Mini-Prologue
Je ne sais pas exactement quand c’est arrivé. Le moment précis où quelque chose en moi s’est brisé pour de bon. Peut-être que ce n’était même pas un choc, pas une fracture nette. Plutôt une lente érosion, comme une corde qui s’effiloche à force d’être tendue.
Je suis Ely.
Enfin… ce qu’il en reste. Un prénom banal pour une fille qu’on croise sans voir, qu’on écoute sans vraiment entendre.
Je suis celle qui sourit trop fort quand ça va mal. Celle qui s’invente des excuses pour ne pas dire la vérité. Celle qui respire à peine.
Tous les jours, je me réveille avec le cœur lourd. Un poids invisible, tapi entre mes côtes, qui me comprime de l’intérieur. Je me redresse toujours trop vite, comme si rester au lit plus longtemps pouvait me tuer. Et parfois, je crois que c’est vrai.
Le matin, c’est le pire. Le réveil. Le moment où le rêve s’évanouit et où la réalité s’impose, brutale, tranchante. Parfois, j’aimerais pouvoir me dissoudre dans ma douche. Que l’eau me fasse disparaître. Que chaque goutte emporte un peu de cette fille que je ne supporte plus d’être. Mais ça ne marche pas comme ça. Les cicatrices restent. Invisibles, peut-être, mais là. Sous la peau, dans la chair.
Je suis fatiguée d’avoir peur. Fatiguée d’avoir toujours cette sensation au creux du ventre, ce nœud qui ne se défait jamais. Et puis il y a cette voix, cette saloperie de voix dans ma tête. Celle qui me dit que je ne vaux rien. Que je suis seule. Que je mérite tout ça. Parfois, je me demande si je ne suis pas complètement folle.
La ville m’étouffe. Elle est crasseuse, bruyante de mensonges et d’odeurs de fin de soirée. Les rues puent l’alcool, la sueur, la résignation. Mais c’est ici que je vis. C’est ici que je survis. Entre les murs trop fins de mon appartement, entre deux verres de whisky dilué et les battements sourds des boîtes de nuit où je danse, où je joue les poupées pour quelques billets et un semblant d’attention.
C’est là que je l’ai senti, pour la première fois.
Ce regard. Pas un regard banal. Pas un mec ivre qui bave sur mon t-shirt. Non. Un regard froid, précis, méthodique. Un regard qui fouille, qui arrache les couches, qui déshabille sans jamais bouger. Je l’ai senti sur moi comme une lame contre la peau.
Tranchante.
Immobile.
Inévitable.
Je ne l’ai pas vu tout de suite. Mais mon corps, lui, a su. Un instinct ancien. Animal qui crie de fuir. Il n’avait pas besoin de parler. Sa simple présence m’a secouée comme une décharge. Il était là, dans l’ombre, appuyé contre un mur, ses yeux rivés sur moi. Un homme aux allures de cauchemar taillé au couteau. Et putain, j’ai senti ma gorge se nouer. Pas de peur. Pas seulement. D’envie aussi.
D’un truc que je ne comprenais pas encore.
C’est là que j’ai su que j’étais foutue.
Je suis rentrée chez moi en courant, mon cœur battant dans mes tempes comme un tambour de guerre. Et tout le long du trajet, cette sensation me suivait. Comme s’il était encore là. Comme s’il avait marqué quelque chose en moi sans me toucher.
Je ne sais même pas son nom. Mais il hante déjà mes pensées.
Et ça me terrifie.
Je me suis enfermée à double tour, comme une enfant. J’ai vérifié chaque fenêtre, chaque verrou. Et pourtant, la sensation ne partait pas. Elle s’accrochait. Comme lui. Je ne suis pas du genre à fantasmer sur un inconnu. Pas après tout ce que j’ai vécu. Mais ce regard. Il m’a déstabilisée et désarmée. Et dans cette faiblesse, il y avait quelque chose de terriblement… vivant. Alors, je fais ce que je fais toujours.
Je fuis.
Mais cette fois, ça ne marche pas. Parce que, quand je ferme les yeux, je vois ses traits. Son regard comme de la glace qui brûle. Ses tatouages ancrés sur sa peau comme des cicatrices visibles.
Son aura. Noire. Intense. Magnétique.
C’est pas un homme, c’est un putain de problème.
Et moi, j’ai toujours eu le chic pour courir vers la merde.