palier.
— Mmh, et la mienne. Ils ne viennent plus aussi souvent, maintenant, et s’ils passent alors que j’occupe déjà les lieux, on déplie le canapé-lit du bureau. Ils ne restent jamais plus d’une nuit où deux quand je suis là avec des amis. Tu peux prendre la chambre, je dormirais dans le canapé. Tu seras tranquille comme ça, elle est totalement isolée phoniquement. Tu n’entendras pas ceux qui veillent tard ou qui se lèvent tôt.
— Mais… tu…
Markus tortillait ses doigts, mal à l’aise. Jasper le regarda, et l’encouragea :
— Je ?
L’Oméga secoua la tête.
— Rien. Je ne veux pas te déranger et…
L’Alpha resta silencieux, conscient que Markus n’avait pas vraiment formulé ce qu’il avait sur le cœur. Et qui jaillit brusquement, chargé d’angoisse :
— Chez toi on dormait dans le même lit !
Jasper ouvrit la bouche, sidéré, et la referma de crainte de dire une ânerie. Il s’octroya le temps de sourire, et se rapprocha de son camarade pour l’enlacer. Fait surprenant, l’Oméga n’opposa aucune résistance. D’habitude, il avait toujours une fraction de seconde de tension avant de se laisser aller, comme si son instinct lui criait de se méfier et de fuir avant que la raison ne prenne le dessus pour lui signaler que ce n’était que Jasper, et qu’il n’y avait pas de danger. Ce dernier relâcha d’ailleurs une bouffée de phéromones, légères, et l’Oméga se détendit.
— Pardon. Je pensais que tu apprécierais de te retrouver seul.
— Je… Tu as raison. Je ne veux pas te déranger.
— Markus. Tu ne me déranges pas. Je préfère dormir avec toi, moi. C’est en toute bonne foi que j’imaginais que tu voudrais que je te fiche la paix.
Le jeune homme se sentit rougir quand il répondit d’une voix un peu étranglée :
— Non c’est… compliqué de dormir sans toi. Enfin je veux dire je… je me suis habitué et c’est… quand je devais rester chez moi c’était… je n’arrivais pas à…
— Tu n’as pas besoin de te justifier.
Jasper lui planta un baiser sur la tempe, et l’Oméga frissonna contre lui. Pensant que la brise bretonne en était responsable, il se détacha de lui le temps d’aller refermer une fenêtre. Il reprit, sentant le regard de Markus peser sur sa nuque :
— Allons finir de décharger la voiture. Je cuisinerai, après.