Les dernières lueurs du soleil filtrent à travers les fenêtres de la chambre commune de l'orphelinat, baignant l'atmosphère dans une douce lueur argentée. Les draps blancs des lits alignés se soulèvent légèrement au rythme des respirations calmes des quelques enfants déjà endormis.
Anya, ma camarade de chambre, m'observe avec un mélange de peur et de méfiance. Ses grands yeux noirs brillent dans la pénombre, remplis d'une angoisse palpable. Elle se recroqueville un peu plus sur elle-même, comme pour se protéger d'une menace invisible :
- Pourquoi pleures-tu ?
- Tu... Tu me fais peur, murmure-t-elle, sa voix trahissant son malaise.
- Moi ? Pourquoi ?
- Je ne veux pas mourir, on dit que tu attires le malheur... Va-t'en !!!
Je me lève et commence à pleurer. Pourquoi Anya est-elle si méchante avec moi ? Nous nous amusions bien avant... Qu'est-ce que j'ai fait ? Je m'éloigne de mon lit et m'assois dans l'angle de la chambre, laissant les ténèbres m'engloutir. Il fait si sombre et humide. Pourquoi ne veulent-ils jamais être mes amis ? Parce que mes oreilles ne sont pas assez longues pour les petits faës ou pas assez rondes pour les petits humains ! Je déteste ces oreilles, je me déteste ! Je tire sur mes oreilles avec force comme pour tenter de les arracher. Je veux juste des amis... Pourquoi mes efforts pour me lier d'amitié se soldent-ils toujours par des échecs ?
La porte s'ouvre brusquement, résonnant dans la pièce silencieuse en faisant sursauter les enfants endormis. La silhouette imposante de l'une des employées de l'orphelinat se dessine dans l'encadrement, son regard dur balayant la chambre.
- QUI EST-CE QUI PLEURE ENCORE ?!!! rugit-elle, sa voix emplissant la pièce de son autorité brutale.
- C'est Élisabeth, madame ! répond une voix fluette, trahissant la peur des enfants.
- Viens immédiatement dans le bureau de la directrice ! ordonne-t-elle d'une voix dure.
Je me lève péniblement et essuie mes larmes sur la manche de mon gilet d'un geste rapide. Je traîne des pieds et m'avance vers le bureau, le cœur battant la chamade dans ma poitrine. Je frappe trois coups sur la porte avant d'entrer, tremblante et bouleversée.
La pièce est sombre et enfumée, emplie du parfum âcre du tabac. Des étagères chargées de vieux livres encadrent le bureau encombré. La directrice, une femme sévère au visage impassible, est assise derrière son bureau, une pipe à la main.
- Hmmm, Élisabeth, encore toi... soupire-t-elle, la fumée s'échappant de ses lèvres. Qu'est-ce qui t'amène ?
Je déglutis difficilement, rassemblant mon courage pour expliquer la raison de ma présence :
- C'est la nouvelle, Anya... J'ai cru que je pourrais enfin avoir une amie ! Elle était gentille avec moi, mais maintenant... Les autres enfants lui ont dit ce qu'on raconte sur les demi-faës... Qu'on attire le malheur ! MAIS C'EST FAUX ! C'EST MOI QUI SUIS MALHEUREUSE !
La directrice se lève lentement de son siège, la pipe toujours coincée au coin de sa bouche. Elle se tient devant moi, une lueur de compassion dans ses yeux sévères.
- Qui t'a dit que tu avais le droit de hurler ? demande-t-elle d'une voix calme mais ferme.
Les larmes aux yeux, je baisse la tête, les épaules secouées par mes sanglots. La directrice s'agenouille près de moi, posant une main réconfortante sur mon épaule.
- Il faut que tu sois forte pour survivre, Élisabeth, et dès maintenant. Je sais, tu n'as que 5 ans, mais jamais on te laissera en paix. Il faut te prendre en main dès maintenant.
- Non, je ne veux pas. Je ne suis pas assez forte...
La directrice esquisse un sourire triste, ses yeux empreints de compréhension.
- Tu sais qu'il existe un moyen de te faire des amis et de te sentir moins seule ? demande-t-elle doucement.
Elle attrape un livre sur son bureau et me le tend. Je le prends doucement, caressant la couverture usée du bout des doigts. C'est un livre pour apprendre à lire.
- Le titre de ce livre est : "Les Merveilles de l'Alphabet". Dans la lecture, Élisabeth, tu ne seras jamais seule.
Je me réveille d'un bond, ma main sur ma poitrine, un souvenir de mon enfance qui me hante. Ça n'arrive jamais... Mes larmes s'écoulent toutes seules en repensant à la directrice, madame Acacia. Malheureusement, elle est décédée peu de temps après, emportée par une pneumonie. J'imagine que le tabac ne l'a pas aidée... La directrice qui l'a remplacée était beaucoup moins douce. Je crois qu'une partie d'elle avait peur de moi. La rumeur selon laquelle j'étais responsable du décès de madame Acacia me suivait après ça... Elle ne ratait pas une occasion pour m'humilier et me battre. Elle m'a vendue à la première occasion.
Je soupire et me lève, Margaret ronfle doucement endormie de son côté. Le soleil n'est pas encore levé, je descends à la bibliothèque pour remettre discrètement le livre que j'avais emprunté. Puis j'en choisis un autre. Après avoir réfléchi un instant, je m'assois pour commencer à rédiger un courrier :
Très chère directrice (bien évidemment, je n'en pense rien),
Je vous écris pour savoir s'il existe des archives concernant
mes parents et mon arrivée à l'orphelinat.
Bien à vous,
Votre dévouée hybride... Élisabeth...
Hmmm ou juste Élisabeth, c'est bien aussi...
Je plie le courrier et le glisse dans la poche de mon tablier. Je demanderai à Margaret de la poster quand elle ira au marché aujourd'hui.
Dix jours se sont écoulés depuis cette journée au marché. La veuve, sans pitié, m'accable de besognes ingrates. Mes bleus jaunissent, vestiges de sa cruauté. Le dos courbé, je frotte les pavés, la brosse et le savon meurtrissant mes mains couvertes de cloques. Des allers-retours incessants au puits pour changer l'eau et rincer. Mes manches sont retroussées, mon tablier est trempé. Le seul son qui m'entoure est le crissement de la brosse sur la pierre. Le salon, les couloirs, la cuisine, tout est impeccable mais ce n'est jamais assez propre pour madame Hayward, qui trouve toujours une tache supplémentaire à me faire faire.
Margaret est vraiment une amie, elle me motive, fait semblant de trébucher et de glisser sur le sol mouillé quand elle passe devant moi pour me donner le sourire et me faire rire, pour ne pas que je craque. Banon est absent depuis une semaine, parti chercher une nouvelle jument pour la veuve dans une des régions avoisinantes, ce qui me laisse un peu de répit, bien heureuse de ne plus voir sa tronche de rat ni supporter son odeur abominable.
Je me dirige en cuisine pour sortir par la porte des domestiques et remplir mon seau d'eau dans le puits afin de nettoyer la salle de bain. C'est alors que j'aperçois Zéphyr au loin approcher de la porte d'entrée du manoir. Mon cœur s'emballe et je me fige, surprise de le voir. Puis sans hésiter, je me précipite vers lui avant qu'il ne frappe. Il est bien plus grand que je me le rappelais, se dressant au-dessus de moi comme un chêne majestueux. Ses épaules larges et musclées lui donnent une allure puissante et virile. Ses cheveux mi-longs, d'un noir profond au reflet bleuté, encadrent un visage à la mâchoire carrée. Ses yeux saphir reflètent une certaine mélancolie, accentuée par les cernes qui les marquent.
Son regard intense scrute mon visage, puis glisse sur mes bras, s'attardant sur les bleus. La honte m'envahit et je baisse les yeux, incapable de soutenir son regard.
- Élisabeth, murmure-t-il d'une voix douce teintée de tristesse, que vous est-il arrivé ?
J'hésite à répondre, la peur au ventre que quelqu'un nous surprenne.
- Ne me dites pas que c'est à cause de...
Je hoche la tête, incapable de parler. Je me dirige vers le puits sans un mot, Zéphyr derrière moi.
- Je suis désolé, s'exclame-t-il. Je ne voulais pas vous attirer des problèmes. Je...
- Ce n'est pas de votre faute, mais de la mienne, je l'interromps. Je savais que c'était une erreur de vous accompagner à l'auberge.
Zéphyr porte une simple tunique en lin, laissant entrevoir ses bras musclés et saillants. Sa démarche est fluide et gracieuse, malgré sa grande taille. Je me sens soudain petite et vulnérable face à lui. Arrivant près du puits, Zéphyr s'approche, sa main tendue vers mon bras blessé. Je recule instinctivement, effrayée par son contact. Il est surpris face à ma réaction, mais semble gêné par son geste. Un silence pesant s'installe entre nous, les mots incapables de traduire la complexité de la situation. Sa présence est troublante :
- Comment m'avez-vous trouvé ?
- Ce n'était pas si difficile, répond-il. J'ai simplement questionné quelques marchands sur le marché. Une hybride ne passe pas inaperçue, même si la plupart font semblant de ne pas les voir. Je me suis inquiété de ne plus vous revoir là-bas. Lior aimerait aussi vous parler, il ne parle que de vous...
Banon ne devrait pas tarder à rentrer de son voyage, s'il me voit discuter avec un faë, il va encore pendre un malin plaisir à me battre. Je vérifie que personne ne se trouve dans le coin :
- On me punira si on me voit discuter avec vous. Je ne sais pas pourquoi vous êtes là, je ne suis pas Lyra, laissez-moi, je vous en prie.
Il sursaute en entendant son nom et baisse les yeux. Je remplis mon seau d'eau dans le puits, me retourne et laisse Zéphyr seul. Je sens son regard sur moi lorsque je rentre, referme la porte de l'entrée et me laisse appuyer dessus complètement terrifiée. Je ne peux pas prendre de risque d'avoir une nouvelle punition, j'ai mis presque une semaine à ne plus souffrir des côtes, je pense que mon sang à moitié faë a aidé dans ma guérison.
- Qu'est-ce qui t'arrive ? s'étonne Margaret. Tu te sens mal ? Tu es toute rouge, tu as de la fièvre ?
Rouge ? Je plaque une main sur ma joue...
- Tu es surmenée, tu ne te reposes pas assez. Est-ce que tu te sens bien ?
- Oui, oui May, excuse-moi, tout va bien. Je viens de croiser Zéphyr, le père du petit devant la maison, il m'a suivi jusqu'au puits, il voulait me retrouver et discuter...
- Tu rigoles ! Tu parles du faë hyper canon de l'auberge ! C'est presque flippant que tu sois le sosie de sa défunte épouse, c'est un peu glauque du coup...
- Tu n'en rates pas une ! je rigole nerveusement. Sincèrement, je lui ai dit de me lâcher, je ne comprends pas trop et tu as raison, c'est malsain.
Alors que j'essaie de retrouver mon calme, un bruit sourd résonne à la porte d'entrée. Mon cœur rate un battement, la peur s'installe de nouveau dans mes entrailles. Margaret se lève, intriguée par le bruit, et se dirige vers la porte. Je la supplie du regard de ne pas l'ouvrir, mais elle ne semble pas remarquer ma détresse. Avec un haussement d'épaules, elle tourne la poignée et ouvre la porte.
À ma grande surprise, ce n'est pas Zéphyr qui se tient devant nous, mais un coursier. Margaret lui adresse un sourire poli tandis qu'il lui tend le courrier. Est-ce déjà une réponse de l'orphelinat ?
Madame Hayward, alertée par le bruit, arrive dans le hall à grandes enjambées et arrache le courrier des mains de Margaret. Elle l'ouvre et commence à lire, ses traits se crispant au fur et à mesure qu'elle parcourt la missive. Ses mains tremblent légèrement alors qu'elle lit les mots écrits. Une lueur d'incrédulité passe dans ses yeux, suivie d'une expression de choc. La veuve relève les yeux, son visage livide.
- C'est... Banon, annonce-t-elle d'une voix à peine audible, un frisson glacé me parcourt l'échine. Il... Il est décédé.
Un silence lourd s'abat sur la pièce. Le choc de la nouvelle nous fige tous sur place. Banon mort...
- Madame, veuillez accepter mes condoléances, murmure Margaret. Mais comment est-il mort ? A-t-il été attaqué par des voleurs, des pirates ? Est-il tombé de cheval ? Questionne-t-elle, presque trop excitée à l'idée de connaître le moindre détail du décès de cette pourriture, quitte à subir une correction face à sa curiosité déplacée.
- Le courrier parle d'une infection de la peau et de pustules, répond Madame Hayward.
- Dégoûtant, mais avec son hygiène corporelle, je suis presque surprise que ce ne soit pas arrivé plus tôt... je murmure discrètement à Margaret.
Pendant un instant, je me sens coupable de ressentir un soulagement à l'idée que ce n'était pas Zéphyr à la porte. Apprendre le décès de Banon m'apporte même un peu de soulagement. Je ne suis pas surprise que Madame Hayward soit bouleversée, ils semblaient bien s'entendre tous les deux, après tout, entre deux personnes cruelles, cela créait une certaine complicité. Ça me fait presque de la peine...
- Mais qui va me ramener ma jument maintenant ?! s'énerve la veuve en tapant du pied telle une enfant.
Je crois que je me suis trompée, elle se contrefiche bien du palefrenier... Margaret et moi échangeons un regard chargé de sous-entendus. La mort de Banon, quoique tragique, ne laisse place qu'à un sentiment de liberté inavoué. Le reste de la journée s'écoule dans une atmosphère étrange. Madame Hayward, plongée dans ses pensées, m'assigne des tâches machinalement, sans sa hargne habituelle. Quant à Margaret, elle ne peut s'empêcher de fredonner une chansonnette joyeuse, son humeur contrastant fortement avec le deuil officiel.
À la nuit tombée, allongée sur le lit inconfortable, je n'arrive pas à trouver le sommeil. La visite de Zéphyr et la nouvelle de la mort de Banon trottent dans ma tête.
La disparition du palefrenier tyrannique est une aubaine, mais la présence de Zéphyr me trouble. Son regard intense et sa tristesse me remuent au plus profond de moi. Suis-je attirée par lui, ou est-ce simplement la manifestation de ma solitude ?