— Nom de dieu Jasper tu fais chier !
Juan, toujours aussi arc-en-ciel, était revenu dans la vie de l'Alpha, sans bien fournir de détails autres que « j'ai rompu avec mon mec, et tu as besoin d'un Oméga dans ton entourage proche pour qu'on pense que tu as tourné la page Markus ». Il n'avait pas cherché à en savoir plus, parce qu'il savait que moins il en savait, mieux c'était pour tout le monde. Même si ce flou permanent le fatiguait.
Du reste, il était content d'avoir au moins un de ses amis proches de retour près de lui. Il avait des difficultés considérables à agir comme si de rien n'était lorsqu'il se rendait à l'université et à sociabiliser avec son cercle habituel. L'aide de Juan avait donc été plus que bienvenue. Surtout lorsqu'il avait fallu expliquer à ses connaissances l'absence brutale de Markus, dont personne n'avait de nouvelles, nulle part.
Jusqu'à ces dernières semaines, où les fiançailles avaient été organisées en grande pompe et diffusées en direct à la télévision. Que Jasper avait donc refusé de regarder, et que Juan essayait de lui coller sous le nez.
— Mais je vois pas pourquoi tu veux me forcer à regarder ça merde ! C'est déjà assez difficile à vivre au quotidien, j'ai pas envie de me taper les photos officielles et l'interview exclusive sur la chaine gouvernementale !
— Putain mais qu'est-ce que t'es borné ! Je vais te coller les paupières à la glu pour que tu remarques enfin !
— Remarquer quoi ?
— Ah, quand même !
Juan pointa la photo officielle des fiançailles, celle reprise par tous les médias papier et en ligne. Le couple prétendantiel était sublime et harmonieux. Christopher portait un costume trois pièces rouge bordeaux, une chemise noire et cravate assortie. À son oreille brillait un clou d'or orné d'un diamant et son sourire était radieux. Markus était vêtu d'un costume plus rétro, d'un bleu nuit qui mettait ses yeux gris et sa peau pâle en valeur, et au lieu d'une cravate il portait un foulard de soie brodé d'or, pour cacher un minimum le collier de chasteté.
L'index impérieux de Juan pointait la gorge de l'Oméga, debout un demi pas derrière son Alpha, installé dans un confortable fauteuil comme sur un trône.
— Mais quoi ?
— Bon sang mais qu'il est con ! Regarde !
— Le foulard ? Ben oui, normal qu'ils cachent le collier, ça donnerait l'impression que Dompérain désavoue le Prétendant.
— Le foulard oui. Il est brodé, Jas. Avec des chats !
Jasper scruta l'image attentivement, le cœur battant. Il ne savait pas quoi penser de cette information. Elle lui brisait le cœur. Et le remplissait d'espoir. Mais surtout, elle lui brisait le cœur. Markus portait nonchalamment des chats sur ses photos officielles.
— Je vois. En effet. On dirait qu'il a tourné la page.
Le magazine s'abattit avec force sur sa tête.
— Ferme-la. Et regarde. Avec ton putain de cerveau, Jasper. T'es censé être intelligent. Je sors pas avec les débiles, même pour de faux, alors fais un effort, merde !
Juan le poussa dans le sofa et alluma la télévision, cherchant le replay de l'interview sur la chaine gouvernementale. Il la lança, et alla directement au passage qu'il désirait montrer à Jasper.
On y voyait Markus et Christopher assis confortablement dans un canapé, dans un studio d'enregistrement. La personne qui les interviewait était hors champs, mais on entendait une voix de femme demander avec curiosité :
— Le foulard que vous portiez le jour de vos fiançailles a été très remarqué, on dit qu'il est en rupture de stock chez son fabriquant depuis quelques jours. Vous avez une affection particulière pour les chats ?
— Oh...
Markus sourit chaleureusement, et regarda franchement la journaliste puis la caméra, lumineux.
— C'est ainsi que j'appelle mon Alpha. C'était un jour particulier, je voulais afficher que je ne suis qu'à lui.
— Oh, comme c'est adorable ! Et vous, monsieur le Prétendant ? Appréciez-vous ce petit nom ?
— Moi ? Mais diantre, je ne crois pas avoir mon mot à dire sur le sujet !
Christopher à son tour afficha un sourire radieux.
Juan coupa la vidéo et se tourna franchement vers Jasper, rassemblant son jupon rose et bleu sur ses jambes.
— Tu comprends, maintenant ?
L'Alpha soupira. Et secoua la tête. Il se passa une main dans les cheveux, grimaça en tirant sur un nœud qui s'y était formé, et posa enfin le regard vers l'Oméga qui l'observait avec attention. Il soupira encore.
— Je sais pas, Juan. Je n'ai pas envie de me bercer d'illusion ou de... je sais pas. Je n'ai pas envie de voir ça. Je suis fatigué. Je survis à peine avec les phéromones qu'on veut bien me laisser renifler, mais j'ai pas l'impression que de son côté ça soit aussi compliqué ou... Je sais pas, il a l'air en forme non ? C'est ça que je dois voir ? Je suis fatigué, Juan. Vraiment. Je... c'est juste trop dur. J'en peux plus. J'en peux plus...
— Oh, mon chou... Je suis désolé... Viens là !
Juan attira Jasper dans une chaste étreinte et l'Alpha se laissa faire. Il laissa les doigts de son ami glisser entre ses boucles comme ceux de Markus auraient dû le faire chaque jour, et il laissa les bras doux l'enlacer et le bercer. Juan ne désamorça pour autant pas la discussion et reprit bravement :
— As-tu entendu Markus dire qu'il appelait le Prétendant « Chat », ou qu'il appelait son Alpha comme ça ? Et as-tu entendu le Prétendant répondre qu'il n'avait pas son mot à dire sur les surnoms que choisit Markus pour lui ou bien sur le sujet ? À aucun moment il n'est question de lui, Jas. Ils parlent de toi. C'est un message pour toi. En direct, sur la chaîne gouvernementale. De la part du Prétendant et de son fiancé. Il te reconnait comme l'Alpha de Markus, mon chou. Publiquement.
Jasper haussa une épaule, incertain.
— Oh, bien entendu, il n'y a que ceux qui savent qui peuvent comprendre. Mais tout de même, mon chou. Ton Oméga claque à la gueule de la Présidente que tu es son Alpha et le Prétendant valide. Je trouve ça magnifique. Alors accroche toi d'accord ?
— Mmh oui je... Oui. Tu as raison.
Pourtant, Jasper ne se redressa pas et resta lové dans les bras de son ami.
***
— Livraison, Markus !
Rémi me lance le sac étanche qu'il a sorti du sac à dos noir et je le saisis au vol, bondissant presque du canapé. Il rit, cet âne.
Je tire un tout petit peu sur le zip du sac et le porte à mon nez. Depuis la bouffée de désir brut que j'ai déballée la dernière fois, je me méfie. Il arrive régulièrement que j'en reçoive une autre, et parfois je lui rends la monnaie de sa pièce. Je ne maîtrise pas encore assez mes phéromones pour communiquer aussi subtilement que lui, mais il faut bien que cela suffise. D'ailleurs, la première fois il n'était pas si subtil non plus et il a réussi à retourner les sens de trois personnes à lui tout seul. Je le sais, parce que je les ai entendus en crevant de jalousie.
Chris nous rejoint, il sort de la douche en portant uniquement un vieux jogging avachi que je suis à peu près certain d'avoir vu ce matin ceindre les hanches de Rémi et je plonge à nouveau le nez vers la petite ouverture du sac que je tiens entre mes mains.
— La vue te plait ?
Je cligne des yeux, puis les relève vers Chris et son sourire taquin. Je n'avais pas réalisé que je fixais son torse, j'étais trop perdu dans mes pensées, tournées vers Jasper.
— Tu n'es pas laid, hein, Chris. Mais tu n'es pas Jasper.
Il rit, lui aussi, et se cale dans le canapé, ses pieds nus se posant sur la table basse.
— Tu seras prêt pour un nouvel entrainement ?
Je hoche la tête. Depuis plusieurs semaines, ils m'exercent tous les deux à maîtriser mes phéromones. J'arrive depuis longtemps à les retenir, mais pas encore à forcément choisir consciemment celles que je diffuse. Néanmoins, je progresse, et beaucoup plus vite que cet été, lorsque Juan et Julie m'entrainaient. Samir pense que c'est parce que je ne prends plus de suppresseurs depuis que je suis ici. Mes chaleurs sont déjà revenues une seconde fois, et aussi bien Samir, appelé en urgence, que Rémi, qui est surentrainé à résister aux phéromones ont dû quitter ma chambre. Leur simple présence me rendait malade, et la quantité de phéromones que je diffusais leur a retourné la tête. Je ne veux même pas savoir ce qu'il s'est passé après, mais je crois qu'il y a eu tournée générale de suppresseurs en injection, à commencer par moi, même si leur efficacité reste douteuse me concernant.
Du reste, je progresse.
— On va travailler encore la maitrise des phéromones qui figent ton advers... Markus ?
J'ai cessé de les écouter et j'ai beau cligner des yeux, je vois flou. J’essuie mes larmes de la manche, comme un gamin, et je tourne vers eux la petite boite que je viens de trouver dans les vêtements que Jasper m'a fait parvenir. J'ai les mains qui tremblent et je renifle. Je sens leur inquiétude alors je tente un sourire à travers le brouillard de larmes et de pensées, et c'est seulement à ce moment que je pense à renifler un grand coup dans le sweat à capuche roulé en boule sur mes genoux.
— Ce sont des boutons de manchette, Markus ?
— Oui. Des boutons de manchette chats.
Il a regardé l'interview. Il a compris. Il me répond. J'essuie à nouveau mes yeux et je renifle, puis je sors délicatement un petit bouton de la boite pour l'observer de plus près. Il s'agit d'une silhouette de chat en or blanc, avec deux minuscules obsidiennes pour figurer les yeux. Ils sont discrets, délicats, et objectivement ravissants, même s'ils avaient été dénués de signification je les aurais adorés. Depuis que je suis officiellement fiancé et que je dois paraître au monde, l'ancien Markus est de plus en plus souvent convoqué et j'en profite pour me faire offrir par la Présidence des costumes splendides. Et je voue depuis une passion sans borne aux boutons de manchette. Mais il est à présent certain que je ne pourrais plus porter que ceux-là et que les quatre autres paires que je possède déjà vont rester au placard. Tant pis. Jasper m'a entendu. Il sait que Chris est de notre côté, indépendamment du simple fait qu'il faut assurer notre survie.
— Ils sont magnifiques.
Chris s'est déplacé jusqu'à moi et a saisi l'autre bouton dans la boite. Je le surveille du coin de l'œil. Il en rit.
— Je n'oserais jamais te les piquer, t'en fais pas. J'ai bien trop peur de toi.
— J'espère bien !
— Je ne comprendrais jamais votre passion pour les costards et les bijoux. Moi quand j'ai fini ma journée de boulot il ne me tarde qu'une chose, c'est de le retirer pour trainer en jean ou en jogging.
— Les joggings c'est pour le sport ou pour dormir !
Chris me sourit. On a parlé en même temps.
— D'ailleurs Christopher je te préviens, demain je mets un trois pièces pour l'inauguration de j'sais pas quoi, où tu me traînes là. Pas question que ça soit toujours l'Alpha le plus élégant, merde.
— Ok, Ok, je la jouerai décontracté avec un col roulé sous ma veste et tu seras la vedette. Les femmes vont se pâmer et les boutiques vont encore se faire dévaliser. Tu es une publicité ambulante pour les marques de luxe, tu sais ça au moins ?
— Peut-être. Pas mon problème, les gens font bien ce qu'ils veulent de leur argent. Moi je veux juste ruiner ta mère !
Il glousse. Bien entendu nous savons que c'est faux, et que je n'ai droit qu'à l'argent qui m'est alloué mensuellement. Plus les cadeaux que me fait mon fiancé. Je sais que demain matin, Rémi ira dans la boutique d'où vient le cadeau de Jasper et achètera exactement les mêmes. Peut-être Jasper l'a-t-il imaginé aussi, car il a laissé la carte de la boutique dans la boite. Je ne peux pas apparaître en public avec le moindre objet dont je ne puisse citer la provenance. Mais si Rémi scrolle sur son téléphone avec la carte à la main, c'est que je peux dormir tranquille : dès demain, les bijoux seront officiellement à moi, et je pourrai les porter partout.
— Bon, on s'y met ?
Rémi a rangé son téléphone et Chris dépose délicatement mon bouton de manchette à côté de celui que je viens de ranger. Je me lève à mon tour mais je prends soin d'aller déposer tous mes trésors dans ma chambre : pas question que des phéromones d'autres Alphas n'aillent se glisser dans les vêtements que je vais coller sous mon nez pour dormir. Je vérifie même deux fois que la porte est bien fermée avant de me concentrer sur mon entrainement au maniement des phéromones.