Point de cue : Léna
Le lendemain matin, un dossier m'attendait dans mon casier. Pas d'enveloppe, pas de nom. Juste un simple dossier en kraft, scellé avec une agrafe et glissé comme s'il m'attendait depuis toujours.
Il n'y avait rien de marqué dessus. Mais je savais d'où il venait.
Dans le couloir, Elio était adossé au mur, les bras croisés, son regard dissimulé sous sa capuche. Lyana, un peu plus loin, parlait à un surveillant, l'air détachée. Ils ne me regardaient pas. En apparence.
Je pris le dossier, le glissai dans mon sac, et partis sans un mot. Mais je savais.
Ils avaient vu.
L'après-midi, je me suis réfugiée dans une salle vide, au fond du bâtiment des sciences. Personne n'y va à cette heure. Juste le bourdonnement d'un néon fatigué, et le craquement du chauffage.
Je posai le dossier sur la table.
À l'intérieur : une série de fiches, toutes écrites à la main. Des noms. Des dates. Des rapports d'incidents... ou plutôt de non-incidents. Des cas étouffés. Des plaintes jamais déposées. Tous liés à des élèves bien en vue. Trop bien protégés.
C'était un journal de l'ombre. Un condensé de ce que le lycée refusait d'admettre.
Et à la fin : une fiche vierge.
À toi de remplir.
C'était écrit en haut. À l'encre noire, fine, maîtrisée. L'écriture de Lyana, je le savais maintenant.
Je respirai lentement. Une partie de moi voulait refermer ce dossier. L'autre... avait déjà commencé à lire entre les lignes.
Une heure plus tard, je relevai la tête. J'avais commencé à écrire.
Nom : S.
Classe : Terminale ES.
Rumeur persistante : harcèlement ciblé depuis un an.
Protection par un professeur. Témoignage d'une victime silencieuse.
Tout concordait.
Je notai chaque détail, chaque nom croisé dans les marges des fiches. Tout menait à une même personne : Samuel D, terminale ES, capitaine de l'équipe de basket, fils d'un enseignant influent.
Un garçon au sourire trop large, aux mains trop baladeuses, et à la réputation soigneusement vernie. Intouchable. Insoupçonné.
Je pensais à Emma. Discrète, souvent seule, toujours dans la salle des arts pendant les pauses. Les quelques fois où je lui avais parlé, elle avait ce regard fuyant, comme si elle cherchait à disparaître de son propre corps.
Elle était citée en bas d'une fiche. Juste une initiale. E. Et deux mots :
"Ne veut pas parler."
Je fermai les yeux un instant. Je n'étais pas une justicière. Je ne voulais pas l'être. Mais laisser passer ça, après avoir vu ce que j'avais vu... c'était comme trahir quelqu'un. Me trahir moi-même.
Je pris une profonde inspiration, puis rouvris le dossier. J'ajoutai une nouvelle ligne à la fiche :
Hypothèse : Emma D. victime potentielle.
Quand je quittai la salle, le ciel avait viré au gris métallique. La cour était presque vide, balayée par un vent de fin de journée.
Mais ils étaient là.
Elio, à moitié assis sur un muret, fixant l'écran de son téléphone, sans vraiment le regarder.
Lyana, à l'ombre d'un arbre, les bras croisés, impassible.
Ils ne bougeaient pas. Ne me suivaient pas.
Mais je les sentais.
Ils ne me disaient plus rien. Pas un mot depuis la confrontation.
Et pourtant, chaque pas que je faisais dans cette enquête semblait... orchestré.
Comme si j'étais dans un jeu dont j'avais accepté les règles sans le vouloir.
Ce soir-là, en rentrant, j'ouvris mon ordinateur.
Je tapai "Samuel D. + lycée + incident". Rien. Trop propre. Trop parfait.
Puis je cherchais "Emma D."
Un seul post, caché dans un forum oublié, posté à une heure improbable.
"Quand le silence protège les coupables, à quoi sert de parler ?"
Je regardai cette phrase longtemps.
Et j'écrivis, dans mon carnet :
"Je vais parler pour elle."