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Anne-pendragon
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Chapitre bonus

Margaret

Je toque trois fois à la porte, comme chaque matin, le plateau du petit-déjeuner entre les mains. Habituellement, Madame Hayward n'a pas besoin qu'on insiste. Malgré son âge, elle reste d'une ponctualité glaçante, fidèle à sa rigueur. Mais depuis quelques jours, quelque chose a changé. Banon nous a quittés soudainement. Son protecteur, Simon, a été expulsé après qu'on a découvert qu'il dérobait l'argenterie. Quant à la vieille Eddith, son pilier culinaire depuis des décennies, elle a succombé à sa cirrhose. Trois pertes, coup sur coup. Cela la ronge, je le vois. Elle fait mine de tenir, mais je la sens vacillante, comme une flamme que le vent guette. Et pourtant... son silence m'inquiète. Je frappe une quatrième fois. Aucune réponse. Je jette un coup d'œil dans le couloir désert, puis pousse la porte lentement. Un grincement sinistre s'élève dans le silence matinal. La pièce est plongée dans l'obscurité. Les rideaux sont tirés, épais, lourds, comme s'ils refusaient la lumière du jour. Je m'avance prudemment, contournant le lit à baldaquin. Mon cœur bat plus vite.

- Madame ?... Excusez-moi de vous déranger, mais votre petit-déjeuner va refroidir...

J'ouvre les rideaux. La lumière inonde la chambre, dévoilant les tentures défraîchies, les meubles anciens... et elle. Je me fige. Madame Hayward est étendue dans son lit, figée dans une posture étrange. Une main repose sur le drap, l'autre pend mollement hors du lit. Son visage est tourné vers la fenêtre close. Ses paupières à demi closes, ses lèvres bleues... elle ne respire plus. Je recule, mon plateau tremble dans mes mains. Il glisse, les couverts tintent sur le sol. J'ouvre la bouche, mais aucun son ne sort. Elle est morte. La grande faë, la terrible maîtresse du domaine, s'est éteinte seule, dans le silence de sa chambre tapissée d'orgueil et de solitude. Je reste là, pétrifiée, devant le lit. Mon souffle est court, mes jambes fléchissent. Je ne sais combien de temps s'écoule. Une minute, deux ? Une éternité. Enfin, mes jambes cèdent. Je m'agenouille près du lit, pose la main sur celle de Madame Hayward. Elle est glacée. Raide. Un frisson me parcourt. Pas de larmes. Juste le vide. Elle m'a tant fait souffrir... et pourtant, je suis incapable de la haïr, maintenant qu'elle n'est plus qu'un corps sans vie. Je me relève lentement, traverse la chambre dans un silence religieux, puis je sors. D'un pas rapide, je descends prévenir le majordome. Ce dernier, d'abord agacé qu'on l'interrompe, pâlit en entendant mes mots.

L'agitation s'empare alors du manoir. On court, on murmure, on s'affole. Les domestiques chuchotent, certains pleurent, d'autres paraissent presque soulagés. Moi, je reste figée. Vidée.

***********************

Trois jours plus tard, les héritiers débarquent. Trois faës nobles, hautains, le sourire figé dans une hypocrisie polie. Des arrière-arrière-arrière-petits-fils... Ils ne s'attardent pas sur la dépouille. Ce qui les intéresse, ce sont les titres, les terres, l'héritage. Le manoir change aussitôt d'âme. Les rideaux sont arrachés, les meubles déplacés, les tableaux décrochés, le personnel interrogé, trié, réaffecté ou renvoyé. On parle de « réorganisation ». Et moi, je n'ai plus ma place. Je ne proteste pas. À quoi bon ? Je suis libre. Libre... Mon cœur s'emballe. On ne me donne même pas une bourse, pas la moindre pièce. L'un des faës me jette un regard méprisant et déclare :

- Un toit et un repas par jour, c'était déjà un salaire trop généreux pour une misérable humaine comme toi.

Puis il me chasse, comme un chien, hors du domaine. Je pars, mon modeste sac en tissu accroché à l'épaule, contenant mes vêtements élimés. J'en serre l'anse contre moi, le menton haut. Je refuse de pleurer. Que faire ? Où aller ? Je n'ai personne. Pas de famille. Ma seule famille, c'est Élisabeth. C'est une évidence. Un sourire se dessine sur mon visage. Mon amie. Ma sœur de cœur.

- Lizzie, j'arrive.

********************

Je m'approche du village de Blanchefleur, le pas hésitant. Une calèche s'apprête à partir. Les chevaux trépignent, impatients, leurs sabots frappant les pavés gelés. Leurs naseaux laissent échapper des nuées blanches, comme de petites cheminées vivantes. Je m'avance, le cœur battant, mais je n'ai pas un sou et surtout, rien à troquer. Le vieil homme qui tient les rênes pince les lèvres en me voyant. Il me dévisage comme si j'étais un cafard. Je lui explique ma situation, hésitante, espérant qu'il serait peut-être une âme charitable. Entre humains... ne pouvons-nous pas nous soutenir ?

- Pas d'argent, pas de voyage. J'ai la tête d'un pigeon, peut-être ?!

Le vent souffle fort ce matin, la neige commence à tomber, fine et mordante.

- Non, non... s'il vous plaît. J'ai été chassée... j'ai besoin de rejoindre quelqu'un...

Il lève les yeux au ciel, excédé.

- Casse-toi ! Tu me fais perdre mes clients et mon temps !

Je m'éloigne sans un mot de plus. Je marche sans savoir où aller, puis la calèche finit par me dépasser dans un bruit de roues mouillées et de sabots agités. Je la regarde s'éloigner, impuissante, jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la blancheur du chemin. Alors, sans réfléchir, je suis les traces laissées dans la neige.

Sur le bord de la route, un vieux panneau de bois, abîmé par la pluie et le temps, m'indique la direction. Je sais que le domaine où se trouve Élisabeth est niché au cœur de la campagne, à plusieurs heures de route à cheval... Il se trouve à l'extrémité de la région d'Édenia, au-delà du village de Honeywood, et il me faudra plusieurs jours à pied pour l'atteindre. Je traverse des villages silencieux, des routes enneigées. Je continue à marcher, mais l'humidité s'est infiltrée sous mes vêtements, et je suis presque certaine d'avoir le bout du nez gelé. Mes pieds traînent péniblement sur le sol. J'ai l'impression de ne plus avoir la force de les soulever. Au détour d'un chemin, j'aperçois une vieille maison en bois, une ancienne ferme à moitié effondrée. La porte est arrachée, couchée dans la neige. J'entre, titubante, et me faufile dans l'un des anciens box à bétail. Je me roule en boule dans la paille, qui s'effrite sous mon poids. Elle est froide, humide. Je frissonne. Un vertige me saisit. Je rassemble la paille autour de moi, comme pour me fabriquer un nid « douillet ». Puis je m'allonge, grelottante, tentant de m'endormir... en ignorant autant que possible le bruit des rats dans l'ombre.

*******************

À mon réveil, je ne me sens pas bien. J'ai faim... une faim sourde, douloureuse, qui me tord le ventre. Et la fièvre... je la sens, tapie dans mes tempes, sourde, insistante. Elle monte, comme une brume chaude qui brouille mes pensées. Je me redresse péniblement, chaque mouvement me coûte. Mes muscles me brûlent. En bougeant, je fais fuir deux ou trois rats, qui détalent dans l'ombre. Ils étaient probablement blottis contre moi pendant la nuit... pour se réchauffer. Je réprime un haut-le-cœur. Quelle horreur. Je m'appuie contre la paroi en bois du box, ferme les yeux quelques secondes pour ne pas vomir. Je dois partir. Je dois continuer. Je dois la retrouver.

*********************

Je dors dans des granges, dans des ruelles, priant les dieux de ne croiser personne. Je mendie un peu de nourriture, mais mon corps s'affaiblit. La neige continue de tomber, plus épaisse, plus lourde, plus cruelle. Je trébuche sur un sentier verglacé. Le domaine n'est plus très loin. J'ai le souffle court, la gorge en feu. Je sais que je n'en ai plus pour longtemps. Mais je continue. J'aimerais au moins le revoir... avant de partir...

Je me sens si faible. Le seul avantage de cette fièvre, c'est que je n'ai plus froid. J'aperçois enfin le château, au loin, flou dans la pénombre. Juste ses contours. Il fait si sombre... Quel jour sommes-nous ? J'arrive jusqu'à la porte. Mes jambes fléchissent, je vacille. Je frappe, de ce qu'il me reste de force. La porte s'ouvre... et déjà, je perds pied. Un vertige m'emporte. Tout devient flou, sauf ces yeux. Immenses. Émeraude.

- Lizzie...

Elle est enfin là. Je lui souris et mes paupières se ferment.

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