Deux semaines se sont écoulées depuis le décès de Banon. Son remplaçant n'a mis que trois jours pour faire l'aller-retour et ramener la jument de Mme Hayward. Cette dernière n'a pas manqué de critiquer la lenteur de Banon, de son vivant.
Allongée dans le lit que je partage avec Margaret, je ne trouve pas le sommeil. Mes pensées dérivent vers Zéphyr et son fils, mais surtout vers son père. Je lui ai demandé de me laisser tranquille, mais au fond de moi, j'aspire à revivre ce moment où nous buvions un cidre ensemble à l'auberge. Une rougeur de honte me monte au visage alors que je m'enfonce un oreiller sur la tête. Et pourtant, malgré mon manque total d'expérience en matière de relations, la pensée persistante de Zéphyr s'immisce dans mon esprit.
- Tu vas bien, Lizzie ? demande Margaret.
- Tu peux arrêter de me poser cette question ?
- Pourquoi ? Tu penses encore à ton beau et séduisant Zé...
Avant qu'elle n'ait pu terminer sa phrase, je lui enfonce mon oreiller sur la tête.
Après une bataille d'oreillers mouvementée, Margaret et moi reprenons nos tâches quotidiennes.
Je suis en train de plier des serviettes de table en cuisine lorsque Margaret surgit, une brosse de ramonage à la main. Son visage grimaçant me fait comprendre la situation d'emblée :
- Tu te moques de moi ? je m'exclame. Madame Hayward veut que je ramone la cheminée, mais je n'ai jamais fait ça de ma vie !
- Je sais, d'habitude c'était Banon qui s'en occupait, mais elle ne veut pas effrayer son nouveau chouchou... explique Margaret tout en baissant la voix.
- Ouais, et si je me tue en tombant, elle ne sera pas dérangée non plus, j'imagine...
- Je suis vraiment désolé Lizzie, essaie juste de ne pas te blesser, je t'en prie. Je dois aller au marché. Elle me jette un regard désolé, je prends la brosse qu'elle me tend avant qu'elle ne s'éloigne avec le panier à la main, puis je m'approche de la cheminée. En scrutant le conduit, je fronce les sourcils. La suie s'accumule rapidement, m'obligeant à tenir mon tablier devant mon visage pour éviter l'asphyxie. J'essaie, mais cela semble insurmontable... Je continue néanmoins, mes bras tendus, frottant avec difficulté pour éliminer la suie. Soudain, un reste d'oiseau mort tombe sur ma tête, me provoquant un hurlement. Un rire retentit derrière moi. Je me retourne et vois Simon, le nouveau palefrenier, affalé sur le canapé, son sourire narquois amplifié.
- Besoin d'un coup de main ? me lance-t-il avec un sourcil relevé, ses lèvres fines étirées en un sourire moqueur.
- Si tu veux, Madame Hayward a préféré me charger de cette tâche, mais je ne suis pas assez grande.
- Il va falloir monter dans la chambre à l'étage pour continuer et finir sur le toit...
- Le... toit !!!
Il se lève, agile, et s'approche de moi, son corps frêle se faufilant entre les meubles. Son visage, marqué de rides prématurées, s'illumine d'un nouveau sourire alors qu'il me scrute de haut en bas.
- Je peux le faire si tu veux... Si tu es gentille avec moi...
Sa voix, un murmure rauque à peine audible, m'entoure comme un serpent venimeux. Ses mains sèches et calleuses effleurent mon bras, me donnant des frissons de dégoût.
- Je n'ai jamais essayé avec une hybride. Ajoute-t-il
Je le repousse violemment, reculant dans la cheminée, terrifiée. La suie vole autour de moi, m'ensevelissant dans un voile noir. Je tousse, crache, luttant pour reprendre mon souffle.
- Je vais y arriver.
Les dents serrées, je refuse de céder à la panique. Je saisis la brosse, la brandissant vers lui comme une lance brandit par un chevalier, ce geste semble l'amuser :
- J'ai entendu Madame Hayward t'appeler !
Il se retourne en grimaçant :
- Tu crois ? Hmmm ... La vieille veut sûrement que je lui masse encore les orteils... Il soupire tout en s'éloignant. Bon courage, l'hybride...
Un soupir de soulagement m'échappe, puis je sursaute en voyant la suie qui s'est étalée sur le tapis... Plus de travail que prévu... Et espérons que ce porc ne revienne pas à la charge...
Après avoir balayé les tapis, je prends une grande inspiration et me dirige vers la chambre à l'étage, comme me l'a indiqué Simon. La corvée ne fait que commencer, mais je suis déterminée à la mener à bien. Je grimpe péniblement les escaliers, le souffle court, les muscles douloureux, mais je persévère.
Lorsque j'entre enfin dans la chambre de Madame Hayward, son ampleur me frappe instantanément. Les murs sont drapés de tapisseries représentant des scènes de chasses semblant prendre vie sous la douce lumière tamisée. Malgré cet espace généreux, la pièce est un labyrinthe d'antiquités et de curiosités, créant une atmosphère à la fois fascinante et étouffante. Une imposante cheminée trône au centre, ornée de détails finement ciselés dans la pierre, attirant mon attention par son aura majestueuse. À ses côtés, d'imposantes armoires renferment des robes somptueuses, témoignages d'une époque révolue d'opulence et de splendeur. Certaines semblent avoir bravé les siècles, leurs étoffes délavées et leurs broderies usées par le temps, telles des reliques précieuses d'un passé lointain. Mon regard est ensuite captivé par une vitrine scintillante exhibant les trésors de Madame Hayward. Des bijoux étincelants reposent sur des coussins de velours, baignés dans une lueur mystérieuse. C'est la toute première fois que j'ai l'occasion de pénétrer dans cette chambre, malgré mes dix années passées au sein du domaine. Seule Margaret est autorisée à y entrer pour en assurer l'entretien. La veuve craint sans doute que je ne commette l'impensable en dérobant ou en abîmant quelques précieux biens.
Après un long soupir, je prends mon courage à deux mains et m'occupe du conduit de la cheminée, avant de me diriger vers la fenêtre que j'ouvre pour laisser entrer l'air frais. Puis, quittant la chambre, je monte jusqu'au dernier étage pour accéder à une petite échelle menant sur le toit. J'ouvre la trappe et me hisse à l'extérieur. Les vents rugissent, fouettant l'air autour de moi. Malgré la peur qui me serre le ventre, je persévère. Les tuiles glissantes sous mes pieds, je lutte contre l'assaut du vent, déterminé à accomplir ma tâche. Je m'approche de la cheminée, prêt à affronter les dangers qui m'attendent. Le ramonage se révèle ardu. Je lutte pendant plus d'une heure contre des éléments hostiles qui s'acharnent sur moi. Mais finalement, j'en viens à bout. Je descends, épuisée mais fière. En entrant dans la maison, je me dirige vers la cuisine, désirant juste un verre d'eau et un moment de repos. J'ouvre la porte et me fige. Simon est là, assis à la table, dégustant une part de tarte, son sourire narquois toujours présent.
- Tu as mis du temps, se moque-t-il. J'ai pensé que tu étais tombée dans la cheminée. La vielle ne m'avait pas appelé finalement, mais j'ai quand même dû m'acquitter de lui masser les pieds, tu es contente ?
Je l'ignore, vais à l'évier, bois d'un trait le verre d'eau. Je suis pleine de suie, mes mains, mon tablier, j'ose à peine imaginer à quoi dois ressembler mes cheveux et mon visage. Je me lave les mains et les avant-bras, puis retire mon tablier et tente d'essuyer mon visage avec une partie propre. La suie s'accroche obstinément à ma peau, comme pour me rappeler la dureté de ma condition. Malgré mes efforts, je sens que je ne parviendrai pas à me débarrasser complètement de cette saleté qui semble s'être incrustée jusque dans mes pores. Je sens le regard brûlant de Simon peser sur moi, comme s'il se délectait de mon état pitoyable.
- Tu sais, dit-il, je pourrais t'aider avec la prochaine corvée.
Je me retourne, le regarde.
- Pourquoi ?
Il sourit :
- Parce que je t'aime bien, Lizzie. Et j'aime te voir travailler.
Je reste silencieuse, un frisson me parcourt. Le regard de Simon n'est pas amical, il est obscur, presque menaçant. Une aura de danger émane de lui, encore un palefrenier dont je devrais me méfier...
- Ne m'appelle pas Lizzie, il n'y a que Margaret qui a ce privilège. Ma voix est sèche, coupante, exprimant mon irritation face à sa familiarité déplacée.
Je me retourne brusquement et sursaute en voyant Madame Eddith, son visage crispé par l'agitation. Je n'ai pas oublié de nettoyer après avoir ramoné, j'ai pensé à refermer la fenêtre de la chambre, je pense qu'elle n'a rien à me reprocher alors pourquoi a-t-elle l'air si énervée ? Toutes les possibilités se bousculent dans ma tête ...
- Madame Hayward t'attend dans son bureau, c'est urgent apparemment. M'informe-t-elle
Un sentiment de déjà-vu m'envahit tandis que je gravis les marches menant au bureau privé de la veuve, une boule de terreur serrant ma gorge. Chaque pas résonne comme un écho sinistre dans le couloir sombre et étroit. Je me tiens devant la porte, le cœur martelant ma poitrine, tandis que mes mains tremblantes frappent doucement. La porte s'ouvre sur une scène qui fige mon souffle. Zéphyr est là, assis en face de la veuve, son regard glissant sur moi. Ses yeux saphir parcourent mon corps couvert de suie avec un mélange de surprise et de dédain, avant de détourner brusquement le regard. Je sens la chaleur de la honte monter à mes joues alors que je reste plantée là, muette, incapable de détourner mes yeux de sa silhouette. Un frisson me parcourt tandis que mes doigts tentent nerveusement d'effacer les traces de suie de mes vêtements, mais sans succès. J'observe le visage de la veuve, cherchant à déchiffrer son humeur.
- Élisabeth, monsieur Bohman ici présent aimerait vous proposer un arrangement qui pourrait vous intéresser, annonce-t-elle sans détour.
Un silence pesant s'installe. Zéphyr se redresse, sa silhouette imposante dominant la pièce.
- Je suis disposé à faire une offre pour obtenir ses services, déclare-t-il d'une voix grave. Je suis persuadé qu'elle pourra m'être d'une grande utilité.
Madame Hayward semble surprise par cette proposition inattendue. Ses yeux scrutent Zéphyr avec un mélange d'intérêt et de méfiance.
- Et quelles seraient vos intentions envers ma servante, monsieur Bohman ? demande-t-elle d'un ton sec. Si c'est pour ramoner vos cheminées, passez votre chemin. Mes luxueux tapis ont maintenant des taches de suie partout, dit-elle, son ton sec et son regard noir résonnent m'informant d'une sanction à venir.
Un sourire énigmatique se dessine sur les lèvres de Zéphyr. Ses yeux bleus brillent d'une lueur déterminée.
- Je compte l'employer comme gouvernante, explique-t-il. Elle pourrait m'être d'une grande aide dans l'éducation de mon fils.
La veuve, manifestement surprise, fronce les sourcils et serre les lèvres, prenant un moment pour réfléchir à ses paroles :
- Permettez-moi de vous demander, monsieur Bohman, comment en avez-vous eu connaissance ?
- J'ai eu l'occasion d'entendre parler de son sérieux et de son dévouement lors de son travail auprès d'une connaissance. Elle est exactement le genre de personne que je recherche.
Mais bien sûr ... Zéphyr sort un papier qui se trouvait à l'intérieur de sa veste et le pose à plat sur la table pour le glisser vers la veuve Hayward. Elle hausse les sourcils étonnés puis lit le papier. Finalement, elle se tourne vers moi, un éclat calculateur dans son regard.
- Élisabeth, il semble que vous ayez un nouveau maître. Monsieur Bohman me fait une proposition financière que je ne peux pas refuser, vous êtes désormais sa propriété.
Mon cœur se serre à l'annonce de ces mots. Une vague de terreur et de choc m'envahit. J'ose à peine croire que ma vie puisse basculer de la sorte, que je puisse être vendue comme une simple marchandise une nouvelle fois. Je fixe Zéphyr d'un regard mêlé de surprise et de rage. Comment pouvait-il me considérer comme une simple employée, cherche-il à me contrôler ? Un million de questions tourbillonnent dans mon esprit, sans aucune réponse en vue.
- Gouvernante ? je parviens enfin à balbutier, ma voix étranglée par la colère. Je ne sais pas comment m'y prendre avec les enfants !
Zéphyr ne bronche pas. Son regard me glace le sang. Est-ce de l'indifférence ou du mépris ?
- Vous vous en sortirez, rétorque-t-il d'une voix froide et détachée.
Sa suffisance et son manque d'empathie me donnent envie d'hurler. Mais face à sa stature imposante et à l'atmosphère tendue de la pièce, je ne peux que serrer les poings, impuissante.
Madame Hayward observe la scène avec un amusement malsain, visiblement satisfaite d'avoir tiré profit de la situation.
- Vous n'avez pas le choix, Élisabeth, tranche-t-elle sèchement. Vous appartenez désormais à Monsieur Bohman. Faites un brin de toilette, préparez vos affaires et soyez prête à partir sur-le-champ. Margaret n'aura aucun mal à faire votre travail et avec l'argent que j'ai tiré de cette transaction, je pourrais reprendre deux servantes supplémentaires.
Un nuage d'incertitude et de peur obscurcit mon esprit. Je n'avais pas du tout prévu ça. Mon regard s'accroche à Zéphyr une dernière fois, cherchant en vain un signe de réconfort ou de compréhension dans ses traits impassibles. Mais son expression reste fermée, dénuée de toute émotion, renforçant le sentiment d'appréhension qui me tenaille. C'est comme si je le voyais sous un nouveau jour, plus distant, plus impénétrable. Et cette réalisation, qu'il est véritablement sérieux dans ses intentions, fait naître en moi une vague de désarroi.
Les jambes lourdes, je me traîne vers la chambre et m'effondre sur le lit, le corps brisé par une vague de chagrin. Des larmes brûlantes coulent sur mes joues, traçant des sillons salés sur mon visage. Le poids de la nouvelle situation m'écrase, m'asphyxie, me plongeant dans un tourbillon d'émotions indescriptibles.
- Qu'est-ce qu'il y a ? s'écrie Margaret, sa voix chargée d'inquiétude.
Son visage, d'ordinaire rayonnant, se voile à la vue de mon état.
- Zéphyr m'a rachetée...
Ma voix tremble, fêlée. Les larmes montent, prêtes à m'engloutir. Je ne comprends pas... Il n'est plus le faë que j'ai rencontré à l'auberge ou au puits. Il est froid. Distant. Son regard si doux a disparu, remplacé par un vide glacial.
Margaret s'approche, inquiète, sa main se posant sur la mienne.
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
- Il veut que je sois la gouvernante de son fils...
Les mots sortent comme un souffle, chaque syllabe me déchire.
- Gouvernante ? répète-t-elle, éberluée. Mais Lizzie, c'est une chance ! Tu ne serais plus ici... Tu aurais un vrai rôle, une vie meilleure !
Je secoue la tête. Rien ne calme la tempête en moi.
- M'occuper d'un enfant, May... J'en suis incapable. Les enfants de l'orphelinat me fuyaient. J'ai peur d'eux. Je ne sais pas comment faire.
Ses yeux s'adoucissent, mais son regard reste inquiet.
- Tu apprendras. Tu es plus forte que tu ne crois. Un petit garçon, ça ne mord pas...
Je n'écoute déjà plus. Mon esprit s'emballe, pris dans une spirale de peur.
- Mais tu ne serais plus là...
Ma voix se brise.
- Je ne veux pas partir sans toi. Tu vas tellement me manquer.
Elle me serre dans ses bras.
- Tu vas me manquer aussi... On s'écrira des lettres. Et puis... j'aurai enfin plus de place dans le lit. Tu prends toujours toute la couverture !
Un faible rire m'échappe, étouffé par mes sanglots.
Margaret sourit, un peu triste. Elle tente de chasser l'ombre qui m'envahit, mais rien n'y fait.
Le silence retombe, lourd. Elle glisse sa main dans la mienne, un geste simple, doux.
- On verra bien, je souffle, sans y croire vraiment.
Mon sourire est aussi fragile qu'un fil prêt à rompre.
- Je vais t'aider à faire ton sac, murmure-t-elle.
Mais même sa présence ne suffit pas à apaiser la douleur qui m'habite.
Une larme glisse sur la joue de Margaret, captant un éclat de la bougie. Elle détourne les yeux, incapable de soutenir ma détresse. Elle essaie d'être forte, je le sens, mais son silence en dit long.
Nous plions mes vêtements, lentement. Chaque geste est un adieu. Le bruissement du tissu couvre nos sanglots étouffés.
Elle finit par me serrer contre elle. Son étreinte m'apaise un instant. Son parfum me ramène à tous nos souvenirs, les rires, les secrets, les nuits partagées. Je m'y accroche, comme à une bouée dans la tempête.
Je m'apprête à partir. Je me retourne une dernière fois.
Ses cheveux bruns sont tirés en chignon, son visage creusé par la fatigue, ses yeux cernés par les larmes. C'est le visage d'une amie. Ma sœur de cœur.
Je referme la porte sur elle, emportant ce regard comme un dernier trésor.