Point de vue : Elio
La nuit s'était installée sur la ville comme un voile épais. Depuis la fenêtre du dernier étage, je regardais les néons du terrain de sport clignoter paresseusement. Le lycée, vu d'en haut, ressemblait à un jeu de stratégie. Un damier de couloirs, de portes et de secrets.
Et au centre, un pion qui voulait devenir autre chose.
Léna.
Je l'avais observée depuis le début. D'abord de loin, comme une anomalie. Trop droite, trop propre, trop honnête. Puis de plus près, quand elle avait commencé à fouiller. À s'accrocher à ce qu'elle croyait juste.
Elle me rappelait Lyana, à une époque. Avant qu'on ne choisisse la méthode.
Je sentis le plancher grincer derrière moi. Lyana entra sans frapper — elle ne frappe jamais.
« Elle a pris le dossier, » dit-elle simplement.
« Je sais. »
Elle se planta à côté de moi, les bras croisés. Son reflet dans la vitre me regardait, sévère et distant, comme toujours.
« Tu penses qu'elle tiendra ? »
Je haussai les épaules. Le silence est plus sûr que les pronostics.
« Elle veut comprendre, ajouta Lyana. Elle ne sait pas encore qu'on ne peut pas tout porter. »
Je la regardai. Ma sœur. Mon miroir inversé. Si moi je portais le poids en silence, elle le projetait en actes.
« Elle est différente, dis-je finalement. »
« Elle croit encore qu'elle peut sauver tout le monde. »
« Comme toi avant. »
Un pli amer étira sa bouche. Touchée. Elle détestait qu'on lui rappelle qu'elle avait été humaine.
« Toi, tu crois quoi ? » me demanda-t-elle.
Je détournais les yeux.
« Je crois qu'on a besoin d'elle. Même si elle échoue. Même si elle nous abandonne. Elle fait bouger les choses. Elle oblige les autres à se regarder en face. »
Lyana hocha la tête lentement.
Puis, plus bas :
« Et si elle découvre tout ? »
Je restai muet. Parce que je savais ce que "tout" voulait dire. Pas juste ce qu'on faisait, mais pourquoi. Ce qu'on avait perdu. Ce qu'on avait caché. Ce que Lisa et Chris savaient, eux aussi, mais refusaient d'affronter de front.
Je sentais l'ombre du passé se rapprocher. Pas celle de nos ennemis. Celle qu'on avait laissée derrière nous. Celle qu'on croyait enterrée sous des actes justes.
« On improvisera, dis-je enfin. »
Lyana sourit, presque tristement.
« T'as toujours été trop calme pour quelqu'un qui a du sang sur les mains. »
Je baissai les yeux vers mes paumes. Vides. Propres. Mais lourdes.
« Et toi, trop tranchante pour quelqu'un qui voulait juste protéger. »
Silence. Puis elle posa sa main sur mon épaule.
« On tient encore un peu ? »
Je hochai la tête.
Juste un peu.
Jusqu'à ce que tout bascule.