Jasper passa une main sur son visage, déjà fatigué du tour que prenait la conversation. Markus était sur la défensive, évidemment. Il s’y attendait, mais il n’avait pas anticipé que cela puisse être si criant. Il se préparait à le voir paniquer, ou se mettre en colère. Cette voix glacée qui offrait de l’argent, il ne l’avait pas vraiment prévue. Il inspira lentement et se composa un air aussi rassurant que possible.
— Markus. Bien que cela puisse te paraître complètement incongru, je te propose vraiment mon aide. Juste ça.
Le visage de l’Oméga ne montrait plus aucune émotion. Il y avait plaqué son habituel masque d’arrogance et l’accompagnait d’une moue ironique. Il ne sembla pas croire un mot de ce qu’énonçait son camarade. Lequel perdit un peu patience.
— Écoute, Markus, si je te voulais du mal, il me suffirait de relâcher des phéromones maintenant. Vu l’instabilité hormonale qui est la tienne, cela pourrait déclencher à nouveau une bouffée de chaleurs et tu serais dans le même état qu’hier soir. Tu sais ? Quand la moitié de l’amphi était sur le point de te toucher et que je t’ai sorti de là pour te conduire à l’abri. Tu te rappelles ce que je t’ai dit quand nous sommes arrivés ici ?
Markus opina. Manifestement, il se souvenait, même si cela lui déplaisait. Jasper saisit l’occasion et lui prit une main, sans le quitter du regard.
— Tu as vraiment besoin d’un suppresseur qui régule ou qui bloque tes chaleurs. Imagine que cela survienne dans la rue ? Ou chez toi ? À un dîner mondain avec ta famille ?
C’était fourbe, mais au moins il avait compris comment marquer des points. Et puisque l’Oméga refusait d’admettre la gravité de la situation, il fallait bien le provoquer un peu, lui mettre le nez devant le pire de ce qui pouvait se produire.
— Je ne serais pas toujours là pour te conduire à l’hôtel le plus proche.
Il fit une pause. Osa un sourire espiègle.
— Même si c’est avec plaisir.
***
Je… Je le déteste ! Il ose en rire ! Il propose de m’aider, puis il se moque. Je ne comprends pas. Enfin si, c’est toujours pareil. Il ne veut que profiter de ma famille et de mon nom. Ou de mon argent ? Pourtant, la sienne est riche, peut-être plus que la mienne. Je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’il veut ? Vraiment, qu’est-ce qu’il veut de moi ? Il n’a pas lâché ma main, et je ne l’ai pas retiré des siennes non plus. Curieusement, me concentrer sur le contact entre nous me repose. La tiédeur de ses doigts sur les miens me calme. Ça ne devrait même pas être le cas.
Je ne sais pas quoi dire. Je reste silencieux longtemps. Peut-être trop ? Mais vraiment, je ne sais pas quoi dire. Je ne sais pas.
— Viens là, tu veux ?
Avant d’avoir pu protester, je suis de nouveau entre ses bras, et son odeur m’enveloppe. C’est rassurant. Je déteste cela, mais c’est rassurant. Je ne sais pas bien comment décrire cette sensation, à vrai dire. Et je ne parle toujours pas. Je ferme les yeux pour mieux le sentir, me calmer. Respirer. Oublier que c’est Jasper, oublier ce qu’il s’est passé cette nuit, oublier tout ce que je lui dois déjà et juste laisser les phéromones faire leur travail. Je n’aurais jamais cru cela possible. C’est la première fois que l’odeur de quelqu’un agit ainsi sur moi. C’est… reposant. Agréable. Et donc très perturbant. Pourtant, je parle avant même de m’en rendre compte.
— Appelle-la alors. Ta médecin. Quand puis-je la voir ?
— Je vais prendre rendez-vous à mon nom. Tu la verras aujourd’hui. Je t’y conduirais. Tu ne seras pas obligé de dire qui tu es.
— Bien.
Ce n’est pas « bien » que je devrais dire. C’est « merci ». Mais je ne sais pas comment formuler ça. Je n’ai pas de repères. Je n’ai jamais eu à remercier quelqu’un auparavant, je crois. Personne n’a jamais été aussi attentionné envers moi. Mais il n’est pas question qu’il l’apprenne.
Bon sang, je n’ai pas envie qu’il me lâche. Je suis soulagé qu’il ait proposé de m’accompagner. Les réactions de mon corps m’effraient. J’aurais peut-être dû être assidu en cours de sciences naturelles au collège finalement. Si j’avais su qu’un jour mes chaleurs se déclencheraient…
— Ne bouge pas. J’appelle tout de suite.
Je n’écoute pas vraiment. Je suis bien trop détendu pour me concentrer sur ce qu’il dit au téléphone. Il m’enserre de son bras libre. Son torse contre mon dos est chaud. Je me tortille pour trouver une position plus confortable, pour mieux respirer son odeur. J’ai sommeil. Et je me sens partir.
***
Un rai de lumière filtrait à travers les persiennes à demi relevées et tombait pile sur le bureau de la médecin. Comment un instant aussi parfait pouvait-il se produire ici et maintenant, alors que Markus passait les pires minutes de sa vie ?
Le jeune homme agitait nerveusement un genou, et Jasper devait se retenir de toutes ses forces pour ne pas poser une main dessus pour le calmer. Il avait voulu rester dans la salle d’attente, mais l’Oméga avait eu l’air si perdu que la praticienne lui avait proposé d’entrer. Markus avait sursauté quand il avait légèrement appuyé au creux de son dos pour le faire avancer, aussi Jasper ne l’avait-il plus touché depuis, mais il se permettait cependant d’émettre des phéromones apaisantes, puisque de toute façon la docteure Debois ne les sentirait pas.
— On n’explique pas toujours pourquoi un caractère s’exprime si tard. La littérature médicale est encore assez floue sur le sujet, bien que plusieurs études soient menées en ce moment même. Toujours est-il qu’en effet vous n’êtes pas récessif, expliqua la médecin. Je vais vous prescrire un suppresseur assez faible dans un premier temps, et lorsque nous aurons les résultats de votre prise de sang, dans quelques jours, nous pourrons commencer à modifier les dosages.
Markus acquiesçait à tout sans rien dire. Il avait l’air sous le choc, comme si entendre la docteure énoncer l’évidence rendait les choses plus inévitables encore.
— Durant cette période d’ajustement, cela serait bien que vous puissiez passer du temps ensemble. Manifestement, les phéromones de Jasper ont un effet apaisant sur vous. Elle se tourna vers l’Alpha, un léger sourire flottant sur les lèvres et demanda, déjà sûre de la réponse : tu en émets en continu Jasper depuis que vous êtes entrés, n’est-ce pas ?
Jasper opina.
— Vous me connaissez si bien, Docteur. Il marqua une pause, puis reprit : nous suivons les mêmes cours, cela ne pose pas de problème de passer du temps ensemble.
— Même ce weekend ?
Il confirma.
— Même ce weekend.
Markus semblait avoir du mal à assimiler toutes les informations fournies par la thérapeute, alors Jasper fit de son mieux pour les retenir aussi. Puis il régla la consultation et entraîna Markus vers le parking en sous-sol. L’Oméga le suivait comme un robot, totalement apathique. Jasper aurait voulu pouvoir l’aider, l’aider plus, ou lui apporter du réconfort, mais son camarade détestait manifestement le contact. Il était complètement perdu dans ses pensées, et l’Alpha se sentait démuni face à sa détresse. Il n’aurait jamais imaginé que cette découverte puisse anéantir quelqu’un à ce point-là.
***
Je marche comme dans un rêve. Enfin, un cauchemar plutôt. Ainsi donc, c’est vraiment ça. Je ne suis pas récessif, juste… en retard ? Je suis un Oméga en pleine possession de ses moyens et probablement tout à fait apte à enfanter, la docteure l’a dit. Elle confirmera quand elle aura les résultats de ma prise de sang. Elle m’a ausculté, mais en surface. Elle a du tact, elle. Le médecin de ma famille n’a jamais hésité à enfoncer deux doigts en moi pour vérifier si mes organes reproducteurs se développaient. Elle, elle ne m’a même pas demandé de me déshabiller, juste de soulever ma chemise. Et elle s’est excusée d’avoir les mains froides. Et elle a laissé Jasper rentrer avec moi dans son bureau.
Il marche à côté de moi en silence. Je le suis. Je suis un Oméga. Je ne contrôle pas, mais alors pas du tout mes phéromones. La médecin a beau dire que c’est normal, je m’en fous moi. Je veux juste que personne ne le sache. Je ne veux pas être vendu pour n’être qu’un reproducteur, comme ma mère. Je ne veux pas finir comme elle !
— Où est-ce que l’on va ?
Je réalise seulement maintenant que nous sommes dans la voiture de Jasper, et qu’il prend une route que je ne connais pas pour traverser Paris.
— Chez moi.
— Comment ?
— Tu as entendu madame Debois. Il faut que l’on reste ensemble le plus possible pour stabiliser tes phéromones en attendant que les suppresseurs fassent effet. Préviens chez toi que tu ne seras pas là du weekend. Tu n’as qu’à leur dire qu’on bosse chez moi.
Il énonce cela avec une telle assurance. Je ne comprends toujours pas pourquoi il fait ça pour moi. Ou alors il… se méprend ?
— Je n’ai pas envie de coucher avec toi.
— Moi non plus. Enfin…
Il me regarde brièvement avant de manœuvrer pour se garer.
— Plus exactement, je respecte ton envie de ne pas être touché. Ça se voit que tu n’aimes pas ça.
Il coupe le contact et ajoute, d’un ton rassurant :
— Je suis content de pouvoir t’aider quand tu as un pic de chaleurs, je veux dire… C’était vraiment agréable de t’être utile comme ça. Mais je ne vais pas te demander de relations sexuelles alors que ça n’a pas l’air de t’intéresser. Juste, si tu as besoin, je serais là. Tous les Alphas ne sont pas des monstres assoiffés de sexe Markus, tu sais ?
Non, je ne sais pas. Dans ma famille, et plus généralement dans mon milieu, les Omégas sont épousés pour faire des enfants aux Alphas, et leur permettre de passer des ruts confortables. Mon frère aîné n’a jamais connu sa mère, qui s’est enfuie et a divorcé de mon père très vite. La mienne est un être fragile et effacé, qui n’a jamais servi que de génitrice et de faire-valoir au bras de Père, parce qu’elle est belle. Elle ne gère même pas la maisonnée parce que nous avons un majordome pour ça. Alors non, je ne sais pas. Et je ne sais d’ailleurs pas comment lui répondre. Je me contente de marmonner un vague « oui » et de le suivre, parce qu’il me propose de me reposer et parce qu’il prétend avoir une idée pour que mon statut reste secret.