Point de vue : Lisa
La nuit était tombée depuis longtemps. Dans la petite véranda au fond du jardin, Chris et moi étions seuls, comme toujours quand les murs du présent devenaient trop étroits.
Je le regardais jouer distraitement avec un couteau de poche, le même que celui qu'il utilisait depuis nos treize ans. Il ne le sortait que lorsqu'il pensait.
Ou lorsqu'il doutait.
« Tu crois qu'elle tiendra, Léna ? »demanda-t-il sans me regarder.
Je répondis du tac au tac :
« Elle n'a pas le choix. Pas maintenant. »
Il hocha lentement la tête, comme s'il voulait s'en convaincre.
Le silence revint. Pas pesant. Familier. Comme celui des vieux souvenirs qu'on ne dit plus à voix haute.
Je m'appuyai contre le rebord de la fenêtre. La brise fraîche de juin caressait ma nuque, mais mon esprit était ailleurs. Un hiver, il y a trois ans. Une porte qu'on avait forcée. Une fille qu'on avait sortie d'un placard. Une autre qu'on n'avait pas pu sauver.
« Tu penses encore à elle ? » murmurai-je.
Chris baissa enfin les yeux sur moi. Ils étaient un peu plus ternes qu'avant.
« Chaque nuit. »
Il n'avait pas besoin de dire son nom. Moi aussi, je la voyais encore. Mélina. Quinze ans. Silence absolu. Marques au poignet. Morts dans les yeux.
C'est ce soir-là qu'on avait décidé d'aller plus loin. Qu'on ne se contenterait plus d'alerter les adultes ou de glisser des notes anonymes. On frapperait là où ça faisait mal. On ferait peur aux prédateurs.
Et si le système voulait nous punir, alors il devrait commencer par nous comprendre. Et personne ne comprenait les jumeaux silencieux.
Mais Chris et moi... on avait été le feu dans leur ombre.
« Tu crois que Léna finira comme nous ? » demanda-t-il doucement.
Je secouai la tête.
« Non. Elle ira plus loin. »
Il m'observa, surpris. Je précisai :
« Parce qu'elle a encore des morceaux d'espoir. Parce qu'elle n'a pas vu ce qu'on a vu. Et parce qu'elle cherche toujours une autre voie. »
Chris sourit. Ce petit sourire en coin, fatigué, mais sincère.
« T'as un faible pour elle, » admit-il.
Je ris doucement.
« Elle me rappelle moi. Avant. »
Il hocha la tête, puis se leva pour marcher jusqu'à la porte. Il s'arrêta, la main sur la poignée, et déclara sans se retourner :
« Quand ça explosera... faudra qu'on choisisse vite. La protéger, ou continuer le combat. »
Je restai figée un instant. Puis je répondis :
« Peut-être qu'elle deviendra la guerre elle-même. »
Il partit en riant doucement. Et moi, je restai là. Avec le silence. Et la promesse d'un chaos à venir.