Le manoir Hayward se dresse fièrement au cœur du domaine, tel un colosse de pierre veillant sur ses terres. Ses murs épais, envahis par la mousse et le lichen, témoignent d'une histoire riche et tourmentée. Les fenêtres, aux vitraux aux couleurs chatoyantes, laissent entrevoir l'opulence qui règne à l'intérieur. Un chemin de gravier serpente à travers les pelouses verdoyantes, menant à l'imposante entrée du manoir. Une porte en chêne massif, sculptée de motifs complexes, s'ouvre sur un hall vaste et majestueux. Un escalier en colimaçon, aux marches usées par le temps, monte vers les étages supérieurs.
Le cœur battant à tout rompre, je me faufile dans les couloirs sombres du manoir, priant pour échapper à la vigilance de Mme Eddith, la cuisinière redoutable. Son visage rubicond, sa carrure imposante et son tablier maculé de graisse la rendent terrifiante. L'austérité des murs de pierre, ponctuée par des portraits d'ancêtres aux regards froids, contraste avec l'opulence des lustres en cristal qui scintillent faiblement. J'aperçois Margaret, mon unique alliée dans cet enfer, qui me lance un regard terrifié. Ses cheveux brun, lissés en un chignon strict, encadrent un visage pâle marqué par la fatigue. Ses yeux bleus, cernés par de lourdes ombres, trahissent la peur et la compassion qu'elle ressent pour moi. Elle est humaine et c'est l'une des rares personnes du domaine qui ne cherche pas à m'éviter. Son soutient et son amitié m'ont permis te tenir à de nombreuses reprises :
- Lizzie ! Mais où étais-tu passée ? La maîtresse et Madame Eddith te cherchent partout ! Elles sont folles de rage ! Pourquoi as-tu mis si longtemps ?
- J'ai... j'ai eu un contretemps... je murmure, la culpabilité me nouant la gorge.
- Un contretemps ? Tu plaisantes ? Madame Eddith a dû préparer un autre repas à la hâte ! J'ai essayé de te couvrir en disant qu'il y avait sûrement beaucoup de monde au marché, mais elle m'a giflée...
Ses paroles me lacèrent le cœur. La culpabilité m'envahit comme un poison. Dès qu'Eddith m'aperçoit, elle fonce sur moi, arrachant le panier de mes mains avec une brutalité sans égale.
- Alors, on se la coule douce au marché ? Où est la viande, bon sang ? hurle-t-elle, son regard accusateur me transperçant.
Honteuse, je baisse la tête. J'ai oublié la viande, une erreur impardonnable.
- La maîtresse t'attend dans la salle à manger. Et prie pour qu'elle soit clémente ! ricane la cuisinière.
J'obéis, les jambes flageolantes, et traverse le hall d'entrée, puis le salon, mais elle ne s'y trouve pas. Je monte l'imposant escalier en colimaçon et me dirige vers le bureau privé de Madame Hayward, situé à l'étage. J'hésite un instant devant la lourde porte en chêne, redoutant ce qui m'attend. Prenant mon courage à deux mains, je frappe timidement. Une voix glaciale m'invite à entrer. Je pousse la porte et pénètre dans la pièce, le cœur battant à tout rompre.
Madame Hayward est assise derrière son imposant bureau, son visage impassible fixé sur moi. C'est une faë majestueuse dans sa robe vert kiwi et ses bijoux étincelants. Son visage, marqué par les rigueurs du temps, incarne une austérité glaciale qui contraste vivement avec son apparence élégante. Ses cheveux blancs, comme de la neige, encadrent un visage ridé, où chaque pli semble raconter une histoire de dureté et de détermination. Ses yeux, d'un gris acier, me transpercent comme des lames, reflétant la froideur de son âme et la rigueur de son autorité.
- Pourquoi es-tu en retard ? rugit-elle, sa voix résonnant dans la pièce.
- Je suis désolée, j'ai rencontré un homme et son... je commence à expliquer, mais elle m'interrompt d'un geste impérieux.
- Avec un homme, espèce de traînée ! tonne-t-elle, coupant mes paroles.
- Non Madame, ce n'est pas ce que vous pensez ! je m'écrie, tentant de me défendre.
- Banon ! s'exclame-t-elle presque immédiatement, proche de l'hystérie.
L'homme entre brusquement dans la pièce, comme s'il s'attendait presque à ce qu'elle appelle.
- Emmenez cette fille et donnez-lui une correction qu'elle n'oubliera pas, poursuit-elle.
Je tente de protester, mais mes mots se perdent dans le vide. Banon, un colosse au visage sinistre, me saisit fermement par le bras. Son odeur, âcre et nauséabonde, envahit mes narines, confirmant qu'il ne s'est pas lavé depuis des mois. Sa peau parcheminée et craquelée, recouverte d'une couche de boue indéfinissable, me donne la nausée.
Palefrenier du domaine, il tire un plaisir sadique à infliger des punitions sur ordre de la veuve. Ses doigts se resserrent autour de mon bras, me traînant vers une pièce sombre servant de rangement. L'air y est vicié, froid, chargé de moisissure. Il me jette au sol comme un sac de sable, me laissant étourdie et impuissante. L'odeur de terre et de bois pourri s'infiltre dans mes poumons, rendant ma respiration laborieuse.
Le regard de Banon brûle de cruauté alors qu'il empoigne un bâton. Chaque fibre de mon être se tend, anticipant la douleur à venir.
- Tu cherches juste à attirer l'attention, l'hybride. Tu n'es personne, tu n'aurais jamais dû exister !
Le premier coup descend avec une force brutale, écrasant mes côtes comme si une tempête se déchaînait sur mon corps. Je mords ma lèvre pour étouffer un cri, mais la douleur irradie à travers moi comme un éclair brûlant. Je compte silencieusement : un. Le bâton frappe encore, chaque impact plus terrible que le précédent. Deux. La violence me coupe le souffle, mes côtes craquent sous la force implacable des coups. Trois. Je suffoque, essayant de retrouver mon souffle entre chaque assaut. Quatre. La douleur est une symphonie déchirante qui résonne à travers tout mon être, chaque note une explosion de souffrance. Cinq. La rage et l'humiliation montent en moi, se mêlant à la terreur et au désespoir. Six. Je suis submergée, noyée dans cet océan de brutalité. Les rires sadiques de Banon se mêlent à mes cris étouffés, chaque gémissement de douleur semblant nourrir son plaisir cruel. Sept. Huit. Je me recroqueville sur le sol, essayant de protéger ce qui reste de moi. Neuf. La douleur est insupportable, chaque inspiration une torture qui m'arrache des soupirs de désespoir. Dix. Les rats dans les coins sombres de la pièce s'agitent, leurs cris se fondent avec mes sanglots, créant une cacophonie de misère et de souffrance. Onze. Je ne peux plus distinguer le monde autour de moi, tout n'est que douleur et ténèbres. Douze.
Les coups cessent enfin, mais le silence qui suit est encore plus cruel. Il pèse sur moi comme une menace, chargé du poids des horreurs qui viennent de se produire. J'entends Banon sortir de la pièce, ses pas lourds résonnant dans le couloir. Je reste en boule, effrayée, de peur qu'il ne revienne. Je reste immobile, une épave gisant sur le sol froid et inhospitalier. Chaque seconde de ce silence résonne dans les recoins les plus sombres de mon âme, un rappel brutal de ma condition, de la cruauté du monde qui m'entoure. Je me sens brisée, abandonnée à la mercie d'un destin impitoyable.
Je me traîne péniblement jusqu'au dernier étage du manoir, chaque pas ravivant la douleur lancinante des coups que j'ai subis. Mes côtes brisées protestent à chaque mouvement, chaque respiration est un tourment. La fatigue me pèse lourdement, menaçant de m'écraser au sol. Mais je continue, portée par une détermination farouche qui refuse de céder. Margaret m'attend, et je dois la retrouver. Lorsque j'atteins enfin notre petite chambre nichée sous les toits mansardés, la lumière du crépuscule filtre à travers les petites fenêtres, projetant des taches dorées sur le sol usé. Margaret est là, assise sur notre lit, son visage baigné d'une inquiétude profonde. Dès qu'elle me voit, elle se précipite vers moi, ses yeux remplis de compassion et de tristesse.
- Lizzie ! Oh mes Dieux, qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?
Sa voix tremble, chargée d'horreur. Avec une douceur infinie, elle m'aide à m'allonger à plat ventre sur le lit. Chaque mouvement arrache une grimace de douleur à mes traits, et des larmes brûlantes coulent librement sur mes joues. La colère bouillonne en moi, telle une vague dévastatrice qui menace de m'emporter. Les paroles de la veuve résonnent dans mon esprit comme un écho cruel, chaque mot est un coup de fouet cinglant.
"Une correction qu'elle n'oubliera pas."
Sa voix glaciale et méprisante résonne encore à mes oreilles, ravivant la douleur physique et émotionnelle de chaque coup. L'injustice me consume, attisant une rage qui grandit en moi. Comment peut-elle me traiter avec une telle cruauté ? Est-ce que le fait d'être une hybride, une paria dans cette société dominée par les faës, ne suffit pas ? Dois-je aussi endurer les humiliations et les punitions brutales de cette femme tyrannique ?
Je sens la haine monter en moi, dirigée contre Madame Hayward pour sa cruauté et son mépris, contre Banon pour sa violence et son sadisme, contre ce monde entier qui me traite comme une moins que rien. La colère gronde, sourde et intense, alimentée par l'injustice flagrante de ma situation. Madame Hayward, avec son autorité tyrannique, incarne tout ce qui est répréhensible dans notre société, où les faës se croient les seigneurs absolus, reléguant les humains à une sous-espèce et méprisant les hybrides comme moi.
Je raconte tout à Margaret. Ses yeux ne quittent pas les miens, et même si elle ne prononce aucun mot, son silence parle plus que des paroles. Sa présence est un réconfort précieux, une source de force et de courage dans ce moment de profonde détresse. Elle m'aide à retirer ma robe, ses mains habiles évitant soigneusement de toucher mes blessures. Elle humecte un linge d'eau fraîche et l'applique délicatement sur mes plaies, apaisant la douleur et apportant un soulagement bienvenu. Je ferme les yeux, savourant la sensation de fraîcheur sur mes blessures. Lentement, la tension et la colère qui m'habitaient se dissipent sous ses soins attentionnés. Alors que je termine mon récit, un lourd silence s'abat sur la pièce. Le regard de Margaret est doux, plein de compassion, et je redoute ce qu'elle pourrait penser. Sa déception ou sa colère serait insupportable.
- Mais qu'est-ce qui t'a pris ! Cette histoire est ridicule, tu as dû te faire manipuler, Lizzie. Un faë curieux de voir une hybride... Le ton de Margaret est teinté d'inquiétude et de frustration.
- Ils avaient pourtant l'air vraiment sincère, je murmure, mes propres doutes me tourmentant alors que je tente de me convaincre de la justesse de mes actions.
Mais Margaret à raison, pourquoi suis-je allée dans cette auberge avec Zéphyr et Lior ? La journée a pris un tournant si sombre, si différent de ce que j'espérais. Mais qu'est-ce que j'espérais finalement...
- Je pense que tu as plusieurs côtes cassées, Lizzie, déclare-t-elle doucement, sa voix tremblante trahissant son émotion. Ses doigts caressent mes cheveux avec tendresse, contrastant avec la brutalité de ce que j'ai enduré.
- Je sais, j'ai entendu mes os se briser... Je suis tellement désolée de t'infliger tout ça, j'avoue avec un soupir, la culpabilité pesant lourdement sur mes épaules.
- Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu ne mérites pas ce qui t'est arrivé. Ce n'était qu'un simple retard, Madame Hayward aurait trouvé n'importe quelle autre excuse, tu sais, insiste-t-elle, son regard empreint de détermination.
Un mélange de colère et de compassion se lit dans ses yeux, révélant son profond attachement envers moi et sa révolte face à l'injustice qui me frappe. Brisant le silence pesant qui s'est installé, Margaret murmure :
- Et qui sait ? Peut-être que moi aussi j'aurais pris des risques pour rejoindre un séduisant Faë inconnu, finalement...
Un sourire malicieux se dessine sur ses lèvres, éclairant son visage d'une lueur de complicité. Surprise par la tournure de la conversation, je ne peux m'empêcher de rire, ce qui me fait grimacer de douleur.
- Oh excuse-moi Lizzie, je n'avais pas prévu de te faire souffrir ! Sa voix est empreinte de sincérité et de regret.
- Ce n'est rien May, ne t'inquiète pas.
Mes lèvres s'étirent dans un sourire faible, reconnaissante pour la présence réconfortante de Margaret, même dans les moments les plus sombres de ma vie. Son soutien inconditionnel est comme un phare dans la nuit, me guidant à travers les tempêtes qui menacent de me submerger. Sa tendresse, sa compassion et son humour me donnent la force de continuer à avancer, malgré les épreuves et les injustices qui me frappent.
Le sommeil ne m'a offert qu'un maigre répit. Mon corps tout entier est endolori, et le moindre mouvement m'envoie des pointes de douleur aiguë. En me levant péniblement, je me dirige vers le miroir. Mes longs cheveux, habituellement nattés pour éviter qu'ils ne s'emmêlent durant la nuit, sont en désordre. Mes yeux émeraude, cernés par des nuits trop courtes, trahissent ma fatigue. Je jette un coup d'œil par la fenêtre. Le soleil brille déjà dans le ciel, me rappelant la corvée qui m'attend. La lumière du matin éclaire ma peau légèrement dorée, un héritage de mon sang faë. J'ai un nœud à l'estomac en pensant à Lior et son père... Vais-je les revoir aujourd'hui au marché ? Margaret n'est pas là. Elle est probablement en train d'exécuter les multiples tâches qui lui incombent en tant que servante. Je me lave le visage à l'eau froide, la fraîcheur me gifle et m'arrache à la torpeur. Je me coiffe rapidement, prenant soin de dissimuler mes oreilles pointues, un autre signe de ma différence, bien que les oreilles des faës soient plus longues. Je m'habille avec précaution, sentant la douleur lancinante dans mes côtes chaque fois que je bouge. Margaret a bandé mes côtes au mieux de ses capacités, mais chaque mouvement est une épreuve. Je tente de dissimuler ma souffrance derrière un masque d'indifférence, mais la simple tâche de m'habiller me rappelle cruellement les brutalités infligées la veille.
Je croise madame Hayward, son regard me transperce :
- Tu as de la chance que je ne t'aie pas revendue, me dit-elle d'une voix froide et méprisante. Considère-toi chanceuse que je te permette de rester ici, sous mon toit.
Je baisse la tête, incapable de soutenir son regard. Je sais que je n'ai aucun droit de répliquer.
- Aujourd'hui, tu iras travailler aux écuries. Tu nettoieras les excréments, tu brosseras les chevaux et tu feras tout ce que Banon te dira de faire. Et j'espère que tu te souviendras de cette leçon. Un oubli, une erreur de jugement de plus, et tu ne seras pas si épargnée la prochaine fois. Margaret prendra ta place pour faire les courses au marché dorénavant, tu viens de perdre le peu de liberté que tu avais. De plus, tu seras privée de repas pendant trois jours, ça t'apprendra à me faire attendre le mien.
Je marmonne un "oui, madame" à peine audible, mon cœur lourd de ressentiment et de peur. La veuve, indifférente à mon état, quitte la pièce, son parfum entêtant persistant dans son sillage.
Banon, à l'extérieur des écuries, m'attend les bras croisés. Un ricanement traverse son visage crasseux lorsqu'il m'aperçoit. Je sens la bile me monter à la gorge, mais je l'avale rapidement.
- Alors, l'hybride, prête à te salir les mains ? me lance-t-il d'une voix moqueuse.
Je serre les poings, la colère bouillonnant en moi. Mais je sais que je n'ai pas le choix. Levant les yeux vers Banon, je réprime l'envie de lui répondre avec la même arrogance. À la place, je baisse la tête, acceptant silencieusement mon sort. Les écuries s'étendent devant moi, une mer de paille et de crottin qui attend d'être nettoyée, comme si Banon ne s'en était pas occupé depuis des semaines. Chaque mouvement est une torture avec mes côtes brisées, mais je m'efforce de garder ma dignité alors que je m'attelle à ma tâche. Les chevaux, majestueux et imposants, observent mon travail avec indifférence, leurs regards en coin semblent se moquer de ma condition. Je me demande parfois s'ils comprennent, s'ils ressentent la cruauté de cette situation. Peut-être que oui, peut-être que non, mais dans tous les cas, je n'ai pas le luxe de me perdre dans ces pensées.
L'estomac noué par la faim, je vole discrètement une carotte des provisions des chevaux, la dévorant avidement dans un coin des écuries. C'est ma seule source de nourriture, alors que je n'ai pas le droit de manger. Mes lèvres tremblent de fatigue et de frustration, mais je refoule mes larmes, déterminée à ne pas montrer ma faiblesse. Nettoyer l'enclos des chevaux est un véritable calvaire. Chaque brin de paille soulevé, chaque crottin ramassé est comme un poids supplémentaire sur mes épaules déjà meurtries. La sueur perle sur mon front, mêlée aux larmes de douleur qui menacent de jaillir à tout moment. Mais je continue, sans fléchir, sans faillir.
C'est ainsi que je termine mon labeur, épuisée mais fière, les mains crottées et les vêtements souillés. Banon, satisfait de mon travail, me lance un regard presque approbateur avant de s'éloigner sans un mot de reconnaissance. Mais je n'ai pas besoin de ses mots. Ma fierté, bien que minuscule, brille encore dans ce monde d'ombres et de cruauté. Ainsi, je quitte les écuries, le corps épuisé mais l'esprit intact.