— Docteur Achour ?
— C'est moi.
L'homme actionna les roues de son fauteuil et passa devant la femme,[1] qui lui tenait la porte ouverte. Il se dirigea vers le bureau et elle prit place de l'autre côté, le regardant par-dessus le bout de ses doigts joints.
— Que puis-je faire pour le médecin officiel du Prétendant ?
Il grimaça un peu, et tapota le bureau de son index en faisant glisser une feuille vers elle.
— Je viens chercher le dossier médical de Markus de Dompérain. Son Alpha exige qu'il soit suivi par son médecin personnel.
La médecin le regarda brièvement d'un air surpris, avant de reprendre la lecture du message manuscrit qu'il lui avait tendu.
— Je n'ai jamais eu aucun patient de ce nom-là.
— Certes, Docteur, mais vous et moi savons de qui il s'agit.
Elle tordit la bouche, marquant une désapprobation apparente, puis se saisit d'une clé USB, dédaignant celle que lui tendait le médecin en face d'elle. En quelques clics, le dossier de Markus fut copié sur la clé et Samir ouvrit un sac à dos d'où il sortit un sac en plastique banal et son ordinateur portable. Il copia le dossier sur son ordinateur, rendit la clé à sa consœur qui lui fit signe de la garder, et remballa son ordinateur.
Elle le regardait sans mot dire.
Samir tapota le bureau de son index une dernière fois, vaguement nerveux, et indiqua du menton le courrier qui trainait encore sur le bureau. Elle hocha la tête, et il poussa les roues de son fauteuil vers la sortie.
— Merci, docteur, pour votre collaboration. J'espère avoir le plaisir de vous écouter lors de votre intervention au colloque sur les études de genre dans deux semaines.
Elle hocha la tête à nouveau.
— Je ne doute pas que vous saurez y trouver des informations utiles pour tous vos patients, Docteur.
Elle referma la porte derrière lui, puis saisit le courrier sur son bureau, son paquet de cigarettes et un briquet avec d'informer le secrétaire médical qu'elle s'octroyait une pause sur le balcon.
***
— Doudou ? La docteur est là, mon grand, il faut que tu émerges.
— Non. L'a rien pu pour moi cette nuit j'vois pas ce qui...
Jasper se redressa brusquement.
— Markus ?
— Hélas non, Jasper.
La docteur Debois s'assit au bord du lit et tendit un sac en plastique à son patient. Il le saisit d'une main tremblante, en extirpant un autre sac étanche.
— Ton odorat est absolument incroyable, Jasper.
Il ne l'écoutait pas, le nez plongé dans les vêtements de son Oméga qu'il avait extrait du sac. Il inspira à s'en faire éclater les poumons, le visage ruisselant de larmes.
— Il va bien. Il va bien. Il est malade mais il va bien. Et... et il y a un bébé ? !
Il tourna un regard éperdu vers ses parents, assis eux aussi au bord du lit, mais de l'autre côté.
— Il est malade, oui. Comme toi. Mais...
Jasper leva brusquement le visage vers sa médecin, ravagé d'inquiétude.
— Mais quoi ?
— Continue de respirer, Jasper. Là.
Elle pointa les vêtements de l'Oméga, où l'Alpha replongea le nez avec un soulagement évident. Puis elle expliqua à la famille Tahéal la découverte de son confrère Samir Achour, médecin officiel du Prétendant et membre discret du même réseau d'aide aux Omégas qu'elle.
***
— Markus ?
Je sors la main de la couette et fait un vague signe. Rémi sait que cela signifie mon accord. Il peut ouvrir les rideaux et laisser le pâle soleil de novembre entrer dans ma chambre.
— Comment tu te sens ? finit-il par demander en posant un plateau repas près de moi.
— J'ai envie de crever.
Il me sourit, un sourire qui peine à atteindre ses yeux, mais un sourire patient et concerné.
— T'y peux rien, Rémi, OK ? Les phéromones, c'est de la merde, et la Nature aurait mieux fait de dégager ça de nos corps au lieu de nous faire évoluer comme des animaux.
— Mais tu ne dirais pas ça si tu avais Jasper devant toi.
— Si. Je crois que si. J'ai toujours détesté me sentir comme ça. Inférieur parce que je n'en produis pas, et tout aussi inférieur parce que j'en produis. Je n'ai pas la maitrise de mon corps, je hais ça.
Je pousse le plateau, nauséeux.
— Tu dois manger, Markus. T'arrêtes pas de maigrir depuis...
Il se mordit la lèvre.
— Depuis que je ne suis plus enceint. Tu peux dire les mots Rémi, je vais pas m'effondrer à chaque... à chaque fois.
J'ai beau faire le bravache, il sait que je mens et je sais qu'il sait que je mens, mais je ne peux pas m'en empêcher. Je ne peux pas montrer toutes mes failles. Pas comme ça. Pas maintenant, ni jamais. Je sais que j'ai changé. Que depuis Jasper, je n'ai plus le langage aussi lisse et policé qu'avant. Que je m'autorise à parler plus cru, à me comporter comme n'importe quelle personne de mon âge. Mais en arrivant ici je m'étais juré que l'ancien Markus serait de retour. Il était facile de le reconvoquer. Je l'avais été pendant 27 ans. Au lieu de quoi je m'étais effondré en couvant un enfant que je n'avais même pas été foutu de garder. Le dernier lien que j'avais avec Jasper. Alors non. Pas question de craquer. Je devais bien ça à mon Alpha.
— Tu as entendu Samir, Markus. T'as le droit de t'effondrer. Personne ne traverse ce que vous traversez tous les deux en en sortant indemne, mon vieux. Essaie de manger. Tu as besoin de garder tes forces.
Je secoue le nez, puis saisis le pain sur le plateau et l'émiette tranquillement. J'en picore des petits morceaux. Puis je tourne le visage vers lui.
— Pourquoi tu es là en pleine journée, au fait ? T'es pas le secrétaire slash garde du corps de Chris ?
— Depuis ton arrivée au Palais je suis ton garde du corps slash geôlier, plutôt. Mon bureau a été transféré directement dans l'antichambre des appartements du Prétendant. Quand il a besoin de moi, Christopher vient travailler dans mon bureau. Le reste du temps, il est dans le sien.
— Les gens ne disent rien ? Qu'un autre Alpha garde son Oméga ?
— Oh, non. Je suis l'homme de confiance du Prétendant et de la Présidente depuis quinze ans.
Il eut un petit sourire suffisant, et son regard s'éclaira d'une lueur plus farouche.
— Si elle savait qu'il n'a fallu que six mois à son rejeton pour me retourner et me rendre dingue de lui quand elle nous a envoyés aux USA, elle me ferait assassiner sur le champ, cela dit.
— Et vous n'avez jamais... enfin ça fait quinze ans quoi, et elle n'a jamais rien su ?
— J'ai développé un certain talent d'agent double, Chris a appris à supporter les phéromones Oméga et à mentir. On a eu presque dix ans pour s'entrainer avant de sauter dans le grand bain ici. On gère. Les événements se précipitent un peu depuis ton arrivée, mais on saura en tirer le meilleur pour vous comme pour nous, dans tous les cas. Ça va aller Markus, je te promets. On cherche un moyen de te procurer des phéromones de ton Alpha alors accroche toi encore quelques jours. Je te garantis que ça va aller.
— Vous savez comment il va ?
— Non. Mais on a pu lui faire passer des fringues à toi, donc il doit aller un peu mieux que toi, maintenant.
Je n'arrive pas à cacher le soulagement qui se peint sur mon visage. Il va mieux que moi. Il sait que je vais bien. Il peut le comprendre à mes phéromones, je le sais. Il ne va plus se ronger les sangs à mon sujet. Je n'ose pas imaginer les semaines qu'il a pu passer, sans savoir où j'étais, à imaginer tout ce qui aurait pu m'arriver dans les mains d'un autre Alpha.
Pendant deux mois, j'ai cru qu'il m'oublierait lentement et qu'il referait sa vie. J'aurais aimé qu'il puisse le faire, jamais je n'aurais pu imaginer que mon repli mettrait sa vie en danger. Si j'avais su, putain...
— Eh ? Markus, t'y es pour rien. Les phéromones c'est de la merde.
J'esquisse un mouvement des lèvres qui pourrait presque passer pour un sourire et il ne s'y trompe pas.
— Je dois retourner bosser. Le Prétendant attend le rapport horaire sur les activités de son Oméga.
— Pardon ?
Il me sourit, amusé.
— Eh quoi, j'ai la confiance du Prétendant mais je reste un Alpha, il faut bien que je le prévienne de chaque mouvement de son Oméga, ça permet aussi qu'il garde un œil sur moi. Officiellement.
Il cligne de l'œil et me presse l'épaule d'une main ferme avant de sortir.