Je n’arrive pas à me reposer comme il me l’a suggéré. Je crois que je lui en veux un peu. Il a disparu sous la douche pendant une éternité, en me laissant tout seul avec mon angoisse. Et je m’en veux bien plus à moi, parce que je ne suis pas en droit d’attendre quoi que ce soit de lui. Il me donne déjà beaucoup. Trop, bien trop. Et pour encore deux mois, il m’offre un havre de paix. Enfin, s’il a toujours envie que je l’accompagne en vacances. Peut-être que cette horreur sur mon corps va le dégoûter une bonne fois pour toutes de moi.
Peut-être que c’est pour ça qu’il a fui à la salle de bain.
Je me suis dépêché d’avaler les médicaments, après avoir disposé machinalement les flacons dans l’ordre dans lequel je devais les prendre, et ça faisait un petit arc-en-ciel terrifiant sur la table. Je ne voulais surtout pas le déranger avec mon odeur. Je me suis roulé en boule dans le coin du canapé. Je devrais partir, pour ne pas l’incommoder, mais… je n’ai nulle part où aller. Et je… je…
Il ne lui a fallu que quelques mots pour désamorcer mon angoisse quand il m’a rejoint. Et je me sens absolument ridicule, parce que je suis tellement soulagé. Je ne devrais pas dépendre de lui ainsi. C’est anormal. Et je me suis toujours très bien débrouillé avant de le rencontrer. Est-ce à cause des hormones qui déferlent dans mon corps que je deviens idiot et sensible comme ça ? J’ai toujours, toujours, réussi à contenir toutes mes émotions et à rester parfaitement lisse. Pourquoi est-ce qu’ici contre lui je pleure, ou je ris, ou bien je ressens cette colère brûlante qui m’étouffe contre mon père, contre ma famille, contre tous les Alphas de la terre ? [1] Trois mois en arrière, je n’aurais même pas réagi à pareille humiliation. Elle n’aurait été qu’un événement mineur de ma vie d’Oméga récessif. Le signe que mon géniteur me mettait sur le marché du mariage. Quelle importance ?
Pourquoi est-ce que cela en a autant, maintenant ?
Je suis là contre lui, à respirer ses phéromones, ses doigts jouent dans mes cheveux et c’est tellement bon, je me sens tellement bien, c’est effrayant. Je sais que le rouge monte à mes joues, et je suis immensément soulagé qu’il parle d’autre chose. Manger, voilà. En plus oui, j’ai faim.
On aurait quand même pu penser que je bénéficie de plats convenables à l’hôpital, qu’on soit aux petits soins pour moi, ou plus exactement pour mon père par extension, mais non. J’ai osé choisir un a[3] lpha sans son accord, je ne vaux plus rien. Pas même un repas de qualité dans la clinique privée qu’il a sélectionnée pour mon opération. Peut-être est-ce une bonne nouvelle.
Sa bouche s’écrase contre ma tempe. Je me sens rougir jusqu’à la racine des cheveux. J’ai si chaud. Un frisson. Oh non. Oh non, oh non ! Je fonce vers la douche quand il a le dos tourné, et je claironne pour masquer mon embarras :
— Parfait, les burgers. N’oublie pas les frites. Et un dessert.
Je l’entends presque sourire. Il n’a pas l’habitude de me voir manger. Je referme la porte et j’expire enfin.
Puis j’inspire.
C’est… L’air est saturé de son odeur. C’est pire ! Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire maintenant ? Je m’adosse au battant de bois, les yeux fermés. Bon sang. J’ai les entrailles en flammes. Foutues phéromones ! J’inspire encore et la fragrance qu’il a laissée derrière lui m’envahit tout entier. C’est presque comme si j’avais son corps chaud contre le mien. Sa grande main sur le plat de mon ventre, et puis plus bas, là. Oh oui juste là. J’aimerais qu’il me touche là…
— On sera livrés dans vingt minutes, ça ira ?
Oh, bon sang ! Je sursaute. J’ai les joues cuisantes de honte. Il est juste de l’autre côté de la porte. Et s’il m’avait entendu ? S’il savait que j’ai la main dans le pantalon ?
Non ! Ça ne peut pas arriver. Je me précipite pour allumer la douche. Je retire mes vêtements pour les mettre dans la machine avec les siens. Oh… Les siens. Je ne peux pas faire ça hein ? Il ne faut pas. Pourtant, je glisse un coup d’œil vers la porte pour vérifier que je l’ai bien verrouillée et je chipe son t-shirt pour y enfouir mon visage et respirer. Ses phéromones ont quelque chose de différent de d’habitude, même si je ne sais pas bien quoi. C’est délicieux. Quel tableau pitoyable je dois offrir, nu ainsi, agenouillé devant une machine à laver, les doigts crispés et le nez plongé dans un vêtement qui n’est pas le mien. Ça palpite en bas de mon ventre. C’en est presque douloureux. Ma main droite abandonne le tissu pour s’enrouler autour de ça. Là. En bas. Mon sexe. Je n’ai pas l’habitude de faire ça. J’inspire son odeur. Jasper. Comment a-t-il fait, lui, lorsque j’en avais besoin, pendant mes chaleurs ? Je ferme les yeux. J’essaie de me souvenir de ses gestes. De sa main, ferme. Bien ferme, mais douce à la fois. Lentement, comme ça. Oh ! Oui, comme ça… c’est si bon… Je ne devrais pas penser ça. C’est… inapproprié. Mais… oh, qu’est-ce que c’est bon, quand je pense à lui et… et… il manque quelque chose. Son odeur ne suffit pas. J’aimerais qu’il… qu’il me touche. Sentir le poids de son corps contre le mien. Qu’il m’enserre de ses bras. Que son genou ouvre mes cuisses. Oh… que je vais… je vais… Oh non ! Je me souviens… je me souviens… de ses mains… ses doigts, quand il les a glissés là. Je me mords la lèvre. Je ne dois pas faire de bruit. Il ne doit pas… à aucun moment il ne doit… savoir ce que je fais, là, à genoux par terre, une main de chaque côté de mon corps et le nez fourré contre son vêtement que j’ai posé sur le hublot entrebâillé de la machine à laver. C’est si… honteux. Si… si bon han ! Tellement bon…
Je ne tiens plus, je me laisse glisser au sol et je me recroqueville, et bientôt quelques spasmes viennent couvrir mon ventre de liquide poisseux. J’ai si honte. Jasper… S’il savait, qu’est-ce qu’il penserait de moi ?
Mes jambes tremblent un peu. J’attends quelques instants avant de bouger. Que reflue la vague de chaleur. Qu’il ne reste plus que la honte, que j’ai si bien ancrée au creux de moi. Puis je me redresse, et j’essuie mes doigts sur mes vêtements à moi puis je ferme la machine à laver pour la mettre à tourner. Pas question qu’il voie ça.
Je me rue sous la douche, ensuite. Comme s[4] [5] [6] i les jets brûlants pouvaient me rincer de ces pensées que je ne devrais pas avoir. Mon esprit est trop brouillé. J’étais… C’était un moment d’égarement. Cela ne se reproduira pas. Jamais. Il ne faut pas. Je me savonne, encore et encore. Je reste sous l’eau jusqu’à ce que Jasper vienne toquer à la porte pour m’informer que notre repas est livré.
***
Le lendemain matin, Markus s’éveilla à l’aube. Jasper avait un bras posé en travers de son ventre, comme pour l’empêcher de remuer. L’Oméga s’était retourné dans les draps toute la nuit, son cou le brûlait, malgré l’antidouleur pris avant de se coucher. Il avait passé un long moment à chercher le sommeil et à se retenir de se gratter. Le médecin lui avait bien précisé que cela retarderait la cicatrisation. Jasper avait dû finir par l’attirer contre lui pour le contenir, et l’envelopper de phéromones apaisantes. Il ne s’en souvenait plus très bien. Il essaya de se glisser hors du lit sans bruit[7] pour aller allumer la cafetière, mais l’Alpha s’éveilla dès qu’il remua.
— Bonjour, Bébé.
Il se frotta une paupière en se redressant,[8] et réalisa ce qu’il venait de dire en découvrant l’air mi-amusé, mi-choqué de Markus.
— Pardon.
— C’est rien. Je dois bien m’y faire, tu vas m’appeler comme ça tout l’été devant tout le monde.
Jasper opina vaguement puis s’étira, cambrant les reins, bras tendus vers le ciel avant de les baisser lentement. Markus, depuis la cuisine, avait rougi et détourné les yeux, se morigénant in petto. Puis il riva le regard sur la cafetière, et inspira les arômes qui s’en échappaient, pour se concentrer sur autre chose que la vision délicieuse que le dos nu de l’Alpha lui avait offerte.
Café. Il était temps de se réveiller.
Quelques heures plus tard, ils déambulaient dans une galerie marchande, déjà en Bretagne. Markus avait voulu fuir Paris au plus vite, et Jasper ne le comprenait que trop bien. Il avait donc fait étape à Rennes, dans le plus grand centre commercial qu’il connaissait, et s’apprêtait à guider Markus entre les différentes enseignes des marques qu’il appréciait. Un cri retentit derrière eux, les faisant sursauter de concert.
— Hiiiiiiiiiiii Jaspeeeeeeeeer !
Une jeune femme aux longs cheveux roses se jeta dans les bras de l’Alpha, et Markus fit un pas en arrière, mal à l’aise. Quelques mètres derrière l’apparition guimauve, un autre Oméga, bien plus coloré avec ses mèches arc-en-ciel assorties à son T-shirt et à sa jupe, leur sourit et les rattrapa en quelques pas.
— Julie ! Juan ! Qu’est-ce que vous faites ici ?
La vive Oméga se dégagea de l’étreinte de Jasper et salua Markus avec certes plus de retenue, mais une familiarité à laquelle il n’était pas encore habitué : une bise sonore sur chaque joue.
— La même chose que vous, je pense ! On flâne et on constitue notre garde-robe des vacances. Enfin, surtout Juan. Son Sugar Daddy travaille tout l’été alors pour s’excuser, il lui a filé une de ses cartes de crédit.
— Arrête de l’appeler comme ça !
Il fit mine de frapper l’épaule de la jeune femme, qui s’échappa en riant.
— Eh quoi, il a dix ans de plus que toi !
— Mais je ne suis pas avec lui pour son argent, viens ici sale garce perfide !
Markus fit un nouveau pas en arrière, mal à l’aise de ce remue-ménage, pourtant bien enfantin. Jasper le saisit par la taille et l’attira contre lui, autant pour l’empêcher de s’enfuir que pour le protéger de la course poursuite de ses amis. Son Oméga avait beau les connaître mieux depuis quelques semaines, il n’en restait pas moins sur ses gardes, et Jasper espérait que le temps passé ensemble en vacances l’aiderait à briser un peu plus la glace.
Il s’interposa légèrement entre les deux Omégas et demanda posément, une moue amusée aux lèvres :
— Alors, pourquoi tu restes avec celui-là ?
Juan répondit dans un éclat de rire :
— Mon chou, je ne peux pas parler de ça en public, tu sais !
— Ben voyons.
Le jeune Omega saisit Jasper et Markus chacun par un bras, se glissant familièrement entre eux, pour murmurer, sur le ton des confidences :
— Il est drôle. Intelligent. Il est convenablement respectueux des Omégas. Il aime les mêmes musées que moi. Et, surtout, c’est un bon coup. Allez, on va acheter des vêtements mainten…
Il s’interrompit brusquement, parce qu’en levant les yeux vers Markus, il avait remarqué le soyeux tissu noir qui recouvrait sa gorge et sa nuque. Il tourna un visage choqué vers Julie, comme s’il voulait qu’elle dise quelque chose, mais elle se contenta de lui retourner un regard sombre. Elle le tança même sévèrement :
— Cela ne nous regarde pas, Juan.
Il rougit.
— Mmh, désolé, Markus. Je n’aurais pas dû te dévisager ainsi.
— Non, c’est… ce n’est… Je…
Jasper vint à son secours :
— Disons simplement que Monsieur le Ministre semble ne pas me faire confiance pour le moment.
Il rapprocha son Oméga de lui et diffusa discrètement une bouffée de phéromones. Cela n’échappa pas au nez acéré de sa meilleure amie, qui eut le bon goût de ne pas le relever. Juan quant à lui s’offusquait de plus belle.
— Quoi ? ! Tu veux dire que ce n’est pas Markus qui… c’est… Mais c’est monstr…
Julie claqua des doigts devant ses yeux, un sourire d’excuse dirigé vers Markus.
— Pardon, Markus. Juan ne sait pas très bien tenir ses émotions parfois, mais il fait de son mieux.
— C’est vrai, juré ! Et pour me faire pardonner, je te promets de t’aider à dénicher les plus belles fringues de ce temple de la consommation. Maiiiis ne me regarde pas comme ça ! Je vais pas t’habiller en fluo, t’inquiètes pas !
— Je… merci ?