Le carrosse, ballotté par la route cahoteuse, berce mes pensées qui s'entrechoquent dans ma tête comme des vagues déchaînées. Le crépuscule drape le paysage d'une ombre mélancolique, reflétant l'obscurité qui s'est emparée de mon âme. Les larmes me montent aux yeux, brouillant ma vision.
Et si le guérisseur m'avait saisi en premier, ce jour-là lors de l'accouchement de ma mère ?
Et si c'était Lyra qui avait été abandonnée à ma place, condamnée à grandir dans cet orphelinat sinistre ? Ces pensées me rongent, me font honte mais je n'arrive pas à les chasser.
Et si notre mère avait survécu à notre naissance ? Nous aurions grandi ensemble, Lyra et moi, partageant nos joies et nos peines. J'aurais pu être là pour elle, un soutien dans son amour naissant pour Zéphyr, l'encourager à lui avouer ses sentiments au lieu de les garder dans l'ombre. Peut-être aurions-nous ri ensemble, pleuré ensemble, affronté les épreuves de la vie main dans la main. Mais le destin en a décidé autrement. Une simple décision, un choix cruel, a brisé ce lien avant même qu'il n'ait eu la chance d'exister. Et maintenant, je me retrouve seule, face à un passé douloureux et un avenir incertain, hantée par le spectre de ma sœur jumelle.
Zéphyr, le visage marqué par la fatigue et l'inquiétude, me propose de faire halte pour la nuit. Le carrosse finit par s'immobiliser devant une modeste auberge « le cochon grillé », dont l'enseigne fatiguée promet un refuge temporaire. Je descends du carrosse, les jambes flageolantes et le cœur lourd. L'aubergiste, un homme au regard froid et calculateur nous accueille avec un rictus méprisant :
- Une seule chambre disponible, annonce-t-il d'un ton sec. Mais deux lits, c'est tout ce que je peux vous offrir.
Zéphyr accepte sans hésiter, mais je sens son regard scruter mon visage, cherchant à déchiffrer les émotions qui me submergent.
- Élisabeth, est-ce que cela te convient ? me demande-t-il avec douceur.
Je hoche la tête, la perspective de partager une chambre avec lui, après les révélations de la journée, me terrifie et me réconforte à la fois.
- Je n'ai pas faim par contre, je murmure, je préférerais aller me coucher directement.
Zéphyr acquiesce, comprenant mon état. Il se tourne alors vers Andrew, le cocher. C'est un homme trapu à la peau burinée par le soleil, aux mains calleuses et aux cheveux grisonnants, témoignage d'une vie passée à travailler dur. Ses vêtements sont usés, mais propres, et son regard est franc et direct. Il semble avoir pris l'habitude de dormir à l'écurie, près des chevaux. Je suis trop épuisée mentalement et physiquement pour m'en soucier davantage, mais lorsque Zéphyr remarque mon regard inquisiteur en direction de Andrew, il prend l'initiative de m'expliquer :
- C'est pour éviter qu'on nous vole les chevaux, Élisabeth, ne t'inquiète pas. Andrew refusera toujours de prendre une chambre à l'auberge, il tient trop à ces bêtes. Ce n'est pas faute d'avoir essayé.
- Ouais, m'dame, n'y a rien d'mieux qu'un bon lit d'paille pour dormir comme un loir ! répond Andrew avec un accent paysan prononcé.
Je hoche la tête et lui souris. C'est la première fois que je l'entends parler. L'aubergiste, intrigué par ma présence, me dévisage avec une curiosité malsaine. Ses yeux s'attardent sur mes traits :
- Une hybride ? s'exclame-t-il d'un ton méprisant. Nous n'acceptons pas ce genre de créatures ici.
Un frisson de dégoût me parcourt. Je connais ce regard, ce ton. J'ai été confrontée à la haine et à l'ignorance toute ma vie. Mais cette fois, je ne suis pas seule. Zéphyr se dresse devant moi, tel un bouclier protecteur.
- Vous ferez une exception, grogne-t-il, sa voix résonnant comme un coup de tonnerre.
L'aubergiste, intimidé par sa stature imposante et son regard glacial, recule d'un pas.
- Bien sûr, monsieur, bredouille-t-il. Suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre.
Nous suivons l'aubergiste en silence, bravant les regards haineux et les murmures malveillants qui nous accompagnent. Il nous conduit à travers un dédale de couloirs sombres et étroits, où l'air est lourd et chargé de l'odeur de renfermé. Arrivés à notre chambre, la porte s'ouvre sur un espace exigu, faiblement éclairé par la lueur vacillante d'une lampe à huile. Le mobilier, usé et dépareillé, témoigne du passage de nombreux voyageurs. Deux lits simples, séparés par une table de nuit branlante, occupent l'essentiel de la pièce. Un paravent délavé, seul élément apportant une touche de couleur dans cette chambre austère, offre un semblant d'intimité. Zéphyr, remarquant ma fatigue, s'approche de moi avec un regard inquiet.
- N'hésite pas à me demander si tu as besoin de quoi que ce soit, Élisabeth, murmure-t-il gentiment.
Je lui adresse un faible sourire de gratitude avant de me retirer discrètement derrière le paravent pour me changer. Enfilant rapidement une chemise de nuit, mes gestes sont entravés par la gêne et la fatigue. De l'autre côté, j'entends le léger bruissement des vêtements de Zéphyr. Une fissure dans le vieux bois laisse filtrer la lueur de la lampe à huile. Curieuse, j'hésite un instant, le rouge me monte aux joues, puis je ne peux m'empêcher de jeter un regard furtif à travers la fissure. Je sens mes joues s'empourprer davantage et je me mords la lèvre, inclinant la tête pour être sûre de ne rien manquer. Il a déjà enlevé sa chemise et retire son pantalon, dévoilant un corps sculpté qui attire mon regard. Je ne peux détacher mes yeux de ses fesses musclées, telles une œuvre d'art. Captivée, je suis incapable de détourner le regard. Il enfile ensuite une large tunique et un pantalon léger, puis s'installe dans son propre lit. Un calme apaisant envahit la pièce. Je regagne mon lit, les draps froids me font frissonner. Je m'enroule dans la couverture, cherchant un réconfort bienvenu. Pourquoi ai-je été si captivée par Zéphyr ? Peut-être que la curiosité a simplement pris le dessus, où est-ce un désir de m'évader de cette journée éprouvante. Je secoue la tête, consciente que même moi, je ne peux me convaincre de cette excuse. Les yeux clos, je ressens une pointe de honte, désirant seulement un sommeil apaisant pour échapper à ce tumulte émotionnel.
**********
Les ténèbres m'enveloppent, épaisses et suffocantes, alors que je me retrouve projetée dans l'orphelinat de mon enfance. Un froid glacial s'insinue dans mes os tandis que mes pas hésitants résonnent dans les couloirs lugubres, chaque craquement de plancher de bois amplifiant l'angoisse qui m'habite. Les murs, autrefois d'un blanc terne, semblent désormais suinter une obscurité visqueuse, comme si la tristesse et le désespoir des enfants abandonnés avaient imprégné les lieux de leur souffrance. L'odeur de renfermé et de désolation flotte dans l'air, me rappelant cruellement les années de solitude et de rejet que j'ai endurées ici. La porte du bureau de la directrice s'ouvre avec un grincement déchirant, comme un cri étouffé par la nuit.
La silhouette imposante de la directrice Acacia, assise derrière son bureau encombré de livres poussiéreux, me fixe de son regard perçant. La fumée de sa pipe tourbillonne autour d'elle, créant une atmosphère suffocante.
- Élisabeth, encore toi... soupire la directrice en recrachant la fumée de sa pipe.
Soudain, Anya apparaît dans les volutes de fumée, son visage poupin déformé par une expression de haine. Ses yeux noirs me transpercent, remplis d'un mépris glaçant.
- Je te l'avais dit que tu apportais le malheur, crache-t-elle, chaque mot est comme un coup de poignard planté dans mon cœur. Même ta tante ne voulait pas de toi, monstre.
Banon, le palefrenier cruel, surgit de derrière moi me faisant sursauter, son rictus mauvais dévoilant des dents jaunies et cariées. Son haleine fétide m'enveloppe, me rappelant les innombrables humiliations subies.
- Tu n'aurais jamais dû exister, sale hybride, grogne-t-il d'une voix menaçante. Tu es une abomination, une erreur de la nature. Tu n'auras jamais d'amour, jamais de place dans ce monde. Tu es condamnée à la solitude et à la souffrance.
Rosemary entre dans la pièce, son visage marqué par la cruauté. Ses yeux me lancent un regard froid et accusateur.
- Je n'avais rien promis à ta mère, dit-elle d'une voix glaciale, chaque mot est comme un coup de fouet. Tu n'étais qu'un fardeau pour moi, une bouche de plus à nourrir, une erreur à effacer.
Les murs de la pièce se rapprochent, me compressant de toutes parts, l'air se raréfiant jusqu'à l'étouffement. Les accusations cruelles se multiplient, se transformant en un chœur de damnation qui résonne dans ma tête. Je me débats, je crie, je hurle de toutes mes forces, mais personne ne m'entend. Je suis seule, perdue dans un labyrinthe de ténèbres, où les démons de mon passé me guettent, prêts à me dévorer tout entière.
**********
Je me réveille en hurlant, secouée par des sanglots déchirants. La lune pâle éclaire faiblement mon visage baigné de larmes, et je sens la sueur froide couler dans mon dos. C'était juste un horrible cauchemar, mais la douleur me submerge, me faisant trembler de tout mon corps. Mon cœur bat la chamade, un ouragan de terreur déferlant dans ma poitrine.
Soudain, je sens le matelas s'affaisser derrière moi. Je me retourne brusquement et tombe sur le regard inquiet de Zéphyr. Ses yeux bleus brillent dans l'obscurité, comme deux étoiles rassurantes.
- Ne t'inquiète pas, Élisabeth, c'est moi... Viens ici, murmure-t-il d'une voix douce et apaisante.
J'hésite un instant, puis, me laissant aller, je me blottis contre lui, cherchant refuge dans sa chaleur réconfortante. Mes larmes coulent toujours, chaudes sur ma peau glacée.
- Je vais te mettre de la morve partout, dis-je dans un sanglot étouffé.
Zéphyr éclate de rire, un rire franc et chaleureux qui chasse un peu de la tristesse qui m'étreint.
- Si cela peut te soulager, n'hésite pas. Je n'aimais pas trop cette tunique de toute façon...
Je ris également, mais le son qui en sort ressemble plus à celui d'un cochon qu'à un rire à cause de mes sanglots. Je sens mes joues s'empourprer.
Je sens son cœur battre contre mon oreille, un rythme régulier et rassurant qui apaise le mien. Son odeur, un mélange de vent frais et de bois sauvage, me procure un sentiment de sécurité et d'apaisement. Je ferme les yeux, inspirant profondément son parfum. Sa présence est un baume sur mon âme tourmentée. Il dépose un tendre baiser sur mon front, puis caresse doucement mes cheveux :
- Tout ira bien, Élisabeth, murmure-t-il. Je suis là pour toi. Maintenant, essaie de te rendormir.
Je me blottis encore plus contre lui, la tension quittant progressivement mon corps. Malgré les larmes qui ont creusé des sillons sur mes joues, un sentiment de paix fragile m'envahit. Je sens la chaleur de son corps me réchauffer, son souffle régulier contre ma nuque. Le sommeil finit par me gagner, et je m'abandonne à ses bras, bercée par le doux rythme de son cœur.
Le lendemain matin, les premiers rayons du soleil filtrent à travers les volets de la chambre. Je m'étire langoureusement, me remémorant les événements de la nuit. Un léger mouvement à côté de moi me tire de mes pensées. Zéphyr est déjà éveillé, son regard posé sur moi avec une intensité qui me fait rougir. Il me sourit doucement :
- Tu as bien dormi ? demande-t-il.
Je hoche la tête timidement, incapable de détacher mes yeux des siens. La nuit a effacé la fatigue de son visage, laissant place à une expression déterminée.
- Je suis sincèrement désolée pour hier soir, dis-je. J'ai appris à être forte, mais je me suis laissée envahir par les émotions. Ça n'arrivera plus, j'ai vraiment honte de moi.
Zéphyr me regarde avec bienveillance :
- Tu ne devrais pas avoir honte. Ce qui t'est arrivé est épouvantable, tu as toutes les raisons du monde d'avoir craqué... Tu devrais plutôt avoir honte de m'avoir reluqué pendant que je me changeais.
Je reste sans voix, une chaleur intense envahissant mon visage. Mortifiée, je le repousse de la main. Zéphyr éclate de rire, le son résonnant contre les murs de la chambre.
- Je n'en étais pas certain, mais maintenant je le suis !
- C'est... Je...
Je me retourne et enfonce un oreiller sur ma tête. Il se penche au-dessus de moi et retire doucement le coussin, son regard bienveillant captant le mien.
- Ne t'inquiète pas pour ça.
Il me caresse la joue du bout des doigts, me coupant le souffle, ses yeux s'attardent sur ma bouche. Puis, avec une forte inspiration, il se lève.
- Il est temps d'y aller. Lior doit être impatient de nous retrouver.
Sur le chemin du retour, une gêne palpable s'installe entre Zéphyr et moi. Les souvenirs de la nuit dernière, où je me suis blottie contre lui, se mêlent aux révélations de ce matin, faisant naître une rougeur sur mes joues. Je le surprends à m'observer du coin de l'œil, un sourire amusé aux lèvres, tandis que son regard se perd par la fenêtre. J'ai l'impression qu'il peut lire en moi comme dans un livre ouvert, perçant mes pensées les plus secrètes.
- Tu perds souvent le contrôle de tes pouvoirs ? je demande, curieuse de percer le mystère qui l'entoure.
Il se tourne vers moi, semblant revenir à la réalité :
- Pardon ? Jamais. Pourquoi ?
- Oh, c'est juste qu'après ce qui s'est passé hier chez Rosemary, j'ai cru qu'une tornade allait se déchaîner dans son salon, je réponds en riant nerveusement.
Un sourire énigmatique se dessine sur ses lèvres :
- Je contrôlais parfaitement la situation, j'étais juste... fou de rage. Et non, pour la tornade, je n'ai pas autant de pouvoir.
Une pointe de tristesse dans son regard me touche :
- Ça doit être terrible d'avoir le pouvoir de tout ravager comme ça.
Il baisse les yeux un instant, comme s'il cherchait les mots justes :
- Chez les faës, nos pouvoirs sont liés à nos familles, nous les héritons par le sang. Nous avons toujours pu contrôler le vent depuis des générations dans notre lignée. Nos pouvoirs sont plus ou moins puissants. Les miens sont assez faibles comparés à ceux de ma mère ou de mon oncle. Il arrivait à ma mère de provoquer des tempêtes quand elle se disputait avec mon père, dit-il avec un sourire mêlé de nostalgie et de douleur. Il ne faisait pas le malin à ce moment-là.
- Ça a été un problème pour toi d'avoir des pouvoirs moins puissants que ta mère ? je demande, intriguée.
- Pas du tout, au contraire. Ma mère en était même heureuse, ça m'épargnait une vie bloquée au palais royal comme pion dans l'armée. Notre roi s'efforce d'avoir les alliés les plus puissants auprès de lui. Ma mère et mon oncle en faisaient partie, ils étaient frère et sœur, je pense que tu l'as compris.
- Était heureuse ? Ta mère est décédée ?
L'ombre d'une souffrance profonde obscurcit son visage :
- Mes parents ont été assassinés durant une nuit. C'est le fardeau des personnes 'trop' puissantes, elles suscitent la peur et risquent d'être éliminées. Mon père n'avait aucun pouvoir, mais ils ne l'ont pas épargné non plus. Peut-être a-t-il tenté de protéger ma mère, ou peut-être a-t-il croisé son assaillant... Je ne sais pas. J'avais seulement 15 ans, je dormais dans la pièce à côté, mais j'ai probablement été épargné car je n'étais pas assez puissant... Mon oncle s'est occupé de moi par la suite.
Ma gorge se serre devant l'ampleur de son chagrin :
- Le meurtrier de tes parents a été retrouvé ?
Il secoue la tête, ses yeux reflétant une sombre résignation :
- Non, mais il devait être proche d'eux, pour savoir que j'étais trop faible et ne présentais aucune menace... J'ai perdu mes parents, mon oncle et mon épouse en quelques années. Lior est tout ce qui me reste. La vie ne m'a pas épargné non plus.
Mes propres yeux s'embuent d'émotion :
- Je suis sincèrement désolée, Zéphyr. C'est une série de tragédies que tu as traversées.
Le carrosse continue son chemin, le paysage défilant lentement devant nous. Nous ne devrions pas tarder à arriver, mais le temps semble s'étirer comme s'il se jouait de notre impatience. Ces deux jours ont été éprouvants, marqués par une succession d'épreuves et de moments difficiles. Mais alors que nous approchons de notre destination, une question persiste dans mon esprit :
- Et pour Lior, tu penses qu'il pourra hériter de ton pouvoir ? Est-ce qu'il pourra être aussi puissant que ceux de ta mère ?
- Je ne sais pas, répond-il avec un sourire triste. Peut-être que son quart de sang humain l'empêchera de développer le moindre pouvoir. Je n'ai personne à qui poser cette question !
- À quel âge pourrait-il manifester ses pouvoirs ?
- Ça dépend de chacun. Mon pouvoir a débuté quand j'avais 9 ou 10 ans. Ma mère, c'était bien plus tôt. Mais les pouvoirs restent assez rares pour les faës. C'est pour ça que je me méfie, le roi surveille toutes les lignées. Je n'aimerais pas qu'il jette son dévolu sur Lior s'il développe un pouvoir, surtout qu'il n'a plus ni ma mère ni mon oncle pour le protéger. Ils étaient des atouts dans son armée. Signale-le-moi si tu t'aperçois de quoi que ce soit, tu veux bien ?
- Bien sûr.
Nous nous sourions, un lien silencieux se tissant entre nous, et nous laissons le paysage défiler, portant en nous l'espoir d'un avenir plus serein.