— Tu sens bon, Juan.
— Oh, merde !
Jasper releva un sourcil intrigué. C'était une drôle de réponse à un compliment, même du point de vue d'un Alpha épuisé par le manque de son partenaire de lien. Il plissa les yeux. Puis comprit, en voyant Juan plonger vers son sac.
— Je suis désolé Jas, ça devrait passer avec un ou deux cachets et je rentrerai chez moi dès que je ne diffuserai plus de phéromones.
— Pourquoi ?
— Comment ça pourquoi ? Je ne vais pas t'imposer ça mon chou, t'es déjà pas très en forme, t'as franchement autre chose à foutre.
— Pas tellement, à vrai dire. Et d'un point de vue très pragmatique...
Jasper referma sa main sur le poignet fin de Juan, empêchant celui-ci de glisser les gélules dans sa bouche.
— N'es-tu pas censé être mon Oméga aux yeux des glandus du gouvernement qui me surveillent ? Ça fait plus d'un mois que tu vis pratiquement ici. Quel Alpha serais-je, si je laissais mon Oméga en chaleurs sortir de chez moi pour aller les vivre seul ?
Juan grogna.
— T'as même pas de chambre d'ami, Jas, putain, c'est gênant hein. Et Markus, il en penserait quoi ?
— Markus a déjà été en chaleurs deux fois sans moi, la troisième est pour bientôt je pense. J'aimerais que les Alphas en qui il a confiance puissent l'aider, mais je ne sens pas de phéromones à eux sur ses fringues, et ça dure huit jours. Toi c'est plus court, non ?
— Putain, ouais. Huit jours, la vache... Le pauvre.
Jasper esquissa un sourire triste.
— Quand j'étais avec lui, c'était plutôt quatre ou cinq.
— Deux sans suppresseurs, une demie journée de fièvre et un ou deux orgasmes si j'en prends. T'inquiètes pas pour moi, Jasper, vraiment. Mais je... comprends la nécessité de rester ici, aussi. Je... j'irai m'enfermer dans la salle de bain ?
Jasper rit tout bas, et se pencha pour lui planter un baiser sur le front.
— Tu es adorable. Je n'aurais pas pu avoir de meilleur ami que toi en ce moment.
Juan avait un peu rougi, ce que Jasper mit sur le compte du début de la montée de fièvre. Il lâcha le poignet de son ami et se leva.
— Je t'apporte un verre d'eau. Et, Juan ?
— Mmh ?
— Je peux te faire jouir si tu as besoin. Vraiment. Ni Markus ni moi n'en serons dérangés. C'est pas un moment marrant à passer et je sais que je peux aider. D'autant qu'il n'est pas impossible que mes phéromones augmentent un peu l'intensité de tes chaleurs. Je suis désolé.
— Je suis vraiment très récessif, Jas. Personne n'a jamais réussi à provoquer mes chaleurs. C'est même pour ça que... Bref.
Il haussa une épaule, et goba les deux gélules qu'il avait en main avec une longue gorgée d'eau dont Jasper venait de lui tendre un verre.
L'Alpha se rassit près de lui, décapsulant deux bières avant de se saisir de la télécommande posée sur la table basse.
— Série ?
— Ouais. Un truc drôle, s'il te plait. J'en peux plus de penser à ce connard.
— Tu veux en parler ?
Jasper reposa la télécommande et se tourna à demi vers son ami, coulant sur lui un regard attentif, concentré autant sur ce que Juan pourrait avoir besoin de confier que sur le maintien sous contrôle de ses phéromones pour ne pas indisposer l'Oméga. Depuis que Markus était sorti de sa vie, depuis qu'il avait été malade de l'absence de son partenaire de lien, il lui arrivait de moins bien les maîtriser, et il s'exerçait constamment pour regagner cette capacité. Outre le fait que ses parents l'y exhortaient et même l'y entrainaient, comme lorsqu'il avait quinze ans, Julie le lui avait demandé aussi par l'intermédiaire de Juan.
Son amie lui manquait. Le dernier contact qu'elle avait eu avec lui était cette demande, il y a plusieurs semaines, et depuis elle avait complètement disparu de la circulation. Elle venait en cours et disparaissait dès la fin de ces derniers. Juan non plus n'avait plus de nouvelles, Julie l'avait rayé de la liste de ses amis depuis qu'il était officiellement en couple avec Jasper. Alors même que c'était elle qui l'avait poussé dans ses bras en expliquant bien qu'il ne s'agissait que de paraître. Jasper avait eu beau lui expliquer qu'elle agissait ainsi pour les protéger tous les deux, Juan n'en avait pas été informé par la jeune femme directement, et il en était froissé.
Il secoua la tête et se tourna vers l'Alpha, qui le regardait toujours avec intérêt... et qui sentait divinement bon, même sans relâcher aucune phéromone pour attiser le désir de l'Oméga. Rien que son odeur naturelle était à tomber, et Juan avait beau savoir que cette impression était due à l'acuité renforcée de ses sens à cause de ses chaleurs, il lui était difficile de ne pas y penser.
— Y'a pas grand-chose à dire. On a un gros écart d'âge. Il veut se poser et faire des enfants. Je suis récessif et étudiant. Il avait l'air ouvert d'esprit comme ça tant qu'il n'y avait rien de sérieux entre nous, genre que je couche avec Julie cet été ça lui faisait rien, mais dès qu'il a parlé de rendre les choses plus sérieuses entre nous, ce qu'il impliquait c'était que j'arrête mes études, que je vive à ses crochets totalement dépendant de lui comme un bon petit Oméga et que je lui fasse une chiée de gosses. Donc bon, merci mais non merci quoi. Alors quand je lui ai dit que j'étais vraiment très, très récessif il a conclu qu'on s'était bien amusé mais que maintenant si je pouvais récupérer mes affaires et me casser, ça serait mieux pour tout le monde.
— Je vois. Une raclure ordinaire, quoi.
— Ouais. Mais il avait raison sur un point : on s'est bien amusés. Et en plus il a mis une semaine à se rendre compte que j'avais gardé sa carte de crédit et il a pas eu les couilles de me demander de le rembourser. Il a juste fait opposition. Tu verrais la tronche de mon armoire, je sais plus où foutre les fringues. Ni le matériel de peinture. Et je te parle même pas des bouteilles de whisky tourbé.
Jasper gloussa. Depuis que Juan était revenu dans sa vie, il pouvait rire à nouveau. Markus lui manquait toujours autant. Il avait toujours l'impression que chaque jour n'était qu'une agonie vertigineuse. Mais au moins, grâce à son ami, il pouvait crever en se marrant, et ça, ça n'avait pas de prix.
— Au moins, tu n'es pas parti les mains vides. Ça lui apprendra, à ce gros naze.
— Ouais. Série ?
— Série.
Jasper ouvrit un bras et Juan vint se pelotonner contre lui, sa bière à la main. Une nouvelle forme d'intimité était en train de naître entre eux, et l'Alpha ne savait pas s'il devait s'en réjouir ou s'en inquiéter. Les phéromones de son ami se renforçaient et s'il avait en toute bonne foi envie de l'aider, son odeur le dérangeait de plus en plus. Elle n'était pas désagréable pourtant, plutôt florale, pas du tout écœurante. Mais elle n'était pas l'odeur de foin coupée et d'iode de Markus, et il avait l'impression qu'il ne pourrait plus jamais en adorer une autre. Et il espérait au fond de lui que Markus ne lui en voudrait pas d'avoir fait une telle proposition à leur ami. Ils n'avaient jamais évoqué la fidélité dans leur couple, la question ne s'était jamais posée, ils étaient l'un à l'autre de manière si exclusive que l'idée d'avoir d'autres partenaires, sexuels ou amoureux, ne leur était jamais venue. Mais le contexte était si compliqué que Jasper espérait que Markus raisonnerait comme lui. Que si lui pouvait accepter, voire même souhaiter, que son Oméga reçoive de l'aide pendant ses chaleurs, alors Markus ne lui en voudrait pas d'aider Juan, qui après tout payait de sa personne pour feindre le couple parfait avec Jasper.
Non, Markus ne lui en voudrait pas. S'il le revoyait un jour.
Il soupira.
Probablement plusieurs fois, ou un peu trop profondément, car les phéromones de Juan changèrent pour se faire plus apaisantes, et son ami tendit la main vers la télécommande pour mettre la série en pause. Les doigts fins de Juan se glissèrent dans ses cheveux et il lui massa les tempes.
— Il te manque, mon chou. T'as le droit de le dire, tu sais ?
— Il me manque à chaque instant, je vais pas en parler en boucle Juan.
— Certes. Mais là il te manque assez pour que tu émettes des phéromones... assez remarquables. Tu le désires tellement.
— Je sais. Je suis désolé. J'aurais pas dû te demander de rester je...
— Tu as très bien fait de me demander de rester parce que tu avais tout à fait raison, ça aurait pété toute notre couverture si j'étais parti passer mes chaleurs ailleurs. On n'avait peut-être pas prévu qu'on se provoquerait mutuellement à ce point, enfin je pensais pas que mes phéromones te feraient penser à lui si fort que tu te mettrais à en émettre aussi mais c'est pas grave, okay ? J'vais aller me branler sous la douche, toi dans ses fringues, et après ça ira mieux.
L'Oméga écrasa du pouce une larme qui roulait sur la joue de l'Alpha.
— Ça va aller, Jas. On va vous trouver une solution. Tu n'as pas idée de ce que votre situation est en train de faire bouger comme lignes. Moi non plus, d'ailleurs, mais je sais que ça va s'arranger. Bientôt. Tiens bon, mon chou, d'accord ?
— Je... Je suis désolé je... Putain je suis un Alpha je devrais pas...
De la paume, Jasper écrasait ses yeux pour en effacer les larmes. Il ne vit pas la taloche arriver derrière son crâne. Il redressa le nez et sa bouche s'ouvrit sur une protestation muette. Juan avait l'air mécontent.
— C'est la première fois que je t'entends dire une connerie aussi monstrueuse. J'espère que c'est la dernière. On va mettre ça sur le compte de la fatigue hein.
Jasper opina, une moue navrée sur le visage. Juan avait raison. Il n'avait jamais, jamais pensé que les Alphas devaient être plus forts, ou virils, ou ne pas avoir d'émotions négatives. Il n'avait jamais caché ses larmes, même lorsqu'il s'agissait de chouiner sur la fin triste d'une romance débile à la télé. L'absence de son Oméga lui faisait vraiment penser n'importe quoi. Il baissa le nez, honteux, et Juan l'attira entre ses bras pour lui faire un câlin. Jasper s'y abandonna, et sanglota dans le cou de l'Oméga, le nez sous ses cheveux arc-en-ciel.
Juan, le cœur battant, le laissa pleurer de tout son saoul, de longues minutes, avant de le repousser avec délicatesse.
— Je suis désolé, Jas. Il faut vraiment que je... J'aille sous la douche. Je vais te sauter dessus, sinon.
— Pardon. Je...
— C'est rien, mon chou. Arrête de t’excuser. T’y es pour rien, et j'ai l'habitude de me gérer.
L'Oméga se leva souplement et lui ébouriffa les cheveux avant d'aller s'enfermer dans la salle d'eau. Bientôt, Jasper entendit la douche fonctionner et les phéromones Oméga flottant si légèrement dans l'appartement lui firent aussitôt penser à celles de Markus et à la façon dont elles envahissaient tout l'espace, presque comme si elles se faufilaient jusque dans son cerveau.
Il écrasa une nouvelle larme, sourit un peu, et se leva à son tour, pour aller se jeter à plat ventre sur son lit, le nez dans les vêtements de Markus et une main dans son pantalon.