Angoisse, n. f : Malaise psychique et physique, né du sentiment de l’imminence d’un danger, caractérisé par une crainte diffuse pouvant aller jusqu’à la panique.
J’ai chaud, [1] je tremble, mes muscles sont tendus, crispés, tétanisés, j’ai mal. J’ai chaud, j’ai l’impression que mon crâne va exploser et répandre de la matière grise bouillonnante partout, j’ai mal. J’ai chaud et j’ai mal et c’est insupportable et j’ai beau inspirer comme un noyé je n’y arrive pas l’air ne veut pas rentrer dans mes poumons ! Ni l’air ni ses phéromones qui me feraient tant de bien même si je déteste ça et que je ne peux pas à m’y faire. J’ai chaud. J’ai mal. J’ai mal ! Je n’en peux plus et j’ai mal dans la poitrine aussi, sous les côtes, merde est-ce que c’est à gauche ou à droite le cœur déjà ? Est-ce qu’un Oméga est déjà mort d’une crise cardiaque causée par des chaleurs est-ce que je vais mourir putain j’ai peur je n’arrive plus à réfléchir j’ai mal, si mal, j’ai bien entendu les voix j’ai eu la présence d’esprit de cacher mon visage, mais je n’ai pas bien compris qui c’était, sa mère ? Il a dit Maman je crois je ne sais plus j’ai trop mal je n’arrive pas à réfléchir j’ai tellement mal je n’y arrive pas, plus je cherche de l’air, de l’air, mon cœur bat à tout rompre trop vite trop fort ça fait mal, mal, et je, je…
— Markus ?
On m’appelle. C’est Jasper ? Je… Je… Je secoue la tête, j’ai trop mal pour répondre, bien trop mal et je sursaute et me débats faiblement quand une main fraîche se pose sur ma nuque, la palpe, et puis me fait bouger la tête en me parlant, je n’arrive pas à me concentrer sur les mots c’est une voix douce, plus aiguë que celle de Jasper et j’essaie, j’essaie de toutes mes forces d’accrocher du sens, de comprendre ce que dit la voix et j’entends un peu, un tout petit peu, fièvre, nuque normale, pas de méningite, j’ai mal, j’ai si mal pourquoi ça ne s’arrête pas « Respire Markus ça va aller, fais comme moi, tout doucement » ça c’est Jasper qui parle, il me serine ça depuis tout à l’heure et j’ai beau essayer je n’y arrive pas et l’autre voix reprend injection antidouleur, crise d’angoisse, anxiolytiques, ça va passer ça peut être long je sais merci ça j’avais compris que c’était long je…
Injection. Dans mon épaule. Elle le répète, et cette fois je hoche la tête pour montrer que j’ai compris et Jasper me relâche légèrement pour dégager mon bras je n’aime pas ça je me cramponne à lui je sens le coton froid avec le désinfectant et la petite piqûre et l’ombre s’éloigne ça doit être la docteur Debois oui je crois que c’est elle, elle parle à Jasper maintenant, elle dit qu’elle reviendra dans un moment et moi je me tiens à lui, je respire vaguement mieux, mais j’ai toujours mal, si mal, et j’inspire, j’inspire les phéromones à grandes goulées, je remue à peine, je rampe presque pour me rapprocher de son cou et j’inspire, j’inspire encore, encore, la gaufre au caramel et le bord de mer, de mieux en mieux. Mes poumons se remplissent enfin. Ses phéromones. Enfin.
Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé lorsque Jasper pose une main sur ma nuque. Je sais que je respire, mon souffle calqué sur le sien, et que mon sang pulse douloureusement dans mes tempes. Garder les yeux ouverts est trop pénible. Il murmure, comme s’il avait peur de me faire mal en parlant.
— Markus ?
— Oui.
— Comment... Est-ce que ça va ?
Je ne sais pas trop quoi répondre. Je réfléchis. Je fais l’inventaire, tranquillement. Je réalise que je suis toujours cramponné à ses vêtements et que mon nez est dangereusement proche de son cou. Je voudrais me redresser, mais il me retient. Je n’ose pas le repousser. Je n’en ai pas envie, non plus.
— J’ai la migraine. Mais sinon je crois que tout va bien. Je suis désolé.
— De quoi ?
— De… pour tout ? Du temps que je te fais perdre. Des ennuis que je te cause. De te pourrir la vie.
Je l’entends soupirer. Je sens sa poitrine se dégonfler sous moi. Ses doigts plongent dans mes cheveux et je n’ai pas la force de le repousser. Il me masse. C’est agréable. Je ne sais pas si cela me détend ou me stresse encore plus, parce que je trouve ça agréable. Beaucoup trop agréable. Il ne dit toujours rien. Je sais qu’il cherche ses mots. Même sans le regarder. Cela fait un mois que nous passons plusieurs heures ensemble quotidiennement. Je commence à connaître beaucoup de choses de lui, jusqu’à ses silences. Je me tais. Je sais que je dépends de lui, et que cela ne devrait pas être. Je sais qu’il l’a accepté. J’ai juste du mal à comprendre pourquoi. Je ne sais plus quoi dire.
J’attends.
***
Jasper laissa un moment s’écouler. Il réfléchissait. Comment faire comprendre à Markus ce qu’il s’acharnait à lui répéter jour après jour ? Peut-être qu’il n’était pas assez clair.
Peut-être qu’il avait besoin d’être clair avec lui-même, pour débuter. Alors il prit quelques instants pour s’interroger. Il s’absorba dans ses pensées, les doigts plongés dans la tignasse brune de son Oméga.
Oh…
Il ferma les yeux, inspira, expira, plusieurs fois, en émettant toujours des phéromones pour apaiser Markus. « Si c’est ton Oméga, diffuses-en un peu plus », avait dit sa mère. Il réalisait maintenant. Il retint une moue ironique. Il se moquait de lui-même. À son âge. Se faire griller par sa propre mère avant d’être lui-même conscient de la situation. Quel idiot ! Son Oméga. Évidement.
Il expira lentement. Il fallait rassurer Markus.
— Je sais que c’est compliqué pour toi à accepter, Markus, ou à comprendre, peut-être, mais… moi ça me convient, cette situation. Je… J’y trouve mon compte. J’aime prendre soin de toi. J’aime te retrouver tous les matins, prendre mon petit déjeuner avec toi au café. J’aime rester tard le soir et travailler avec toi. J’ai de meilleures notes depuis un mois, d’ailleurs. J’aime t’apporter ton thé lorsque tu révises dans le canapé, et m’assoir près de toi quand on a des cours en commun.
Markus se taisait. Jasper prit son courage à deux mains et ajouta :
— J’aime que tu sois mon Oméga.
Lequel releva brusquement la tête pour regarder l’Alpha, en grimaçant parce que le mouvement avait ravivé sa migraine. Jasper lui caressa la joue et sourit, d’un air qui se voulait le plus rassurant possible.
— Je sais que c’est temporaire Markus. Je dis juste… enfin, je répète, pour ce qui me semble être la millième fois, que cette relation me convient telle qu’elle est.
— Alors que ça t’empêche de rencontrer d’autres Oméga plus… enfin d’être… de… de feindre d’être en couple monogame ?
Jasper éclata de rire. Un rire spontané, tonitruant, que Markus ne comprit pas. Il fronçait les sourcils. Son camarade s’empressa de le rassurer, d’un baiser planté sur le front que le jeune homme n’eut pas le temps d’éviter.
— Markus, tu es beaucoup trop mignon. » Il marqua une pause, réalisa son geste et se mordit la lèvre inférieure, navré d’avoir imposé ce contact à son ami. Il reprit : « Excuse-moi. Ce que je voulais dire, c’est… une fois encore, tous les Alphas ne sont pas des monstres assoiffés de sexe. Si la société ne nous représente que comme ça, certains sont un brin mieux éduqués que ça par leurs parents, tu sais ? Si vraiment j’ai une furieuse envie de baise, ma foi, j’ai ma main droite et quelques vidéos sympas à regarder, ça me suffit largement.
— Et ton rut ?
Markus s’était redressé, assis en tailleur sur le canapé, loin de tout contact que Jasper aurait pu rechercher. Ce dernier ne pouvait pas lui en vouloir, mais se surprit à regretter la tiédeur de son corps.
Jasper se leva et alla mettre la bouilloire en route, dans la cuisine ouverte, derrière le dos de Markus. Ce faisant, il expliqua :
— Mon rut, je te l’ai déjà dit, je ne peux pas le passer avec un oméga récessif et c’est ce que tu es censé être. Il faudra donc que je fasse comme d’habitude.
— D’habitude ? Tu fais comment ?
— On a le temps de voir venir, Markus, ce n’est pas avant l’automne. D’ici là, beaucoup de choses auront pu changer, non ?
— Mmmh. Sûrement.
Markus se tourna pour regarder Jasper qui s’activait dans la cuisine. Il avait posé deux mugs sur l’îlot central, et l’Oméga sourit malgré lui. Tout comme lui-même avait pu remarquer les manies et habitudes de son camarade, ce dernier commençait à connaître les siennes. Le mug en grès émaillé bleu-turquoise qu’il préférait fumait déjà et une odeur d’épices chaï emplissait peu à peu l’air du loft, se mêlant agréablement à celles, maritimes et caramélisées, de l’Alpha.
— Tu es amoureux de moi ?
***
Je l’entends presque sourire dans mon dos alors qu’il nous apporte nos tasses. Est-ce qu’il se moque de moi ? Non, non il ne ferait pas ça. Je ne crois pas. Je ne sais plus. J’essaie d’inspirer, mais l’air a encore du mal à circuler dans ma poitrine. Pourtant, il répond vite, comme s’il avait peur que je m’affole.
— Non. Mais je t’aime.
J’ai dû le regarder avec un air de vieux hibou, parce que j’ai cligné des yeux plusieurs fois. Qu’est-ce qu’il essaie de dire au juste ? Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça implique ? Quelle est la différence entre « aimer » et « être amoureux » ? Qu’est-ce qu’il veut dire par là ?
— Ne panique pas, Markus.
Facile à dire.
Une bouffée de phéromones arrive jusqu’à moi et j’inspire, comme un drogué se fait son rail de cocaïne, moi je me fais mon shoot de Jasper. C’est horrible, cette dépendance. Je ne sais pas si je pourrais passer une journée sans respirer son odeur. J’aimerais le lui dire. M’excuser. J’ai honte. Mais il reprend déjà :
— Je sais que tu n’as pas d’ami dont tu es très proche. C’est de ce genre d’amour là que je parle.
— Tu couches avec tes amis toi ?
Il fait la moue, et il réfléchit. Il réfléchit, bon sang ! Est-ce qu’on a besoin de réfléchir avant de répondre à ce genre de question, normalement ? Je crois qu’il me surprend à peu près tous les jours. Je ne parviens pas à me faire à sa bonté, à sa générosité, je ne cesse de chercher ce qu’il me demandera en retour. Pourtant, en un mois, il aurait pu… Alors à quel moment est-ce que cela va déraper ?
— Ça m’est arrivé. Une fois ou deux avec une amie Oméga célibataire, pendant ses chaleurs. Quelques autres fois avec des potes alpha ou bêta, juste pour le plaisir.
Juste pour le plaisir ? Comment peut-il en parler de manière aussi détachée ? Comme si c’était… comme si… c’est tellement étrange. Il est si décomplexé par rapport à son corps et au sexe que ça en devient effrayant parfois. Je me sens tout le temps en décalage, déjà quand je me compare aux gens de mon âge, mais avec c’est encore pire. J’ai l’impression d’être un alien. Je sais que c’est dans ma tête. Que je suis loin d’être le seul Oméga à détester être touché. On a des raisons pour ça. Mais il y en a tant d’autres qui embrassent leur condition de jouet sexuel pour Alpha, ou qui revendiquent de jouir de leur corps aussi librement que les Alphas, d’aimer qui ils veulent… Comme la plupart des amis de Jasper, d’ailleurs. On n’évolue vraiment pas dans les même cercles. Je l’ai toujours su. J’en ai eu la preuve très vite. Depuis que notre supposée relation a été connue de nos camarades de classe, mes « proches » ont battu en retraite. J’ai perdu tout intérêt à leurs yeux depuis que je ne peux plus leur rapporter un cul à baiser et l’oreille du Ministre de la Défense. Alors que les amis de Jasper s’intéressent à moi. Ils sont curieux. Ils ont envie de comprendre ce qui, chez l’arrogant fils de ministre, a pu plaire à leur ami. Et franchement, je les comprends. Moi aussi, j’aimerais comprendre.
Je suis tiré de mes pensées par la docteur Debois qui revient, comme promis. Elle m’examine à nouveau, me suggère de faire une prise de sang. Encore. J’en ai marre. Je refuse. Je veux juste que tout s’arrête. C’est bien beau de me dire que j’ai fait une crise d’angoisse, mais elle n’a rien à me proposer pour que ça ne recommence pas, pour que ça s’arrête plus vite, pour…
Non. Elle n’y est pour rien, la pauvre. C’est mon corps le traître. La migraine et la légère fièvre ça peut aussi bien être un signe avant-coureur des chaleurs ou… un effet secondaire des suppresseurs. Me voilà bien avancé. Elle sourit un peu quand je le lui fais remarquer. D’un air désolé.
— Vous êtes fatigué, Markus. Est-ce que vous dormez bien ?
Je fais la moue, mais elle attend, patiente, que je raconte clairement. Que j’avoue m’endormir très tard, que tous les soirs j’attends de savoir où est mon père, que je calfeutre ma chambre et que je m’enferme à clé parce que j’ai peur qu’il sente mes phéromones, que je me lève à l’aube et que je pars de chez moi dès que je suis lavé pour aller attendre Jasper au café. Que je me réveille en sursaut la nuit parce que j’ai l’impression d’étouffer, ou que j’ai fait un cauchemar.
Je n’ose pas regarder Jasper. Il serre mes doigts entre les siens. Je suis fatigué de lui inspirer de la pitié.
— Et les repas ?
— Il mange mal, et pas assez. Il a maigri.
Je hausse un sourcil. Jasper a répondu avant moi, et il n’a même pas l’air d’en être désolé.
— Quoi ? J’ai pas raison ? Tu survis à base de café et des quelques biscuits que tu grignotes quand tu arrives à avoir faim.
— Bon, eh bien repos total pendant quelques jours. Vous ne touchez pas un livre de cours pendant au moins tout le weekend. Vous n’obtiendrez aucune bonne note si vous vous évanouissez sur votre copie de toute façon.
— Mais je passe mes weekends à la bibliothèque !
— Ne sois pas ridicule, tu vas le passer ici, le weekend !
Jasper pointe son lit du menton et je me sens rougir. Je ne suis pas en chaleurs ! Je ne suis pas censé avoir encore besoin de lui ! Je me sens mal, j’enfouis mon visage entre mes bras et je pose le front sur mes genoux. J’ai la tête qui tourne. Mes oreilles bourdonnent. J’entends Jasper qui raccompagne la médecin à la porte et puis… je me réveille dans son lit. Je ne sais pas quelle heure il est, mais il fait nuit noire. Il est assis près de moi et il révise à la lueur de sa lampe de chevet. Le reste de l’appartement est plongé dans la pénombre. Il a entrouvert la baie vitrée de la terrasse et on perçoit le clapotis de l’eau et le ronronnement de la pompe de la piscine, avec en arrière-fond les bruits de la ville. Sa main droite caresse mes cheveux. Il est aussi tactile que moi je suis intouchable. Enfin j’étais, parce que lorsque c’est lui ça me dérange de moins en moins. Je garde les yeux fermés, j’ai envie de sentir ses doigts sur moi encore un p... quoi ? Oh, bon sang, quand je disais que je commence à m’y faire, c’est vraiment… trop. Je ne sais plus quoi faire. Je frissonne. J’ai un mauvais pressentiment.
— Tu as froid ?